Mode et Femmes 1914/1918 : miroir de la société, observatoire de la guerre

Entre 1914 et 1918, les contraintes de la Première Guerre mondiale font émerger une figure féminine plus indépendante, plus masculine. Que dit la mode des tensions sociales de l'époque, de l'économie de guerre, de l'évolution des rapports entre hommes et femmes ? Deux chercheuses y ont consacré une exposition.

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Expo Mode et femmes
©bibliothèque Forney
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Installée dans l'hôtel de Sens, la bibliothèque Forney – bibliothèque d’arts décoratifs, métiers d’art et arts graphiques de la Ville de Paris – propose jusqu'au 17 juin 2017 un voyage au coeur de l’histoire de la mode et des femmes dans la société française durant la Première Guerre mondiale.

A travers des costumes et photos d'époque, des dessins de mode et illustrations de presse, des affiches et des tracts féministes, l'exposition Mode & Femmes 14/18 invite à revivre et à mieux comprendre cette période clé du XXe siècle, lorsque, pour les femmes, l'histoire s'est accélérée, et qu'il leur a fallu suivre, s'adapter, inventer des solutions pour combler les vides et oser prendre les places laissées vacantes par les hommes partis au front.

Genèse d'une exposition avec les deux commissaires de l'exposition, les historiennes de la mode Sophie Kurkdjian et Maude Bass-Krueger :

La mode est un miroir des tensions de la guerre
Sophie Kurkdjian, historienne

Entretien avec Sophie Kurkdjian

Terriennes : Parler de mode, n’est-ce pas un peu futile en temps de guerre ?

Sophie Kurkjian: Il ne s’agit pas seulement de mode haute couture ou de salon. La mode est un miroir des tensions de la guerre : il y a la celle des infirmières, la mode de deuil… Le vêtement cristallise, à l'époque, énormément de choses. D’ailleurs, toute la presse satirique s’en empare, et dans les magazines qui circulent au front, elle est omniprésente : en une, en quatrième de couverture… 

Se développe aussi une mode de circonstance, avec les uniformes, par exemple. 
Seule l’infirmière a un uniforme réglementaire, qu’elle adapte en habit de mode. Toutes les autres - ramoneuses, livreuses, postières… - n’ont pas de tenue, autre qu’un simple tailleur qu’elles agrémentent de rubans ou adaptent avec des accessoires. Seules les munitionnettes, ouvrières dans les industries de guerre, portent, pour des raisons de sécurité, une combinaison pantalon, du moins pendant un temps.
 
munitionnettes et infirmières
©bibliothèque Forney
 

Entre 1914 et 1918, les femmes passent du corset au pantalon ?

Sophie Kurkjian: Ce n’est pas si simple, et l’exposition le montre bien. Il n’y a pas eu de rupture brutale. Ce n’est pas comme si la guerre avait radicalisé le changement.
A partir de 1914, certaines femmes, qui restent une minorité, adoptent le pantalon pour travailler dans les usines, mais la plupart continuent à porter le corset ou la gaine, des jupes et des robes. La tendance à la simplification s’accélère, mais elle était déjà amorcée avant la guerre. Le conflit n’a fait qu’entériner le processus. Après la guerre, la mode, restera plus aisée, plus simple, certes, mais le carcan demeure sous forme de gaine. Ce ne sera pas encore la libération totale

Comment ces changements sont-ils perçus par les hommes ?

Sophie Kurkjian: Ils sont d’autant plus mal pris par les soldats qui reviennent en permission que les cartes postales imprimées pour être envoyées au front montrent des femmes lascives au coin du feu, qui attendent leurs hommes dans de longues robes à fleurs. 

carte postale poilus
©Le courrier des Poilus

Ces images contrastent violemment avec la réalité des femmes qui travaillent et se débrouillent seules au quotidien. Les journaux satiriques s’en donnent à cœur joie, qui montrent des soldats en permission portant un regard très sévère sur leurs femmes. Et ce pour deux raisons : elles gagnent leur vie et ont donc plus de moyens pour s’acheter des vêtements ; elles sont alors accusées d’être frivoles et dépensières pendant que leurs hommes sont au front.  Et comme elles ont changé d’attitude et de style vestimentaire pour aller travailler, on leur reproche aussi d’être masculines, de négliger leurs enfants. 

caricature 14/18
©bibliothèque Forney
Les hommes ont très peur de l’une et l’autre de ces évolutions, et la presse satirique brode sur leurs craintes en montrant une mode, soit trop élégante, soit trop masculine. La plupart des caricatures représentent, au premier plan, des femmes élégantes et maquillées ; à l’arrière-plan, des soldats hagards, perdus, qui ne comprennent pas ce qu’ils voient à leur retour du front. 

L’industrie de la mode n’a-t-elle pas périclité pendant la guerre ?

Sophie Kurkjian: Contrairement à la Seconde guerre mondiale, 14/18 n’est pas une période de récession. Mais dans les faits, les industries textiles du nord de la France, productrices de laine, sont détruites par les bombardements, ce qui fait monter les prix. La laine est donc de moins en moins utilisée, au profit de la soie fabriquée à Lyon.

Le conflit devient un argument marketing pour présenter cette nouvelle silhouette qui autorise davantage de liberté de mouvement pour travailler dans les hôpitaux et les usines

En juin 1914, lorsque les couturiers présentent leur nouvelle collection, ils proposent une robe crinoline, plus courte que les autres. Dès août, après la déclaration de guerre, ils la rebaptisent crinoline de guerre. Le conflit devient un argument marketing pour présenter cette nouvelle silhouette qui autorise davantage de liberté de mouvement pour travailler dans les hôpitaux et les usines. Par la suite, en 1917, la robe tonneau se vendra sur l’argument qu’elle n’utilise plus que 4,5 m de tissu, au lieu des 8 mètres de la robe crinoline… 

robes de guerre
©bibliothèque Forney

Si les modèles portés par les Parisiennes restent sobres, avec des couleurs comme le beige ou le jaune banane, d’autres, plus ornementés et chamarrés, s’adressent au marché américain, en plein boom. Ils viennent alimenter le commerce extérieur et leurs revenus participent à l’effort de guerre

robes 14/18
©bibliothèque Forney
Si les couturiers négocient avec la guerre, en vendant, en exportant, des dizaines de milliers de petites mains, de midinettes, vont reproduire, dans les ateliers de confection, ce que réalise la haute couture pour la bourgeoisie et la face populaire.

La tendance vient-elle d’en-haut ou d’en-bas ?

Sophie KurkjianLa plupart des femmes qui travaillent n’ont pas de tenues adaptées à leurs nouveaux rôles. Alors soit elles revêtent les combinaisons de leur mari, soit elles adaptent leurs tenues en ajoutant des accessoires et en modifiant leurs robes. Ainsi apparaissent les poches et le tablier, deux éléments cruciaux pour travailler en hôpital ou en atelier.
robe Lanvin
©archives Lanvin

Et qui vont illico être repris dans les collections de haute couture, avides de nouveautés. Ce ne sont pas toujours de vraies poches, mais de simples "effets de poches", parfois exubérants. Dans les pages des magazines apparaissent des femmes mains dans les poches, une posture tout à fait nouvelle pour l’époque. Le tablier apparaît sur les robes Lanvin. Tout à coup, c’est la base qui inspire le sommet.

Les débuts des grandes couturières...

Sophie Kurkjian: Avant la guerre, les principaux grands couturiers sont des hommes Jean Patou, Paul Poiret ou Charles Frederick Worth. Or ils vont être mobilisés au front et, même s'ils reviennent plus tôt que les autres, les femmes vont en profiter pour occuper la place, à commencer par Jeanne Lanvin et Gabrielle Chanel, inconnues à l’époque.
Elles produisent, s’imposent, et c’est le début du règne des femmes dans la haute couture.