Mexique : Eva Lescas s’empare de l’art pour perpétuer la tradition aztèque

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Mexique : Eva Lescas s’empare de l’art pour perpétuer la tradition aztèque
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Jadis point stratégique de la civilisation aztèque, Xochimilco est, depuis des décennies, une destination touristique pour Mexicains et étrangers. Avec des chants, des poèmes et de l’humour, Eva Lescas veut transmettre la culture de ses ancêtres et offrir aux visiteurs plus qu’une balade truffée de clichés.
En cette matinée d’hiver ensoleillée, les trajineras voguent paisiblement sur les canaux de Xochimilco, au sud de Mexico. Ces petites vedettes multicolores peuplent les 170 km de ce dédale de voies d'eau jalonnées d’îlots flottants appelés chinampas. Le sourire accroché aux lèvres, des fleurs dans les cheveux et un châle sur les épaules, Eva Lescas saute d’embarcation en embarcation, à la recherche d’oreilles curieuses et attentives.

Elle se fait appeler Apapalotl, ou papillon en nahuatl, la langue des aztèques. Dans cette civilisation, le papillon est le symbole de l’âme ou du souffle de la vie. Cela fait plus de trois ans que l’artiste se produit sur cette scène improvisée. En 2010, cette mère de trois enfants se retrouve sans emploi. "Quelles sont mes ressources pour m’en sortir ? s’interroge-t-elle. Eh bien moi-même, mon amour pour le théâtre et mes histoires." C’est ainsi qu’elle crée un tout nouveau métier : gardienne de la mémoire de Xochimilco, la Venise mexicaine.
 
Spectacle dans un jardin fleuri

Pour trouver son public, elle va le chercher là où il est, assis sagement sur les petits bancs dont toutes les trajineras sont équipées. Parée de son habit de fête, Eva Lescas atterrit sur les gondoles version aztèque. "Puis-je vous raconter l’histoire des illustres Xochimilcas, ceux qui ont bâti cette ville flottante ?", demande-t-elle aux passagers distraits. L’artiste a une chance sur deux de présenter son spectacle de quinze minutes environ. La concurrence est inexistante dans son domaine qu’est la poésie, néanmoins, elle doit puiser dans son inventivité pour attirer l’attention des touristes sur-sollicités. Entre les mariachis, les vendeurs de plats traditionnels, de bière et de souvenirs, il n’est pas toujours aisé de capter l’attention des touristes.

Cette fois-ci l’accueil est chaleureux, la représentation démarre illico : "Je suis un papillon, je vole de fleur en fleur…" Ce papillon, qui se sert de son propre costume pour la mise en scène, remonte aux origines légendaires de Xochimilco : "Les Dieux ont offert un milieu fertile aux nouveaux occupants de ce territoire. Les divinités leur ont montré qu’ils pouvaient vivre sur les îlots, y cultiver des fleurs et devenir un peuple prospère. Xochimilco veut dire jardin des fleurs." Aujourd’hui encore, ces îlots sont peuplés de serres où poussent fleurs, plantes et légumes.

"On raconte, poursuit la narratrice, que ces canaux était habités par un serpent à deux têtes, une rouge et une jaune. Il s’appelle Maquizcoatl. Les trajineras représentent ce serpent…" Apapalotl ponctue son récit d’intermèdes poétiques et de chansons en nahuatl. Elle ne parle pas couramment cette langue, mais s’efforce de la maintenir vivante. Enchantés, les spectateurs applaudissent, ils avouent être surpris de cet intermède culturel au milieu de l’ambiance de fête qui règne sur ce site. C’est le seul endroit au monde où il y a des fêtes 365 jours par an, entre les saints et les commémorations, il y a de quoi faire.
 
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Conjurer l’oubli

La version des historiens est moins féérique, mais tout aussi mythique. Autour du Xème siècle, les premiers habitants se sont installés autour du lac, qu’ils ont transformé par la suite en un réseau de canaux. Grâce à ce système, ils pouvaient acheminer jusqu’à Tenochtitlan (la capitale de l’empire aztèque) les fleurs et les primeurs cultivés sur les îlots. Le centre névralgique de l’empire gît aujourd’hui sous le centre historique de Mexico. Si le site reçoit des milliers de visiteurs par an, nombreux sont les Mexicains qui ne connaissent pas les histoires (officielles ou fantasmées) qui font partie du patrimoine du "jardin de fleurs". C’est justement cet oubli que tente de conjurer Eva Lescas, qui minimise son rôle : "Ces histoires font partie de moi, j’ai grandi ici, j’habite ici, j’élève mes enfants ici. Les contes et légendes sont ma vie, mon héritage. C’est normal de vouloir les transmettre." Née il y a un peu moins de quarante ans, à deux pas des quais où accostent les embarcations, elle n’a jamais quitté les parages. Fière habitante de Xochimilco, cette saltimbanque habite encore l’un des dix-huit villages composant cette sous-préfecture (delegación) de la capitale mexicaine.
 
"Je suis ma propre patronne"

Rémunérée aux pourboires, Eva Lescas dépend de la bonne volonté des touristes. De cinquante pesos en cinquante pesos (3 euros environ), elle arrive à mener à flot son projet. Un spectacle qu’elle adapte aussi à des scènes moins mouvantes, puisque la comédienne se produit aussi dans de petites salles, souvent à la demande de spectateurs rencontrés sur les trajineras.

Loin des canaux, cette femme pétillante joue aux côtés de son mari, tandis que l'un de ses fils se charge du son et de l’éclairage, et que le reste de la fratrie s’occupe des décors. C’est que la curiosité artistique est une affaire de famille : l’un dessine, l’autre chante ou écrit des poèmes. Sa petite entreprise semble la satisfaire pleinement : "Tu es admirable, me dit ma fille, non seulement tu as réussi à créer ton propre emploi. Mais tu fais également ce que tu aimes. Ses mots me remplissent de fierté et je me dis qu’elle a raison, je me sens libre."

Son parcours artistique a commencé au Centre culturel Virginia Fabregas, une école de théâtre de la capitale. Depuis, l’actrice virevolte entre des scènes plus ou moins confidentielles et des centres culturels, toujours en saupoudrant ses créations d’histoire précolombienne du Mexique. Fidèle à sa passion, la conteuse a réussi à imposer sa présence dans les îlots et à faire passer son message de conservation de la culture de Xochimilco, déclaré patrimoine de l’humanité par l’ONU en 1987.

"J’ai réussi à trouver un métier qui me convient vraiment car il est très difficile de concilier ma vie professionnelle avec ma vie personnelle, explique-t-elle. Quand un enfant tombe malade, les deux autres tombent malades aussi, les employeurs ne sont pas très tolérants avec les absences. Ici c’est moi qui décide de mes horaires. Je suis ma propre patronne. C’est le rêve !"
 
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