Mobilisation pour le droit à l'avortement en Pologne : plus qu'un combat, une "révolution"

Cela fait plus d'un mois que des centaines de milliers de personnes manifestent pour protester contre le durcissement de la loi sur l'avortement en Pologne. Une colère renforcée par la pandémie de la COVID et un mouvement qui prend une tournure de plus en plus politique pour l'écrivaine et militante féministe polonaise Klementyna Suchanow, mais aussi pour Maxime Forest, professeur à Sciences Po Paris et spécialiste des questions européennes et de genre. Entretiens.
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manifestante pologne ivg
Une manifestante lors d'un rassemblement organisé pour protester contre le nouveau durcissement de la loi sur l'avortement, à Varsovie (Pologne) le 28 novembre 2020. Cette mobilisation populaire dure depuis plus d'un mois est la plus importante depuis 30 ans dans le pays. 
©AP Photo/Czarek Sokolowski
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Des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue en Pologne pour défendre le droit, déjà très restreint, des Polonaises à l'avortement. Traditionnellement très catholique, ce pays est pourtant loin de devenir pro-choix, comme le montre de récents sondages d'opinion.

La législation sur l'avortement, l'une des plus strictes en Europe, a été adoptée juste après la chute du communisme dans le cadre d'un compromis entre l'État et l'Eglise. Selon cette loi de 1993, l'avortement n'est autorisé qu'en cas de viol ou d'inceste, lorsque la vie de la mère est en danger ou en cas de malformation grave du fœtus. C'est justement cette dernière disposition que la Cour constitutionnelle a proscrit en octobre, statuant qu'elle est "incompatible" avec la Constitution, déclenchant ainsi une vague de protestations dans tout le pays.

Seuls 22% des Polonais sont en faveur de l'avortement sur demande, selon un sondage réalisé en octobre par l'Institut Kantar. 62% pensent que cela devrait être légal dans certains cas, tandis que 11% sont en faveur d'une interdiction totale.

Aujourd'hui, il y a moins de 2000 avortements légaux par an en Pologne, selon les données officielles. Les organisations féministes estiment qu'environ 200 000 IVG sont réalisées illégalement ou effectuées à l'étranger chaque année.

"Une révolution" en route

Klementyna Suchanow est écrivaine, éditrice, traductrice et militante polonaise. Elle est co-fondatrice du mouvement All-Poland Women's Strike, "la Grève des femmes" qui, depuis un mois, coordonne les manifestations en faveur du droit à l'avortement en Pologne. 

{Nous ferons cette révolution en dansant}

Maxime Forest est professeur à Sciences Po Paris et spécialiste des questions européennes et de genre. Il était l'invité du 64' de TV5MONDE pour parler du mouvement des Polonaises "à l'avant-garde" d'un changement sociétal :


Entretiens avec Klementyna Suchanow et Maxime Forest


D'où vient toute cette colère qui se déverse dans les rues de villes et villages polonais ?

Klementyna Suchanow
Klementyna Suchanow
©Wikipedia

Klementyna Suchanow : Les gens se sont rendu compte que tout est utilisé par le pouvoir à des fins politique. C'était justement le cas de la décision de la Cour (concernant le durcissement de la loi sur l'avortement, ndlr.) et qui a provoqué l'éruption de cette colère. La pandémie a renforcé cela. Les gens voient que ceux qui gouvernement ne pensent pas à leur vie, à leur santé, à leur sécurité, mais qu'ils exploitent chaque moment à des fins politiques.

Quelles sont les principales revendications du mouvement ?

Klementyna Suchanow : Depuis les premières protestations, on s'est aperçu que l'avortement n'était pas la seule question qui faisait bouger les gens comme c'était le cas il y a quatre ans. Nous disons aujourd'hui que ce n'est plus la Grève des femmes, mais la Grève de tous. Les gens protestent contre tout ce qui se passe en Pologne.

Les questions de droits des femmes sont en première ligne, mais aussi celles liées au marché du travail, à la pandémie, à la fascisation de la vie publique et politique. L'Etat laïc est également très important et les gens veulent vraiment séparer l'Etat et l'Eglise. Ils en ont assez de ce que l'Eglise se mêle de chaque domaine de leur vie. Ils sont en colère lorsqu'ils voient comment l'Etat finance cette institution, que l'Etat n'est pas capable de lui demander des comptes en ce qui concerne la pédophilie des prêtres. L'Eglise existe en quelque sorte en dehors du système juridique normal. Mais les gens veulent aussi les changements dans le domaine de l'éducation, de la santé, de la culture.

Maxime Forest : On est sans doute déjà au-delà de la révolte féministe, dans une configuration inédite au niveau international. Ces dernières années, on a eu de grandes mobilisations féministes dans différentes parties du monde, dernièrement en Argentine, mais aussi aux Etats-Unis et en Espagne. Depuis 2016, ces mobilisations sont également récurrentes en Espagne.

Mais depuis quelques semaines en Pologne, la mobilisation va beaucoup plus loin et aborde d’autres thèmes, comme la défense de l’Etat de droit, la défense des droits des personnes LGBTQ. La dynamique qui anime les manifestantes pourrait annoncer un changement de système en Pologne. Les mouvements féministes se sont portées à l’avant-garde et à la tête d’une opposition très forte et multiple. C’est une situation inédite.

Qui manifeste principalement aujourd'hui ?

Klementyna Suchanow : C'est une révolution des femmes et des jeunes qui se battent pour un état digne du XXIe siècle dans lequel ils pourraient vivre normalement.
La Grève des femmes était déjà un mouvement de masse, mais il y a encore plus de femmes qui se solidarisent avec nous. Aujourd'hui, nous avons aussi tout un grand groupe de jeunes. Les militantes de la Grève des femmes sont d'un âge moyen, et on peut dire que ce sont nos enfants qui se joignent à nous.
Ils luttent afin que la Pologne cesse d'être un pays arriéré, dont ils ont honte, pour que personne ne leur dise comme vivre. Ils découvrent aujourd'hui le sens du mot liberté. C'est très beau.

{Moi, Rond point du droit des femmes, 102 ans et elles doivent toujours se battre}

Catholiques, conservateur… Quels sont leurs arguments ?​

Maxime Forrest : La Pologne a connu l’ivg relativement libre à l’époque communiste, sous certaines conditions. Il a été remis en cause en 1993 ; depuis a régulièrement subi des restrictions supplémentaires jusqu’à celle du 22 octobre qui interdit même l’un des rares motifs qui perdurait : la malformation ou la maladie grave et incurable de l’enfant à naître. Aucune brèche, mais cela n’empêche pas les femmes de recouvrir à l’avortement, comme on le voit en Argentine, dans des cliniques en Allemagne, en république Tchèque ou même en Pologne dans des cliniques qui promeuvent "le retour des règles", comme on le voyait en France dans les années 1970.

Le combat qui se joue actuellement est culturel, à la tête duquel l’épiscopat polonais s’est placé de manière aventureuse, puisqu’il a en face de lui une société de moins en moins encline à le laisser s’introduire « dans la chambre à coucher » des individus et leur dicter leur conscience. Une Eglise qui est de plus en plus déconsidérée, y compris auprès de certains catholiques polonais, du fait des affaires de pédophilie et de leur non-gestion en son sein.

Vous n'avez pas peur que le mouvement s'essouffle ?

Klementyna Suchanow : Nous ne parlons pas d'une révolution politique. C'est une révolution qui se déroule au niveau de la vision du monde et que l'on ne peut plus arrêter. Cette révolution est déjà gagnée, car elle change la Pologne et portera ses fruits à travers cet engagement de jeunes dans les années à venir. Je pense que c'est un virage historique pour la Pologne.

La mobilisation est toujours là, de façon dispersée, dans tout le pays. Tous les jours, quelque chose se passe quelque part. Cela montre que le niveau de colère est énorme.
Ce qui constitue la plus grande force de ce mouvement de protestation, ce n'est pas ce qu'on voit sur les photos prises dans les grandes villes comme Varsovie, Cracovie ou Poznan, mais ce qui se passe dans les bastions du PiS (Parti droit et justice, conservateur, ndlr), par exemple dans les montagnes dans le sud de la Pologne. Un groupe de femmes y fait une véritable révolution. C'est très douloureux pour le PiS. Le fait que nous soyons partout fait la véritable force de cette révolution.

Maxime Forest : Ce sont deux visions de la société qui s’affrontent, en Pologne. Dans le monde entier, et ce pays en est une parfaite illustration, les questions de genre au sens large sont en train de devenir une des grandes lignes de clivage entre les démocraties soi-disant libérales, à l’image de la Pologne, de la Hongrie, qui s’autoproclament comme telle, mais aussi de la Turquie et, d’une certaine manière de l’Amérique de Donald Trump jusque récemment. L’un des principaux arguments de ces régimes dits libéraux, c’est la restauration d’un ordre sexué vertical, patriarcal, qui s’attaque également aux minorités sexuelles.

Face à cette dynamique qui a déjà plusieurs années, la résistance s’organise et le discours des mouvements féministes et LGBT se fait plus clair. Ce que l’on voit aujourd’hui en Pologne, c’est la matérialisation de tout cela, replacée dans le contexte particulier à la Pologne, bien sûr, avec le rôle particulier de l’Eglise catholique, mais qui montre que les féministes sont à l’avant-garde d’un mouvement de rejet plus large de ce "libéralisme" et des violations récurrentes de l’Etat de droit, comme on a pu le constater régulièrement ces dernières années en Pologne.


Comment le gouvernement peut-il se sortir de cette situation compliquée ?

Maxime Forest
: Est ce vraiment le Premier ministre ou le président Andrezj Duda, qui se sont mis dans cette situation ? En réalité, la personnalité qui tire les ficelles en Pologne, c’est Iaroslav Kazinski, le chef historique du PiS qui, après plusieurs tentatives parlementaires auxquelles plusieurs manifestations féministes depuis 2016 ont fait échec, a souhaité passer par la voie de la Cour constitutionnelle, qu’il avait préalablement purgée, ouvrant une procédure d’infraction pour violation de la part de l’Etat de droit de la part de la Commission européenne. C’est une démarche à laquelle ne souscrit pas l’ensemble de sa base ni l’ensemble du PiS, et qui le place dans une situation assez intenable actuellement, parce que ne pas mettre en œuvre une décision constitutionnelle, c’est une violation de l’état de droit supplémentaire, mais la mettre en œuvre, c’est perpétuer la mobilisation.