Molly Bloom à Avignon : le monologue d'une femme qui veut rester vivante

En off du festival d’Avignon, Cécile Morel livre une interprétation très personnelle du monologue de Molly Bloom, de James Joyce. Sa mise en scène s'est nourrie d'une vie de rencontres et d'expériences. Une générosité communicative.
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Cécile morel affiche
Affiche du spectacle "Molly B, une heure dans la peau d'une femme", d'après James Joyce
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Il lui en a fallu du temps pour intégrer pleinement le soliloque de Molly Bloom, un texte que Cécile Morel connaît et aime depuis qu’elle l’a découvert, à 20 ans. Et pour cause, "ce n’est pas une jeune fille qui parle, c’est une femme mûre," dit-elle aujourd’hui, à 45 ans.

Le monologue intérieur de Molly Bloom est la dix-huitième et dernière partie du roman Ulysse de l'Irlandais James Joyce. Un point d’orgue en forme de texte fleuve, composé de 25 000 mots divisés en huit blocs. Pour imiter la pensée de cette femme, inspirée de son épouse Nora Barnacle, James Joyce a écrit le passage sans ponctuation. Une difficulté pour les acteurs/trices, mais aussi une liberté qui ouvre grand le champ des possibles interprétations.

Molly Bloom a quarante ans, elle a connu des joies et des chagrins, elle a des regrets, des fantasmes, des opinions qu’elle exprime pèle mêle en images et souvenirs qui tissent la trame de sa vie.  Cécile Morel interprète ce texte tous les soirs, ou presque, au théâtre de l’Adresse d’Avignon du 7 au 30 juillet. En prime, les 8 et 25 juillet, le spectacle se prolonge par une rencontre avec des militantes féministes à laquelle sont convié(e)s tous les spectateurs/trices !

Avec Terriennes, Cécile Morel évoque son personnage et la résonnance qu’il trouve en elle et en nous.
 

Qui est Molly Bloom que vous incarnez sur scène ? 

Dans le roman Ulysse de James Joyce, Molly est la femme de Leopold Bloom, le héros, qui représente un nouvel Ulysse, en errance dans les rues de Dublin. Molly, elle, représente donc Pénélope – une Pénélope moins chaste que l’originale. 
 

Joyce / Barnacle
James Joyce et Nora Barnacle, en 1909.

Pour camper le personnage de Molly, James Joyce s’est beaucoup inspiré de sa propre femme, Nora Barnacle. C’est elle qui écrivait des textes sans ponctuation, comme le dernier chapitre de Ulysse. Joyce prenait des notes quand sa femme parlait – avec ses cousines dans la cuisine, par exemple. "Ca me déplairait pas d’être un homme," dit-elle dans le spectacle. Or Nora Barnacle s’habillait en homme, quand elle était jeune, pour sortir à Dublin. 

Beaucoup de choses sont autobiographiques, aussi, à la fois dans le personnage et dans leur histoire, comme la perte d’un enfant, qu’ils ont vécue, ou tout ce qui a trait au chant. Joyce avait une très belle voix de ténor, il a fait des concerts, reçu des médailles et le chant a toujours été très présent dans sa vie. Dans Ulysse, c’est Molly Bloom qui est une artiste, une soprano qui chante avec des choeurs. Sauf que cela fait un an qu’elle n’est pas retournée sur scène.

L’âge arrive, aussi. Elle en parle ? 

Oui, et c’est pour ça qu’elle est si créative. C’est une femme qui cherche à rester vivante. Quelque chose s’est éteint en elle - l’amour, les rencontres, son couple, la trahison. Et pourtant, elle cherche à maintenir la flamme.  Le texte de Joyce est assez sinueux, confus. Il est parfois difficile de savoir qui est qui. C’est un flux d’idées et d’impressions où le présent affleure le passé, et l’universel, l’intime.

Parmi les retours de femmes que j’ai à l’issue du spectacle, j’entends souvent : "C’est exactement ce que je ressens , ce que je pense." Comme quand Molly dit du sexe : "Ils veulent tout faire trop vite, ça enlève tout le plaisir." Des choses très simples, parfois très crues, concrètes, pragmatiques, sans être vulgaires. Il n’y a aucune perversion ni même pornographie dans sa manière d’appréhender la sexualité. "Si c’était tout le mal qu’on faisait dans cette vallée de larmes. Est-ce que tout le monde le fait pas ? Mais si tout le monde le fait, mais tout le monde le cache... Est-ce que c’est pas naturel ? Mais bien sûr que c’est naturel," dit-elle. 

Il y a aussi chez elle quelque chose de spirituel qui est presque sur le même plan que la sexualité. Quelque chose de très terrien, incarné dans sa manière d’évoquer Dieu. Je pense que ces valeurs-là sont très répandues chez les femmes.

Comment expliquez-vous que ce texte ait une résonnance aussi moderne ?

Je l’ai adapté. Je suis partie  de la première traduction de Auguste Morel, que je trouve très belle, et j’ai modernisé les termes connotés dans le temps, comme "chapeau haut-de-forme". Dans mon jeu, j’ai voulu la sortir du roman en essayant de ne pas cibler une catégorie culturelle ou une époque, et pour laisser le champ libre à toutes les interprétations. C’est un texte déjà très moderne dans la liberté de ton de cette femme, dans ce qu’elle décrit et qui est très intime, et cela me plaît que son personnage ne soit pas explicite. C’est un régal pour moi que tout le monde y voit des choses différentes. Il y a aussi des choses que j’ai reconnues en moi et que je n’ai pas l’habitude d’entendre.