Fil d'Ariane
Terriennes a rencontré Blachette et Rokhaya Diallo pour parler de M'Explique Pas La Vie, Mec ! Rencontre virtuelle, confinement oblige, mais édifiante :
Terriennes : Comment est née l'idée de traiter ce sujet du mansplaining, ou "mecsplication" en bon français ?
Rokhaya Diallo : L'idée m'est venue d'une conversation avec mon éditrice, Sophie Chédru, qui me disait qu'elle lançait une collection de livres destinés à outiller les femmes dans différentes circonstances de la vie. Très rapidement, il m'est apparu que je voulais parler de la prise de parole des femmes dans l'espace public, parce que c'est une situation qui me concerne directement. Nous avions quelques idées d'illustratrices, mais comme je travaillais déjà avec Blachette, je lui ai proposé de me rejoindre dans cette aventure. C'est comme cela que nous avons commencé à travailler ensemble sur cette BD.
Blachette : C'est un sujet qui me touche aussi - bien sûr, il touche toutes les femmes, mais j'y suis particulièrement sensible. J'ai tout de suite dit oui.
Terriennes : Pourquoi une BD ? Quelle était l'idée de base ? Une sorte de brochure hyperdétaillée, comme celles que l'on trouve dans les salles d'attente des médecins ?
Rokhaya Diallo : Je n'avais pas vu les choses ainsi... Disons que j'aime beaucoup la bande dessinée. Cet album est mon deuxième. Le mansplaining est un sujet sur lequel on pourrait écrire un essai, mais j'avais envie de rendre notre propos accessible au plus grand nombre, à toutes les tranches d'âge, et de proposer un outil à la fois humoristique, engagé et pédagogique - ou tout simplement qui fasse écho à la vie quotidienne. Ce que j'aime, chez Blachette, c'est justement cette capacité qu'elle a de raconter le quotidien.
Blachette : Le fait de travailler en format BD, et pas 100 % écrit, suscite davantage d'intérêt. C'est plus ludique et cela permet à tout le monde de se reconnaître dans toutes les scènes dessinées, ou du moins plus facilement.
Terriennes : Il y a des "trucs" dans votre BD pour remettre à leur place ces hommes donneurs de leçons, que vous appelez "JP", et puis des astuces pour aider les femmes à se dégager de ces situations. L'aspect pédagogique était-il primordial pour vous ?
Rokhaya Diallo : Nous n'avons pas forcément imaginé quelque chose de pédagogique, mais plutôt un outil pour reprendre le pouvoir. Nous voulions que les femmes sortent de la lecture de cette BD avec de la force, en se disant : "Je peux reprendre la main sur des situations qui m'échappent, lorsque l'on essaie d'invisibiliser ma voix, mon propos, voire ma physionomie". L'idée était plus de faire un livre avec un concentré de nos méthodes pour reprendre la main lorsqu'on est dépassées par des situations de sexisme.
Blachette : Nous n'avions pas prétention de faire un guide à 100 %, mais plutôt de donner des tips, de retranscrire en dessins des scènes du quotidien. De fil en aiguille, on est arrivées tout naturellement à proposer des solutions pour sortir de ces situations et contrer le fameux "JP-je-sais-tout". Et ce pauvre JP qui n'est pas au courant de ce qu'il fait ! C'est justement ça, son problème.
Terriennes : Il faut l'aider ?
Rokhaya Diallo : Non, il faut juste qu'il se taise... (rires)
Blachette : Quoique... Si, il faut aussi l'aider. Cette BD n'est pas que pour les femmes, mais pour tous les publics, pour permettre aux hommes de se déconstruire, de comprendre comment rompre avec certains manies.
Rokhaya Diallo : Les hommes doivent se saisir de cette question, je suis d'accord, mais ce n'est pas notre rôle de les éduquer. Je trouve cela cool, pourtant, que la BD existe et que des hommes aussi puissent s'en emparer. C'est chouette que des hommes soient volontaires pour se déconstruire. C'est un bonus, pour nous.
Il me demande, surpris, ce que sont les orgasmes multiples. Je lui explique, il me dit "mais ça n'existe pas". J'insiste. Il me dit alors "mais c'est pas un orgasme ça". Et se met à m'expliquer ce que c'est qu'un orgasme """féminin""".#mexpliquepaslaviemec
— Ankou (@Anencephale) November 11, 2020
Blachette : Nos scènes ne sont pas du tout de la fiction. Ce sont des témoignages, du vécu personnel, de notre entourage ou de ce qu'on a pu voir sur les réseaux. Les témoignages des femmes via le mot-dièse ne font que confirmer ce que nous avons étudié et documenté pendant un an. C'est une encyclopédie qu'on aurait pu faire, tant il y a à dire...
Terriennes : Autant les femmes se reconnaissent, autant il y a encore beaucoup de résistances des hommes ?
Rokhaya Diallo : Ce dont on se rend compte, c'est qu'il y a encore trop d'hommes qui tiennent à dire "Moi, je ne suis pas comme ça. Nous ne sommes pas tous comme ça". On ne va quand même pas féliciter les hommes parce qu'ils se comportent bien ! Ce n'est pas un sujet. On ne va quand même pas leur dire "bravo, vous n'avez pas opprimé de femme aujourd'hui." Ce n'est pas notre propos. Ce qui nous intéresse, c'est de décrypter les situations où cela se passe mal. Au lieu de vouloir se remettre au centre de la conversation pour dire "moi, je me comporte bien", ils devraient se dire "qu'est-ce que je pourrais faire pour que tout le monde se comporte correctement ?". C'est plus constructif.
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Terriennes : Vous n'êtes pas de la même génération, l'une et l'autre. Est-ce que ça compte dans la manière dont vous abordez ces questions ?
Rokhaya Diallo : Mon ressenti, c'est qu'il y a une manière d'aborder le féminisme qui est beaucoup plus décomplexée chez les jeunes. Il y a plus de résistances dans ma génération, celle des quadras. Blachette a la vingtaine, et chez les femmes qui ont moins de trente ans, voire moins de vingt ans, on sent une sensibilisation plus importante au féminisme, y compris dans la déconstruction de comportements quotidiens. Il y a aussi une banalisation du savoir que nous n'avions pas quand j'étais plus jeune, puisque nous n'avions pas Instagram, ni autant de podcasts. Aujourd'hui, le savoir est beaucoup plus disponible et se diffuse beaucoup mieux auprès des jeunes générations.
Blachette : Les réseaux sociaux permettent de déconstruire et d'apprendre. Pour le mansplaining, par exemple, nous n'avions pas de terme, en français, pour désigner le phénomène. On le voyait, mais on n'avait pas de mot à poser dessus. Twitter et les réseaux permettent de s'instruire d'une manière qui, certes, touche toutes les générations, mais ma génération et les suivantes sont tellement connectées et instruites plus tôt qu'elles sont plus impliquées dans ces sujets.
Blachette : la passion dessinatrice
Née le 17 mai 1991 à Royan, en France, Camille Blache, alias Blachette, grandit à Perpignan, la ville d'origine de son père, entourée de trois frères. "Dès mon plus jeune âge, j’aimais résumer en mini BD mes journées ou les films que je regardais à la télé, se souvient-elle. Mes parents ont d’ailleurs récemment retrouvé une mini BD datant de 2000. J’avais donc 9 ans. J’aimais bien aussi caricaturer des scènes sur un bout de papier en classe et faire passer le dessin à mes camarades, même si une fois sur deux, je me faisais attraper."
A 23 ans, la jeune femme part faire des études de commerce à Paris. Devenue cheffe de projet événementiel dans une startup parisienne, elle décide rapidement de tout lâcher pour se consacrer à 100 % à sa passion : le dessin. "Je me suis lancée dans les BD sur Instagram en 2015, par pure passion, et j’ai commencé à avoir des contrat dès 2017.
Terriennes : L'époque est importante dans la compréhension de ces questions. Mais au-delà, les femmes de 35/45 ans sont-elles de la génération "endormie", de celles qui pensaient que tout était gagné en matière de féminisme et qui doivent maintenant se remettre en question ?
Rokhaya Diallo : Je suis de cette génération-là et je me suis engagée assez jeune dans le féminisme - moi je n'était pas endormie - mais c'est vrai que je me sentais assez isolée. Quand j'avais 20 ans, se dire féministe, c'était perçu comme quelque chose d'agressif et potentiellement pitoyable. Peu de femmes avaient le courage de revendiquer le féminisme, car ce terme était lourd de stéréotypes négatifs : on imaginait des femmes violentes, aigries, aggressives...
J'ai senti le terme se démocratiser. Beyoncé a beaucoup fait pour cela, avant même le mouvement #metoo, lorsqu'elle a fait inscrire le mot "feminist" en lettres de lumière pendant ses concerts. C'est la première fois que je voyais ça : des milliers d'adolescentes au stade de France qui criaient "Je suis féministe" ! C'était une révolution pop, certes, mais une vraie révolution, dans la mesure où le terme devenait "cool" alors qu'il ne l'était pas auparavant. Aujourd'hui, il est moins intimidant de se dire féministe pour les jeunes femmes. Socialement, c'est moins humiliant. Au début des années 2000, quand on était féministe, on était une pauvre fille.
Blachette : Ce sont des retours que j'ai aussi de copines ou de grandes soeurs. Je ne dis pas que notre génération échappe aux commentaires négatifs non plus, au contraire, mais je pense qu'il y a une sororité qui est plus forte. On a plus tendance à revendiquer notre féminisme et si on veut taper du poing sur la table, on tape du poing sur la table.
Il y a chez les jeunes hommes beaucoup de masculinistes très virulents à l'égard des femmes
Rokhaya Diallo
Rokhaya Diallo : Il ne faut pas non plus idéaliser les jeunes générations. C'est parmi les jeunes qu'on entend parler de féminazies. Il y a aussi chez les jeunes hommes beaucoup de masculinistes très virulents à l'égard des femmes, qui pensent que les femmes sont à l'origine de leur célibat ou de leur solitude. C'est quelque chose qui existe aujourd'hui de façon plus structurée et que l'on avait pas dans notre génération, du moins pas sous cette forme.
Terriennes : Il vous a fallu sortir de ce complexe pour avancer et trouver un nouvel élan par rapport aux générations de femmes comme Gisèle Halimi, par exemple.
Rokhaya Diallo : Dans les années 1970, il y a eu un mouvement qui a donné un sentiment collectif à la génération de nos mères. Et puis notre génération a eu l'impression qu'elles avaient tout acquis et qu'il n'était plus nécessaire de se battre. Nous avons grandi dans cette illusion.
Aujourd'hui, les revendications ne sont plus isolées, parce que les réseaux sociaux donnent un écho aux observations individuelles. Nous, même si on avait des observations, on n'avait pas les moyens de les faire connaître en se connectant de façon aussi large qu'aujourd'hui à d'autres femmes qui pouvaient faire écho à nos ressentis. Aujourd'hui, on peut être isolée, mais provoquer des réactions et bâtir une communauté en postant sur Instagram.
Blachette : Les générations précédentes n'avaient qu'une image du féminisme : le féminisme blanc, dans lequel beaucoup de femmes ne se reconnaissaient pas. Elles ne voulaient pas se revendiquer féministes parce qu'elles n'avaient que cette image. Maintenant, le féminisme est plus inclusif, c'est très important. Les réseaux jouent un rôle important pour dire qu'il n'ya pas qu'un seul féminisme.
Terriennes : Le temps est votre allié ?
Rokhaya Diallo : Le temps joue en notre faveur, mais c'est la vigilance qui est notre alliée. Il y a toujours des "backlashes". Une féministe qui s'appelle Susan Faludi a théorisé ce phénomène au début des années 1990 : après les victoires des années 1970, les années 1980 ont vu un retour de bâton pour les féministes, qui ont perdu beaucoup d'acquis sous l'égide du conservatisme d'Etat, notamment aux États-Unis. Notre chance, aujourd'hui, c'est la disponibilité de l'information et d'avoir plusieurs générations simultanément sur les mêmes lignes. Reste que nous avons tout intérêt à ne pas nous trouver dans une situation où l'on nous dise que nous sommes allées trop loin, et qui effacerait les acquis.
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