Meurtre d'Alexia Daval : accident ou féminicide, les mots qui claquent dans les médias

Des images et des mots. Un "homme en larmes", "la deuxième victime", "sous pression", "par accident"... Trois mois après le meurtre en France d'Alexia Daval, son mari passait aux aveux. Trois ans plus tard s'ouvre le procès d'une affaire présentée comme un "drame conjugal" ou un "drame de l'amour". Verdict : 25 ans de réclusion criminel pour Jonathan Daval. Retour sur le traitement médiatique d'un féminicide.
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Alexia Daval
Alexia Daval tuée par son mari, sans doute le 28 octobre 2017.
Cliché de la Gendarmerie Nationale française via AP
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Trois ans après le meurtre de sa femme Alexia, l'heure de vérité a sonné le 16 novembre 2020 pour Jonathann Daval, appelé à comparaître devant la Cour d'assises de la Haute-Saône pour répondre d'un crime qui avait bouleversé la France en pleine vague #MeeToo. Terriennes mettait alors l'accent sur les effets bénéfiques de ce mouvement et sur la prise de conscience de l'importance des mots employés quand il s'agit, pour les médias, de parler des femmes, et plus particulièrement des violences faites aux femmes.

Lors d'un entretien avec Michèle Leridon, directrice de l'information de l'AFP, troisième agence de presse mondiale, celle-ci nous expliquait que désormais, dans la "bible" de l'agence, étaient clairement éradiqués les termes tels que "crime passionnel", "drame conjugual", "drame de l'amour" et que désormais il serait écrit "accusatrice" dans les dépêches et non plus "victime présumée" dans le cas d'une affaire de violences faites à une femme.

Un crime est un crime

Alors bien-sûr il y a eu procès. Celui de Jonathann Daval. La justice a fait son travail, comme le dit la formule, c'est elle qui a le dernier mot : 25 ans de réclusion criminelle. Mais les mots déjà, il y en a bien trop. Provoquant colère et dégoût, non pas en raison des faits, qu'il nous est impossible bien évidemment de commenter ici, mais à cause de ce déluge médiatique qui a inondé en quelques heures les écrans et les ondes.

Une opération médiatique paraissant parfaitement orchestrée par l'avocat de la défense, dès l'annonce des aveux de l'informaticien de 34 ans. Aussitôt aidée et relayée par l'immense caisse de résonnance offerte par les principales grandes chaînes, radios, sites d'info en continu, et reprise dès le lendemain par la presse écrite. Une tribune offerte pourrait-on dire, des micros et plateaux tv à volonté, ou l'on entend en boucle un argumentaire apparemment bien préparé par une défense déjà en plaidoirie, en vue d'un procès qui pourtant n'aura pas lieu avant des mois.
 
En boucle aussi « l'émotion » du mari éploré que l'on voit en larmes dans des images d'archives, ce mari qui a tué « par accident », qui « regrette », mais qui en fait est la « deuxième victime», car de « fortes tensions régnaient dans le couple ». On apprend même que l'épouse, oui, celle dont le corps a été retrouvé carbonisé, prenait un traitement hormonal pour tenter d'avoir un enfant, ce qui « provoquait chez elle des crises ». Vous savez bien ces hormones...
 
Et puis encore, comme le dit ce psychanalyste, sur les ondes de Sudradio, le mari « vit quand même un deuil, on ne peut le nier » .
 
« Alexia avait une personnalité écrasante, il se sentait rabaissé, écrasé. À un moment, il y a eu des mots de trop, une crise de trop, qu'il n'a pas su gérer », dit l'avocat, entend-on à hue et à dia.

Entendu également lors de la diffusion en direct de la conférence de presse de l'avocat des parents d'Alexia Daval, un journaliste posant cette question : « les violences infligées par Alexia à son mari Jonathann pourraient-elles constituer des circonstances atténuantes ? ».

#Victimblaming ou comment rendre la victime coupable

Voilà tout simplement ce qu'on appelle du victim blaming, autrement dit, comment rendre la victime coupable par une justification du meurtre, comme ici, en utilisant un aspect de sa personnalité. Terme repris sur Twitter par Marlène Schiappa, la secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes.
 
Interpellée sur cette prise de position, elle devra même s'en expliquer, voire se justifier. On remarquera d'ailleurs le sous-titre qui figure sous son nom à l'écran ministre ou militante ? . Voici donc sa réponse.
 
« C'est extrêmement dangereux de relayer ça. En disant ça, on légitime les féminicides, on légitime le fait que tous les trois jours, il y a une femme qui soit tuée sous les coups de son conjoint (...). Elle avait une personnalité écrasante, elle était trop exigeante, elle s'habillait de façon trop aguicheuse... Il y a toujours une bonne excuse, ça suffit ! », s'insurge la secrétaire d'Etat.
 

Sur Facebook, Karine Plassart, militante féministe, co-fondatrice de la branche d'Osez le féminisme à Clermont-Ferrand, à l'origine de la première mobilisation qui a abouti à la grâce présidentielle de Jacqueline Sauvage en janvier 2017, dénonce une « banalisation et une société complice des violences masculines ».

Sur le site Arrêt sur images, Daniel Schneidermann nous propose son analyse :
« C'est à propos de ce meurtre-là, que Ruth Elkrief, de sa cellule de crise permanente, demande en duplex au maire d'un village voisin, s'il était au courant de "tensions dans le couple" (...) Un représentant de la "fondation des femmes", sans doute appelé en catastrophe, appelle à "ne pas oublier les femmes victimes de violences". Une ancienne procureure rappelle sans rire que le mari, dont on débat à l'antenne depuis des heures, et dont l'écran partagé diffuse non-stop des images en larmes, lors de l'enterrement de sa femme, est présumé innocent. Aucun de ceux-là ne sait rien des rapports entre le mari et la femme, ni de la manière dont le mari a tué sa femme. Mais ils sont tout de même rassemblés là, au rendez-vous des parleurs de rien, parce que quelqu'un (mais qui ?) a décidé que cette affaire dont on ne sait rien serait le sujet du jour ».

Jamais jusqu'à aujourd'hui, le mot dièse #LesMotsTuent n'a pris autant son sens. La créatrice de ce Tumblr, la blogueuse et militante féministe Sophie Gourion tient à faire ce rappel. 
 
 
Il n'y a pas de "meurtre de joggeuse". Il y a des femmes tuées par des hommes.
Agathe Ranc, journaliste
La journaliste Agathe Ranc, du Nouvelobs dénonce l'utilisation du terme "joggeuse" encore entendu aujourd'hui pour désigner Alexia Daval : « Cela nous montre une fois de plus combien il est facile pour les médias de se ruer dans le scénario lisible, linéaire, de la "joggeuse tuée". 'Encore un meurtre de joggeuse. Il est dangereux d'aller courir quand on est une femme', dira-t-on, dépolitisant et réduisant à une question de sécurité individuelle le fait de société que constituent les violences contre les femmes. Il n'y a pas de "meurtre de joggeuse". Il y a des femmes tuées par des hommes. »

« Il ne s'agit pas de nier le fait qu'une femme puisse être agressée dans la rue ou dans les bois où elle court. Qu'elle puisse avoir peur dans un espace public encore trop masculin. Cette peur existe. Mais il s'agit de réaliser qu'écrire "meurtre de joggeuse" a autant de sens qu'écrire "meurtre de femme portant des chaussures" ou "meurtre de femme vêtue d'un tee-shirt en été"», écrit encore très justement la journaliste, et d’ajouter, « Ce qui est dangereux, c'est de préférer demander à une femme de ne pas sortir de chez elle plutôt qu'à un homme de ne pas agresser ou tuer une femme. De le répéter à longueur d'articles anxiogènes et culpabilisants, par facilité. »
 

La militante Hafida Mrabet, présidente de Vie féminine regarde depuis la Belgique ce déferlement médiatique et pointe du doigt les termes utilisés.
 
 
On continue de traiter les violences faites aux femmes comme des faits divers  !
Martine Simonis, AJP, Association des journalistes en Belgique
La Belgique, où cette actualité fait écho. Les journalistes y mènent, comme en France, une réflexion concernant le traitement médiatique des informations concernant les violences faites aux femmes. Pour Martine Simonis, Secrétaire générale de l’AJP, Association des journalistes professionnel.les en Belgique, jointe par téléphone : « On continue de traiter les violences faites aux femmes comme des faits divers s'ajoutant les uns aux autres, du coup on manque l'explication de base de ce phénomène. Ces informations doivent être présentées comme un grave problème de notre société. Les associations de lutte contre les violence le disent : le traitement médiatique qui est encore fait actuellement pérénise voire encourage indirectement les violences contre les femmes. Un traitement différencié permettrait d'avoir une meilleure prévention et d'éviter la banalisation. »
 
Suite à une consultation lancée l'an dernier, bien avant l'affaire Weinstein, l'association des journalistes belges a émis une liste de recommandations. Les trois premières sont les suivantes : ne pas traiter les violences comme des faits divers, être attentif au choix des mots et des images, et éviter la victimisation secondaire. « Une bonne fois pour toutes, les femmes ne sont pas responsables des violences qu'elles subissent, ajoute Martine Simonis, Les auteurs de violences n’ont pas à être excusés par leurs sentiments, que ce soit la passion, l'amour, etc... ni leurs actes minimisés ou traités de manière romantique ».
 
Et nous mêmes à TV5monde ? Exclamation rapportée d'une conférence de rédaction, « c'est un fait-divers, et alors » ? Et alors, nous avons donc choisi ici de mettre en image et en Une de cet article, la photo fournie par la gendarmerie d'Alexia Daval, 29 ans, dont le corps en partie calciné, a été retrouvé caché sous des branchages dans un bois en Haute-Saône, le 30 octobre 2017.
 

#Yapasquelesmotsquituent
#YaduBoulot