Fil d'Ariane
Ses femmes brunes, comme figées par le temps, continueront longtemps d'attirer nos regards sur nos trajets du quotidien, le long des murs des rues parisiennes. Miss Tic, elle, est passée de l'autre côté du mur, suite à une longue maladie à l'âge de 66 ans, le 22 mai 2022 à Paris.
Sur ses réseaux sociaux, la triste nouvelle est accompagnée d'une photo de la poète et plasticienne dans son atelier. Datée de mars 2022, le cliché montre l'artiste, souriante derrière ses lunettes rondes, les cheveux courts et gris, qu'elle a eu longtemps bruns, comme ses silhouettes de femme.
Radhia Novat, son vrai nom, nait à Paris en 1956 d'un père immigré tunisien, ouvrier, et d'une mère normande, d'origine paysanne. Elle grandit sur la Butte Montmartre. Un drame marque son enfance : à dix ans, elle perd sa mère, son frère et sa grand-mère dans un accident de voiture. Son père meurt d'une crise cardiaque alors qu'elle a seize ans.
Après des études secondaires, elle se consacre aux arts appliqués, et multiplie les expériences : décors de théatre, maquette, photogravure. Elle part en Californie dans les années 80 puis revient en France quelques années plus tard.
Ses débuts artistiques en France sont marqués par quelques longues années de galère et notamment des ennuis avec la justice, le tag ou le pochoir étant considérés comme une détérioration de biens. Son arrestation pour ce motif en 1997 lui vaut une amende de 22 000 francs, l'équivalent de 3350 euros. Après cet épisode, elle négocie les espaces urbains où elle souhaite travailler, refusant d'être prise pour une délinquante. Ses premiers graff à la Butte Montmartre en 1985 vont ensuite s'étendre au quartier du Marais, puis à la Butte-aux-Cailles, avant de traverser les frontières.
Sur terrafemina.com en 2017 , elle explique pourquoi avoir choisi cette technique : "Certains artistes utilisaient déjà cette technique qui a l'avantage d'être simple et rapide. Ce qui était essentiel lorsque l'on travaillait dans la rue, illégalement et sans autorisation... Cette technique me permettait de multiplier un dessin accompagné d'un texte bref."
Son art, éphémère ou pérenne, attire les grandes marques dans les années 2000, notamment dans le milieu de la mode, où elle collabore avec Kenzo, pour un t-shirt en tirage limité, ou Louis Vuitton. En 2007, Claude Chabrol lui demande de réaliser l'affiche de son film La fille coupée en deux. Elle participera à l'édition 2010 du Petit Larousse en illustrant des mots de la langue française et crée une collection de timbres avec la Poste à l'occasion de la journée des droits des femmes en 2011.
"Je venais du théâtre de rue, j'aimais cette idée de l'art dans la rue", raconte celle qui a emprunté son pseudonyme à la sorcière Miss Tick de "La bande à Picsou".
Pionnière du bombage et du pochoir, qu'elle utilisait comme arme poético-politique, elle se confie sur le plateau du 64' sur TV5monde au lendemain des attentats de Paris le 13 novembre 2015, et en marge de la parution d'un livre consacré à son oeuvre. "Je suis comme les artistes, je suis un témoin de mon époque, je ne suis pas ans une critique politique, je reste dans la poésie en y mettant du sens, de la couleur et de la résistance", dit-elle. "Mon inspiration je la puise de la vie, je pense que l'art et la vie sont liés, c'est ce qui donne une expression", ajoute-t-elle, "Je ne suis pas une militante, je veux créer toujours, avoir le désir de vivre, avoir cette quête de la liberté".
Au cours de l'été 2011, l'Institut français de Berlin expose pendant dix semaines, sous le titre "Bomb it", une quarantaine de ses œuvres produites ces dix dernières années. En 2013, Miss Tic réalise le design d'une ligne de tramway à Montpellier. Certaines de ses oeuvres ont été acquises par le Victoria and Albert Museum, à Londres, et le Fonds d'art contemporain de la Ville de Paris. Elle sera l'une des artistes exposés à l'automne 2022 à l'Hôtel de Ville de Paris, à l'occasion d'une exposition retraçant 40 ans d'art urbain dans la capitale.
"Au départ, je n'avais pas une idée précise, j'ai commencé par des autoportraits, mais j'en avais marre de poser moi même et du coup j'ai pris des modèles des femmes, celles qu'on nous donnait à voir"explique celle qui accompagnait ses oeuvres de légendes incisives comme "J'enfile l'art mur pour bombarder des mots coeurs", pour son premier portrait sur un mur du 14e arrondissement, ou "l'homme est un loup pour l'homme et un relou pour la femme", sur le plateau de TV5monde, le 8 mars 2021.
"J'utilise beaucoup la femme contemporaine, celle qu'on nous donne à voir dans la mode, la publicité. Parfois, ce n'est pas très bien compris, alors qu'on peut être jeune et jolie et avoir des choses à dire. Mais c'est vrai qu'on nous vend ce qu'on veut avec de belles filles. Du coup, je me suis dit: Je vais mettre des femmes pour leur vendre de la poésie", poursuit "la femme-mur", comme l'ont baptisée certains médias.
Ces femmes des magazines et des publicités, elle les détourne et leur donne une parole :"Je ne suis pas féministe mais je suis pire, je suis édoniste, anarchiste mais surtout artiste !", lance-t-elle. "En pastichant la femme fatale, le fétichisme, je dénonce les rapports de domination, de soumission idéologique, machiste, phallocrate" précisait-elle encore dans un entretien chez terrafemina.com.
Peu d'hommes apparaissent dans ses pochoirs, "dans l'image les hommes n'ont pas le premier rôle, mais ça ne s'adresse pas uniquement aux femmes", précise-t-elle. Si elle reconnait avoir trouvé très agréable de travailler au milieu d'hommes artistes, sur le marché de l'art, c'est autre chose, reconnaissant que c'est plus difficile pour les femmes, et qu'il y a encore beaucoup de travail à faire.#nupes #AEC #UnionDeLaGauche #legislatives2022 #Abad #gouvernementborne #Macron #violencesfaitesauxfemmes #ViolencesSexuelles #MissTic pic.twitter.com/d59zuHybtZ
— Rebelle1fernale/EnPaix (@VeutConstruire) May 23, 2022
La date de ses funérailles, "qui seront, selon ses souhaits, ouvertes aux publics", sera précisée ultérieurement, annonce son compte Facebook officiel.
Miss.Tic nous a quittés. Nous perdons une grande artiste. Ses pochoirs devenus iconiques, résolument féministes, continueront longtemps à poétiser nos rues. pic.twitter.com/c4Zy8rxgsx
— Rima Abdul Malak (@RimaAbdulMalak) May 22, 2022
"Accessibles à tous, ses pochoirs étaient à la fois drôles et canailles, tragiques et romantiques, tendres et violents, pudiques et érotiques. Elle tatouait nos villes et nos cœurs par la portée de ses mots et la beauté de ses dessins", lit-on dans un communiqué sur le site du ministère de la Culture, relayé par le compte Twitter de la nouvelle ministre Rima Abdul Malak.
Myriade de réactions au décès de Misstic, qui le mérite. Elle n'a eu hélas aucune expo muséale de son vivant, aucune monographie, aucune acquisition par l'Etat, aucune décoration : elle les méritait. C'est le sort de l'art urbain, son plafond de verre. Il faut que cela change. pic.twitter.com/blN3qKJpzu
— Christian Guémy alias C215 (@christianguemy) May 23, 2022
"J'avais beaucoup de respect pour son parcours", souligne sur Twitter Christian Guémy, alias C215, une autre figure du street art français. Il salue "l'une des fondatrices de l'art du pochoir", estimant que "les murs du 13e (arrondissement, ndlr) ne seront plus jamais les mêmes". Son confrère de 65 ans, Jef Aerosol, évoque "tant de moments partagés depuis le début des années 80" en publiant sur Instagram des photos prise avec sa contemporaine, dont il salue le courage dans son combat contre la maladie .
A l'hommage des artistes, s'ajoute celui des internautes, qui publient des photos des oeuvres de Miss Tic sur les murs de Paris.Un trajet ordinaire dans le quartier. Merci #MissTic d’être depuis si longtemps sur les murs de mon quotidien. pic.twitter.com/sYEmBycIkq
— Héloïse Duché (@heloiseduche) May 23, 2022
#MissTic quand je vivais à Paris, je guettais ses tags sur les murs... pic.twitter.com/wd2wpWXxmg
— Melanie De Coster (@MelanieDeCoster) May 23, 2022