Fil d'Ariane
Au-delà des controverses soulevées par le contexte de sa parution, Ce qui ne me tue pas, le quatrième volume de Millénium, ne dépare pas dans la série suédoise au succès mondial. Intrigue d'une actualité brûlante, style haletant et personnages à la présence palpable. Autre marque de fabrique : plus encore que dans la trilogie signée Stieg Larsson, dans ce polar-là, les femmes sont moteur.
Dans Millénium, les femmes n'ont pas l'instinct maternel - les enfants les font craquer, mais elles n'ont pas non plus que ça à faire ; elles font de la boxe jusqu'à en cracher leurs poumons ; elles s'écroulent tout habillées dans leur lit après avoir éclusé trop de bière - sans même se démaquiller ; elles mangent des pirojkis au petit déjeuner ; et elles vont au bout de leurs désirs, avec les hommes ou avec les femmes.
Tour à tour, le lecteur fait la connaissance de Gabriella, flic de charme et de haut vol sous les ordres de la cheffe de la police de sûreté suédoise. Lors d'une convention, elle a tapé dans l'oeil d'Alona, responsable à la NSA. L'une et l'autre, comme toutes les femmes de Lagercrantz, ont un sens de la répartie ravageur et tiennent la dragée haute à leurs collègues masculins qui ont le mauvais goût d'outrepasser les bornes. Et pourtant, elles-mêmes ne dédaignent pas de se comporter comme un homme : "Alona fumait des cigarillos, avait une voix grave et sensuelle, et agrémentait volontiers la conversation d'allusions graveleuses." Il y a aussi Sonja l'inspectrice mère célibataire ; Hilda, la psychologue du centre de l'autisme ; Lisa, la ministre de l'Industrie, et bien d'autres encore, à des postes clés et dans des rôles habituellement hypermasculinisés dans la littérature policière. Et surtout, il y Camilla, le personnage maléfique de la sœur de Lisbeth, en chef de gang calculatrice et sans pitié.
Assez vite dans le récit, le lecteur retrouve aussi Erika, rédactrice en chef du Millénium, le journal engagé qui a donné son nom au roman. Elle partage son intimité entre son légitime époux et son meilleur reporter, Mikael Blomkvist. "Quant Lars avait réalisé qu'Erika ne pourrait jamais se passer de Mikael, qu'elle serait toujours tenté de le foutre à poil, il n'avait pas fait de scandale ni menacé de s'installer en Chine avec sa femme."
Mais le personnage qui marque la série, lui donne tout son sel, c'est Lisbeth Salander, la "soeur d'armes" et l'amoureuse en pointillé de Mikael Blomkvist. Ces deux-là partagent une intégrité morale que l'un défend à travers sa vocation de journaliste d'investigation, et l'autre en utilisant ses talents de hackeuse, informaticienne de génie dans un monde de "geeks" presque exclusivement masculin, pour jouer les justicières insaisissables - en se servant au passage pour assurer ses besoins matériels.
Dans ce volume, l'écorchée vive, l'enfant victime, mue par une rage de vivre résiliente est devenue une actrice de plein droit de sa vie et de la société. A la force de ses poings, et de son cerveau, elle s'est affranchie de l'emprise d'hommes violents et toxiques pour devenir le personnage emblématique de la série. Des blessures physiques et morales qu'ils lui ont infligées, elle a tiré une force de survivante et gardé une fragilité qui, à son tour, séduit les hommes. Rebelle, méfiante, si peu féminine dans son apparence, avec ses cheveux courts, ses piercings, ses tatouages et sa silhouette androgyne, elle assume ses choix bisexuels et rejette toute forme d'autorité. Volontaire, rationnelle, abrupte, ses traits de caractères sont ceux que l'on attribue plus souvent aux personnages masculins. Elle en fait pourtant fantasmer plus d'un, sans doute aussi parce qu'elle joue les filles de l'air et entretient, sans calcul, le mystère.
Dans un article à charge contre Stieg Larsson et sa compagne, dans le Guardian britannique en 2012, l'éditorialiste Nick Cohen accusaitle couple de prêcher un féminisme à géométrie variable. Rooney Mara, l'interprète de Lisbeth Salander dans La fille au tatouage de dragon avait osé dire qu'elle ne pensait pas que son personnage était féministe : "Je peux comprendre qu'on fasse de Salender une icône féministe, par ce qu'elle refuse le compromis, affiche ses propres convictions et ne tient pas compte des autres. Elle ne se voit pas comme victime, ne joue pas cette carte de la victime, alors qu'elle en est une. Mais je ne pense pas qu'elle se voit comme une féministe. Elle n'agit pas au nom d'un groupe ou d'une personnalité."
Ce qui avait déclencher l'ire de la veuve de Stieg Larsson : "Sait-elle seulement dans quel film elle a joué ? A-t-elle lu le livre ? Ne lui a-t-on pas expliqué ? Si elle l'avait lu avant de l'interpréter, elle aurait réalisé que Salander incarne, dans son essence même, une résistance, une résistante active aux mécanismes qui empêchent les femmes d'avancer dans ce monde et qui dans les pires des scénarios sont abusées comme Salander l'a été."
Cet échange avait donc Nick Cohen à accuser le couple Larsson/Gabrielsson de défendre uniquement les femmes blanches et occidentales, de ne pas se préoccuper des victimes du machisme dans d'autres cultures, parce que selon lui, ils étaient d'affreux extrémistes gauchistes. "Lisez la trilogie, voyez les films, et vous serez frappés par les erreurs ou omissions de Larsson. Il s'attaque à toutes les faces de la violence masculine, à l'exception de celles inspirées par la misogynie religieuse et culturelle". Attaques sans fin des universalistes contre les relativistes. Et malheureusement Stieg Larsson n'était plus là pour répondre...