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De 1993 à 2013, 1441 meurtres de femmes ont été commis à Ciudad Juarez, selon le centre universitaire Colegio de la Frontera Norte, qui se base sur des statistiques officielles. Les deux tiers de ces féminicides ont été perpétrés après 2008. Une centaine de dossiers de disparitions de jeunes filles restent ouverts auprès du Parquet spécialisé dans les crimes contre les femmes. Et le phénomène s’aggrave de jour en jour : six adolescentes de 13 à 16 ans ont disparu durant les deux premiers mois de 2016. Les fugues ont été écartées. L’hypothèse de captures par les réseaux criminels, dont l’existence a été démontrée, qui exploitent sexuellement des jeunes filles avant de les liquider, est prise au sérieux.
«Nous enquêtons, et les autorités, elles, perdent les indices que nous leur apportons», affirme Anita Cuellar, mère de Jessica, disparue à 16 ans en 2011. En ce jour de février, Anita participe avec d’autres mères à la célébration de l’anniversaire d’une jeune femme disparue, devant le bâtiment du Parquet spécialisé. Pointant le bâtiment aux vitres bleutées, elle accuse :
Le seul résultat qu’on nous présente, ce sont des corps. Les autorités recherchent nos filles mortes, et non pas vivantes.
Anita Cuellar, mère d'une disparue
Si les féminicides touchent le Mexique tout entier, les sites de Campo Algodonero, Lote Bravo, Lomas de Poleo et Arroyo Navajo exposent la spécificité du drame de Juarez : les féminicides en série, la traite et la prostitution forcée des jeunes filles. Dans ces endroits, des fosses clandestines ont été découvertes, contenant les corps de dizaines de jeunes filles. A Arroyo Navajo, une plaine désertique, des restes correspondant à 24 corps ont été localisés entre 2011 et 2015. Des adolescentes enlevées à la même époque apparaissent mortes au même endroit.
Un procès qui s’est tenu l’an dernier contre six hommes a permis d’établir la responsabilité des Aztecas, un cartel local. Mais les associations civiles estiment que la justice n’a pas atteint les hauts responsables de ce réseau de traite, ni les autorités qui les protègent. «Ce procès a servi de prétexte pour boucler le dossier, explique l’avocat Santiago Gonzalez. Or les témoignages ont mis en évidence la complicité de policiers fédéraux et municipaux, ainsi que de militaires, avec les assassins. Le réseau n’a pas été démantelé, sa structure est intacte, donc les féminicides peuvent encore augmenter.»
Selon tous les spécialistes, seules la corruption et l’impunité peuvent expliquer que les féminicides et disparitions se perpétuent dans le temps. En 2009, une sentence historique de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme pointait la responsabilité des autorités mexicaines, condamnant les négligences commises lors des enquêtes. Les exemples abondent. Susana Montes se souvient avec effroi que les responsables du parquet lui avaient restitué, en 2011, les restes de sa fille en commettant une terrible bévue. «Seule la tête était d’elle, les autres ossements venaient d’un autre corps», raconte-t-elle. Guadalupe, 16 ans, avait disparu du centre-ville en 2009, et ses restes avaient été localisés à Arroyo Navajo. Récemment, Susana s’est vue rendre les côtes de sa fille. «Os par os, c’est comme cela que je récupère mon enfant», dit-elle, accablée.
«Nous ne pouvons pas minimiser les problèmes», admet Irma Casas, coordinatrice du Centre de justice pour les femmes, une institution créée en 2012, en même temps que le Parquet spécialisé sur les délits contre les femmes, pour dédier une attention spécifique aux féminicides. «Il y a eu des avancées tout au long de ces années. Désormais, nous révisons régulièrement les dossiers. Mais il y a énormément de disparitions et, bien entendu, ce n’est pas aux mères d’enquêter», déclare cette responsable.
«La violence structurelle contre les femmes ne peut être combattue, car il y a un système politique qui refuse de reconnaître le problème», analyse Gabriela Reyes, psychologue spécialisée dans l’assistance aux familles des victimes. Durant des années, les responsables politiques ont tenté de minimiser le phénomène, ergotant avec frivolité sur les jeunes femmes portant des minijupes, consommant de l’alcool et excitant leurs agresseurs. Il y a un an, l’ancien maire Enrique Serrano qualifiait les féminicides de «légende noire».
Alors, les mères peignent sans relâche ces croix noires sur fond rose. Comme à la veille de la visite du pape François à Ciudad Juarez le mois passé. Les autorités s’étaient empressées de les recouvrir d’une autre couche de peinture. Dans ces taches grisâtres transparaît aujourd’hui le contour de ces persistantes croix noires. Et la volonté d’occulter, à tout prix, la réalité des féminicides.