Fil d'Ariane
Comment expliquer et justifier cette inaction des autorités canadiennes face à ce « féminicide » tel que le qualifie Emmanuelle Walter, journaliste française qui vit à Montréal, dans le livre qu’elle vient de publier « Sœurs volées, histoire d’un féminicide au Canada ». Le néologisme féminicide a été « inventé » au Mexique pour qualifier le massacre silencieux et continu de femmes dans des régions hors Etat de droit, puis étendu à d’autres pays d’Amérique latine.
« Je parle de féminicide parce que des femmes sont tuées en masse parce qu’elles sont des femmes et parce qu’il y a négligence gouvernementale, m’explique Emmanuelle Walter. Négligence gouvernementale parce que pendant longtemps, la situation a été totalement ignorée, les autorités voyaient ces disparitions et ces meurtres comme une succession de faits divers, de crimes… Il a fallu attendre la parution d’un premier rapport d’Amnistie internationale en 2004 pour que l’on se sensibilise au problème ».
Emmanuelle Walter raconte dans son livre sa rencontre avec les familles de deux adolescentes autochtones qui ont disparu et n’ont jamais été retrouvées, des histoires qui l’ont bouleversée. Elle a été particulièrement choquée par le « deux poids deux mesures » qui caractérisent ces histoires de disparitions de femmes ou d’adolescentes, dans le sens où quand il s’agit d’une jeune fille blanche qui est portée disparue, les médias s’emparent de l’affaire, la police met les bouchées double et l’opinion publique est ultra-sensibilisée alors que les jeunes filles autochtones disparaissent dans un silence assourdissant. « C’est un moindre investissement policier et une plus grande apathie médiatique spectaculaire, mais vraiment très impressionnante, quand on compare des cas de jeunes filles autochtones à des jeunes filles blanches » s’indigne Emmanuelle.
Le monde politique canadien refuse de regarder son histoire coloniale en face
La journaliste explique cette sorte d’apathie des autorités canadiennes par les relents d’un passé colonial qui n’a pas vraiment été digéré : « S’il y a cette incapacité à prendre le problème à bras le corps, cette difficulté à adapter les systèmes de protection sociale aux femmes autochtones, c’est parce qu’il y a le refus de la part du Canada politique à regarder le problème en face, à regarder son histoire coloniale en face et même de la part des acteurs institutionnels et médiatiques - la police, les travailleurs sociaux, les journalistes – il y a une forme d’inconscient colonial, puissant, qui fait qu’on n’arrive pas à reconnaître ces manquements, cette apathie, donc il y a vraiment ici quelque chose à combler ».
« Je fais partie de ceux qui pensent qu’il faut à la fois une enquête publique et un plan d’action, poursuit Emmanuelle. Le plan d’action parce que des femmes continuent de mourir et de disparaître et qu’il n’est pas question de rien faire, la commission d’enquête parce qu’elle décortiquerait les programmes existants et permettrait de comprendre pourquoi ils ne fonctionnent pas ».
Un avis partagé par Michèle Audette, l’ex-présidente de l’Association des femmes autochtones du Canada : « cette enquête va permettre d’examiner nos lois, nos projets de loi, nos programmes, les services offerts aux communautés autochtones. Il y a des recherches qui démontrent que les femmes autochtones sont les plus pauvres et les plus vulnérables au Canada, mais on ne bouge pas ! Cette enquête nous permettrait de comprendre comment ça se fait qu’on ne bouge pas en matière de sécurité publique, de justice, d’économie, etc. ».
Emmanuelle Walter et Michèle Audette font malgré tout preuve d’un optimisme prudent quant à l’avenir. Elles constatent toutes les deux, tout d’abord, la prise de conscience collective qui s’est faite ces dernières années au sein de la population et des médias canadiens, notamment cet été, après la découverte du corps de la jeune Tina Fontaine dans la rivière Rouge à Winnipeg, puis, quelques semaines plus tard, cette autre adolescente autochtone, Rinelle Harper, retrouvée à moitié morte après avoir été violemment agressée par deux hommes. On a alors vu l’un des chefs de la police de Winnipeg avoir les larmes aux yeux en parlant aux médias de l’enquête sur l’une de ces jeunes filles. « Il y a une espèce de prise de conscience très forte à Winnipeg qui est très intéressante, qui me surprend énormément et qui prouve que quelque chose est possible enfin, déclare Emmanuelle. Je trouve que les médias sont en train de changer, sont en train de s’attacher aux familles des victimes, à la vie des victimes comme ils le font avec des victimes non autochtones ».
Michèle Audette dresse un constat identique. Elle a décidé de quitter la présidence de l’Association des femmes autochtones du Canada pour se présenter comme candidate du Parti libéral du Canada aux élections fédérales prévues à l’automne 2015. Elle a fait le saut dans l’arène politique aux côtés des Libéraux car elle espère que l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement libéral se traduira par la mise en place d’une enquête publique. Elle estime que cela sera sans aucun doute un enjeu de la campagne électorale à venir.
« Avec la perspective des élections fédérales au Canada, j’ai bon espoir que le sujet revienne à la Une souvent et que cela débouche sur quelque chose de concret » envisage de son côté Emmanuelle Walter. Thomas Mulcair et Justin Trudeau, les chefs des deux principaux partis d’opposition, ont pris chacun des engagements pour lancer une enquête publique sur ces disparitions, s’ils arrivent au pouvoir.
« Ce qui me rend un peu moins optimiste, conclut Emmanuelle, c’est que le travail à faire est colossal parce que ça revient à réviser la relation du Canada avec ses peuples autochtones, c’est très exigeant, il faut repenser complètement la relation avec les nations autochtones, c’est un gros travail qui ne se fera pas en un claquement de doigt ».
Michèle Audette va dans le même sens : « Il va falloir être patient car cette enquête va amener un changement sociétal dans nos façons de faire quand on écrit des programmes politiques et des projets de loi. C’est un long travail qui nous attend et un long chemin que nous devons parcourir ensemble »...
Le récit en image de notre correspondante au Canada, Catherine François.
Il faut faire un exercice de conscience majeur pour améliorer le présent et l'avenir de ces femmes.
Michèle Audette