Fil d'Ariane
Dans son film Mignonnes, Maïmouna Doucouré suit le parcours d'une pré-adolescente parisienne tiraillée entre traditions africaines et modernité numérique. Primé dans les festivals internationaux, le film a aussi suscité une polémique sur l'hypersexualisation des fillettes à l'écran.
Dans son premier long-métrage sorti dans les salles françaises ce 19 août, Mignonnes, la réalisatrice d'origine sénégalaise Maïmouna Doucouré raconte comment Amy, 11 ans, tente d'exister entre les règles d'une famille sénégalaise polygame et la tyrannie des réseaux sociaux et des selfies. Pour s'affirmer face à son père et défier la culture de ses origines, elle rejoint un groupe de copines qui se fait appeler "les mignonnes", dansant le twerk en tenues moulantes, avec force poses sensuelles et provocantes.
Mignonnes fait écho au propre parcours de la réalisatrice de 35 ans, qui a grandi avec sa mère, femme de ménage et commerçante, son père, éboueur, et l'autre épouse de celui-ci, entourée de neuf frères et soeurs, dans un quartier populaire du 19e arrondissement de Paris. Avec ce film, Maïmouna Doucouré explique qu'elle veut inciter les jeunes femmes noires à "faire tomber les barrières mentales" pour se réaliser dans leur vie personnelle et professionnelle.
La télévision c'est une sorte de miroir de la société, mais moi, j'avais l'impression de ne jamais y voir mon reflet.
Maïmouna Doucouré, réalisatrice
Maïmouna Doucouré a découvert le cinéma, non pas dans les salles obscures, mais devant les films d'horreur des années 1990 qu'elle regardait à la télévision avec ses frères. Elle le dit aujourd'hui à l'Agence France Presse : "Petite, je me suis clairement interdite de rêver". Sa mère, se souvient-elle, lui expliquait que le cinéma, ce n'était pas pour elle, puisqu'on n'y voyait jamais de gens qui lui ressemblaient - des femmes noires. "Dans mon enfance, je manquais terriblement de modèles, poursuit la réalisatrice. La télévision, c'est une sorte de miroir de la société, mais moi, j'avais l'impression de ne jamais y voir mon reflet. C'est difficile ensuite pour ouvrir le champ des possibles et des imaginaires".
Trois décennies plus tard, après un crochet par des études de biologie, Maïmouna Doucouré a montré à sa mère qu'elle s'était trompée. Après Maman(s), un court-métrage remarqué et primé, elle commence à se croire "à (sa) place" face à l'accueil chaleureux reçu par Mignonnes dans les festivals internationaux : une mention spéciale du jury à Berlin, après une distinction au festival américain du cinéma indépendant de Sundance. En recevant le prix de la meilleure réalisation à Sundance, aux Etats-Unis, Maïmouna Doucouré, longs cheveux noirs détachés, regard assuré et franc, se dit "plus féminine que jamais" et cite Oprah Winfrey : "On devient ce en quoi l'on croit". Et de lancer : "Mesdames, croyons-y !"
Après une diffusion reportée à cause de la crise sanitaire, le film se classe quatrième en nombre d'entrées parmi les films sortis en France ce 19 août. Ses premiers résultats encourageants sont assombris par la polémique provoquée par la photo choisie par Netflix pour la promotion du film, qui sera diffusé sur la plateforme en ligne en septembre sous le titre Cuties pour le public américain.
L'image montrait les pré-adolescentes, protagonistes du film, en tenues moulantes et dans des poses suggestives. Un visuel bien différent de celui utilisé en France, où l'on voit les mêmes jeunes filles se promener dans la rue en lançant des confettis. L'image choisie par Netflix, en revanche, a valu au diffuseur américain une pétition l'exhortant à supprimer de sa sélection ce fim qui "sexualise une enfant et encourage la pédophilie". Or parmi les centaines de milliers de signataires, combien ont vu le film ?
Pour celles et ceux qui n'auraient pas suivi la polémique au sujet du film de Maïmouna Doucouré, "Mignonnes" ("Cuties") :
— Franciella Paturot-Eustache (@PaturotFrancie1) August 22, 2020
Netflix a fait la promotion du film à l'étranger avec un photogramme représentant les jeunes actrices dans des positions suggestives (à droite). pic.twitter.com/QvAFVdKAGn
Interpellé sur les réseaux sociaux, Netflix a retiré l'affiche controversée. "Nous sommes profondément désolés pour le visuel inapproprié que nous avons utilisé pour Mignonnes/Cuties", a fait savoir la plateforme sur les réseaux sociaux. "Ce n'était ni bien, ni représentatif de ce film français récompensé au festival de Sundance. Nous en avons modifié l'affiche et la description".
We're deeply sorry for the inappropriate artwork that we used for Mignonnes/Cuties. It was not OK, nor was it representative of this French film which won an award at Sundance. We’ve now updated the pictures and description.
— Netflix (@netflix) August 20, 2020
Plutôt que mettre en valeur l'hypersexualisation des très jeunes filles, la réalisatrice questionne cette tendance. Observer à la lumière de sa propre expérience durant son enfance, dénoncer, mais surtout ne pas juger, tel est son propos, explique-t-elle dans une interview à cineuropa : "Le jour où j’ai vu dans une fête de quartier un groupe de jeunes filles de 11 ans monter sur scène et danser d’une façon très sensuelle, avec des vêtements très courts. J’étais assez choquée et je me suis demandée si elles avaient conscience de l‘état de disponibilité sexuelle qu’elles renvoyaient". Pour les nombreux spectateurs qui le défendent, le film de Maïmouna Doucouré réussit précisément le contraire de ce qu'on lui reproche :
Le film #cuties ne sexualise pas les petites filles, il dénonce au contraire cette hyper-sexualisation mais aussi le peu de modèles qu’on leur propose. Un film intelligent & féministe ! #Mignonnes, Maïmouna Doucouré pic.twitter.com/Q3PYCVsXvl
— Caro (@Duchene_Caro) August 22, 2020
Chacun est libre d’avoir un avis sur des cinéastes ou sur des films.
— MarleneSchiappa (@MarleneSchiappa) August 21, 2020
Mais RIEN ne justifie le harcèlement dont #MaimounaDoucoure est la cible, précisément pour les sujets qu’elle interroge lucidement dans #Mignonnes #Cuties.
La liberté de création, c’est pour tout le monde !
Alors que les questions de la diversité et de l'égalité hommes-femmes est plus brûlante que jamais dans le cinéma hexagonal, Maïmouna Doucouré, née en France de parents arrivés dans les années 1970 du Sénégal, se considère comme "une réalisatrice française avant tout... Les choses avancent, j'ai cette sensation d'arriver au bon moment", onfie-t-elle à l'Agence France Presse, heureuse du "carton" de la comédie Tout simplement noir, ou de voir les institutions du cinéma se mettre à oeuvrer pour la diversité - même s'il reste beaucoup à faire.
Se défendant d'avoir voulu, avec Mignonnes, faire "un pamphlet social", cette fan du Britannique Ken Loach ou de l'Iranien Asghar Farhadi admire l'engagement de l'actrice Adèle Haenel et de la réalisatrice Céline Sciamma. Elle garde le souvenir d'une manifestation à leurs côtés, avec les proches d'Adama Traoré, ce jeune homme mort en 2016 après son interpellation par des gendarmes du Val d'Oise.
A partir du moment où on ouvre les imaginaires, dans la réalité, tout devient possible.
Maïmouna Doucouré, réalisatrice
"On a besoin de modèles différents, de faire sauter les barrières grâce à la fiction. A partir du moment où on ouvre les imaginaires, dans la réalité, tout devient possible", juge Maïmouna Doucouré, qui a préparé Mignonnes enceinte de sa petite fille, et a fait "tout le casting avec elle en écharpe de portage", raconte-t-elle.
Maïmouna Doucouré "vient de nulle part", c'est "un symbole de la démocratisation du cinéma, elle n'avait pas du tout de prédisposition dans ce monde qui est avant tout un sport de riche", salue son producteur, Zangro, qui l'accompagne depuis le début, séduit par sa direction d'acteurs et "sa façon de parler la même langue que les enfants".
La réalisatrice est aujourd'hui lancée dans l'écriture de deux autres films, dont l'un devrait rapidement entrer en tournage. "Quand les jeunes filles voient qu'on récolte 400 000 likes en faisant des selfies sexy, elles entrent dans un mimétisme sans vraiment en comprendre le mécanisme. il faut leur proposer d'autres parcours. Des femmes astronautes, présidentes de la République, ingénieures..." Ou bien cinéastes.
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