Fil d'Ariane
Voix libre et engagée, Mon Laferte brise les codes. À travers ses chansons et ses actions, cette artiste chilienne caméléon refuse de se laisser enfermer dans un genre, une identité. De passage à Paris, elle a pu réaliser son rêve d'Olympia. Rencontre.
Mon Laferte en concert
À 41 ans, Mon Laferte porte en elle la force des âmes indomptables, elle ne se contente pas de chanter, elle incarne le refus des conventions.
Je ne me vois pas cantonnée à un style de musique, pour moi ce serait comme si je m'enfermais dans une camisole de force. Mon Laferte
Expérimentant avec audace des styles dynamiques et intenses, Montserrat – la Monse ou Mon – en vingt ans de carrière a sculpté son univers, tel un caméléon. "Je me suis toujours considérée comme une musicienne, comme une artiste de performance, même si je suis aussi une écrivaine. Je ne me vois pas cantonnée à un style de musique, pour moi ce serait comme si je m'enfermais dans une camisole de force".
Mon Laferte, femme caméléon
Elle se dit compliquée, contradictoire. Elle dit qu’en plus de changer au fil des années, elle peut aussi changer plusieurs fois par jour. Tantôt diva de la pop, tantôt maman insomniaque, femme aimante et fragile, furie, reine, ou simplement Monse.
Je crois beaucoup au changement en tant qu'élément essentiel de la régénération et de la réparation. Mon Laferte
Son dernier album Autopoiética, sorti en novembre 2023, est une déclinaison en musique de l'autopoïèse, un concept né des esprits visionnaires de deux biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela, dans les années 1970, qui désigne la faculté d'un système à s'autocréer, à renaître sans cesse de lui-même.
Mon Laferte s’inspire du langage scientifique comme symbole de la redéfinition de soi, à l’infini. A travers les titres de son opus se dessine l’allégorie de sa propre démarche artistique, où chaque note, chaque parole, chaque mélodie est une pièce d'un puzzle en perpétuelle évolution. "L'être humain mute, l'identité se maintient. Je me permets de muter, de changer, ou plutôt de connaître à chaque fois une nouvelle version de moi-même, qui était peut-être là, mais n'était pas visible", explique-t-elle.
Elle chante à l’amour, à ses désirs de femme, à la spiritualité à tout ce que son "yo profundo" (moi profond) a besoin d‘exprimer.
Dans ses chansons, elle se moque de tous ceux qui tentent de la définir par des rôles de genre figés – "Pas une reine de beauté/Pas une pute ni une princesse" – tout en affirmant son propre plaisir, dans le titre Préndele Fuego (Mettez le feu), par exemple, où elle chante sur un air de bossa nova les joies de s'asseoir sur le visage de son partenaire : "Quel plaisir de te couper les cheveux /J'aime quand tu me suces comme un bonbon".
J'aime l'intimité et le fait d'être chez moi, protégée. Et c'est exactement ce que je recherche, pour pouvoir gratter et aller au fond des mots. Mon Laferte
Quelques jours avant sa tournée en Europe – dont un concert "tant rêvé" à l’Olympia le 10 juillet 2024 – elle parle à Terriennes depuis le Chili, les yeux rivés sur la Cordillera de los Andes "si belle et claire" : "Dans l'album Autopoiética, je savais ce que je voulais dire, je savais où j'allais, les thèmes que je voulais aborder étaient plus personnels et je voulais être beaucoup plus audacieuse dans ma façon d'écrire. Je voulais que ce soit une poésie plus contemporaine, plus populaire et plus directe aussi."
Mais il n'est pas toujours facile de dire, de chanter aux autres qui nous sommes : "Faire de la musique est une chose très personnelle. Par exemple, lorsque j'ai commencé à faire cet album, j'ai d'abord eu quelques idées, un nom ou un concept, je suis parti de zéro, je n'avais rien, même pas les chansons prêtes. Je dois créer un univers protégé. J'aime l'intimité et le fait d'être chez moi, à l'abri. Et c'est exactement ce que je recherche, c'est comme aller au fond des choses, comme gratter la terre."
Dans sa musique et ses clips, son imaginaire est aussi vaste que varié, elle passe d’un boléro, à une danse punk, à une version très personnelle de la Casta Diva et puis à un perreo sale (danse sud-américaine, très sensuelle et provocante, issu du milieu reggaeton, ndlr). Elle aime explorer la diversité sonore, vêtir ses chansons de la manière "la plus éclectique possible, toujours en accord avec ma liberté, mes désirs des choses que j’aime".
Mais est-il possible de tout dire, en toute liberté ? "Pouvoir dire ce que l'on veut, oui, on peut ! Par exemple, avec mes amis et ma famille, je peux dire ce que je veux, je me sens en sécurité. Mais bien sûr, en public, cela peut toujours susciter un peu de rejet parce qu'il est clair que nous ne pensons pas tous de la même manière. Et c'est très bien ainsi !".
Il y a des choses que les femmes artistes font aujourd'hui qui suscitent beaucoup de rejet, comme aborder des sujets tabous tels que les questions sexuelles, qui ont aussi beaucoup à voir avec la religion. Mon Laferte
Elle estime que les femmes sont toujours punies pour s'être exprimées librement, toujours plus punies que les hommes : "Il y a des choses que les femmes artistes font aujourd'hui qui suscitent beaucoup de rejet, comme aborder des sujets tabous tels que les questions sexuelles, qui ont aussi beaucoup à voir avec la religion. La religion nous a vraiment foutus dans la 'merde', cette image de la perpétuelle Vierge. Dans toutes les religions, les femmes sont placées dans un endroit qui traite de leur corps et de leur culpabilité".
À la mi-janvier 2024, la sortie du clip Pornocracia, issu du même album Autopoiética, suscite la controverse. Dans la vidéo de quatre minutes et quelque, on voit Mon Laferte, filmée en un long plan-séquence, allongée sur un lit de fortune. En même temps qu'elle chante, un homme semble lui faire un cunnilingus.
La toile s’enflamme, au Chili et ailleurs ; la vidéo fait l'objet à la fois d'éloges et de critiques virulentes qui portent essentiellement sur le caractère explicite des images.
L'art a cette fonction de refléter ce que nous sommes en tant que société. Mon Laferte
La chanteuse répond aux attaques sur Pornocracia par le biais d'une diffusion en direct sur son profil Instagram : "J'ai médité ce matin... On a dit que (le clip) était violent, obscène. Et je veux dire que dans ma tête, ce n'est pas comme ça que je le vois. Je le vois d'une manière drôle et humoristique. Il y a beaucoup de gens qui l'ont vu différemment et c'est bien qu'il y ait les deux points de vue... L'art a cette fonction de refléter ce que nous sommes en tant que société".
Mon Laferte, a parcouru le monde, elle embrasse la célébrité aisément, sans artifices. Sa carrière peut se raconter en superlatifs ou bien comme un roman. Son enfance est marquée par l’abandon de son père à six ans, et la pauvreté. Elle vit avec sa mère et sa sœur cadette, et c’est grâce à sa grand-mère maternelle, chanteuse de boléros, qu'elle découvre la musique.
À 13 ans, elle quitte l’école pour se produire avec deux musiciens locaux dans des bars de Viña del Mar et Valparaíso. À 18 ans, un ami de la rue lui permet d’apparaître pour la première fois à la télévision nationale, dans le programme musical pour la jeunesse Rojo, fama contrafama, où elle remporte un large succès et elle se fait connaître auprès du public chilien. Plus tard, elle s'installera à Mexico.
En 2009, elle apprend qu'elle est atteinte d'un cancer de la thyroïde, qui l’oblige à se retirer de la scène. C'est de cette expérience limite que naît le titre Hospital, "J'ai l'impression que mon corps est endormi/je ne veux plus me battre/je déteste cette maladie/elle vous emprisonne et ne vous laisse plus partir", chante-t-elle.
Elle a grandi dans une famille très religieuse, très catholique. Sa grand-mère priait tous les soirs Sainte Gemita et tout était très religieux. Elle a été élevée dans un climat de peur, de crainte, "parce que nous sommes nés dans le péché". Elle ressentait de la peur lorsqu'elle entrait dans une église... et beaucoup de culpabilité.
En 2016, sort son album Mon Laferte Vol. 1. Il remporte deux MTV awards et deux nominations aux Latin Grammy dans les catégories Meilleure nouvelle artiste et Meilleur album alternatif de l'année. L'année suivant, elle devient la première artiste chilienne avec plus de 100 millions de vues sur YouTube pour la vidéo de sa chanson Tu falta de querer (Ton manque d'amour), une chanson dédiée à un ancien petit ami qui l'a trompée, provoquant sa dépression. La chanson devient un hymne à l’amour et au chagrin.
En vingt ans de carrière, à travers ses explorations et expérimentations, elle s'est imposée comme l'une des auteures-compositrices-interprètes les plus populaires et les plus importantes d'Amérique latine et du monde. Sur scène, elle se transforme, se métamorphose, ses costumes changeant au gré des histoires qu’elle raconte.
Transgressive et sûre d'elle. Telle est l'image que Mon Laferte s'est forgée à travers sa musique et ses apparitions publiques. Comme lors de la cérémonie des Latins Grammy, qui s'est tenue à Las Vegas le 14 novembre 2019. La chanteuse a posé les seins nus devant les caméras de nombreux médias internationaux pour protester contre la situation que traversait son pays. "Au Chili, ils torturent, violent et tuent", pouvait-on lire sur son corps.
Cette action n'est pas un événement isolé, car la chanteuse a toujours montré son activisme en faveur des droits humains. Pendant des semaines, elle s'est battue pour élever la voix contre la situation déplorable dans son pays.
Je veux que nous criions pour toutes nos sœurs assassinées, pour toutes nos sœurs disparues, pour toutes nos sœurs qui ont été violées. Mon Laferte, concert à Mexico, mars 2020
Lors d’un concert au Festival de l'égalité au Zócalo de Mexico, en mars 2020, elle exige que les noms des femmes assassinées au Mexique ne soient pas oubliés. "Nous demandons toujours une minute de silence et aujourd'hui je veux demander non pas une minute, mais le temps que nous voulons, pour ne pas rester silencieux. Nous allons crier parce que nous avons déjà été silencieux trop longtemps.... Je veux que nous criions pour toutes nos sœurs assassinées, pour toutes nos sœurs disparues, pour toutes nos sœurs qui ont été violées. Nous allons crier fort pour que notre président et le monde entier nous entendent. Crions tous fort, pour que le monde nous écoute", a-t-elle lancé sur scène, la voix fêlée et les larmes aux yeux.
Aujourd’hui, Monserrat vit une renaissance artistique et personnelle, portant avec elle les tribulations d’une femme de la quarantaine. "J'ai quarante ans mami /Personne ne meurt d'un cœur brisé / Comment puis-je vous expliquer pour vous remettre dans son contexte ? /Je suis une putain de grosse machine à étoiles/ Microparticules subdivisées en Nanoparts inter-spatiaux/ Je fabrique des artefacts avec mes doigts /Je reste dans l'enclos, la couronne /Ni reine de beauté, ni pute, ni princesse /Je suis la maîtresse, c'est ma nature", chante-t-elle dans 40 y MM.
C'était vraiment fou, parce que je ne me sentais pas Monserrat, j'étais une maman ! J'étais donc un sein ambulant, tout était une tétée, mon corps tourné autour de l’allaitement. Par exemple, lors de la tournée précédente, j'ai eu beaucoup de mal à être une artiste, je ne me sentais pas artiste. Mon Laferte
Maman d’un petit garçon, âgé d'un peu plus de deux ans, elle dit vivre une renaissance : "Dès ma grossesse, j'ai commencé à muter, j'ai commencé à être une moi enceinte. Quelque chose de différent. Et puis j'ai été juste une maman. Par exemple, lors de la tournée précédente, j'ai eu beaucoup de mal à être une artiste, je ne me sentais pas artiste. J'ai tout donné, j'ai médité et j'ai essayé de me convaincre : oui, je suis une artiste, je le suis ! Mais je ne le sentais pas, je me sentais incapable de faire de la performance, d'être cette chanteuse qui monte sur scène".
Pour elle, l'important est de lâcher prise : "Avec les années, j'ai pris conscience de cette folie en moi. Quand j'étais plus jeune, c'était trop. Mais aujourd'hui, consciente et protégée, cette folie est très saine. S'autoriser à faire des choses folles, se laisser aller, c'est très bien !"
Mon Laferte enceinte aux Grammy awards.
Se produire à l'Olympia lui tenait à coeur, parce que : "J’ai une tendance à tout romancer, donc comme Édith Piaf a chanté à l'Olympia, je voulais faire pareil puisque je me considère comme l'Édith Piaf chilienne, donc… c’était un rêve. Et puis il y a Chavela Vargas. J'ai l'impression d'être la fille de toutes ces femmes, et c'est ainsi que nous, chanteuses et artistes, héritons la force de ces femmes merveilleuses et essentielles. Comme elles, je pense que je vais mourir sur cette scène."
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