Montréal, 6 décembre 1989 : la tuerie de Polytechnique, féminicide de masse

Montréal, 6 décembre 1989 : Marc Lépine, lourdement armé, entre dans l’école Polytechnique et abat froidement 14 jeunes femmes. Il les tue parce qu’elles sont des femmes. Il les tue parce qu’il hait les femmes. Le Québec vient de vivre le pire des féminicides de masse. C’était il y a 33 ans, et personne n’a oublié.
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14 victimes

Les 14 jeunes femmes tuées par Marc Lépine sont Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Edward, Maud Haviernick, Barbara-Maria Klucznik-Widajewicz, Maryse Laganière, Maryse Leclair, Anne-Marie Lemay, Sonia Pelletier, Michèle Richard, Annie Sr-Arneault et Annie Turcotte.

©Radio-Canada
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Tous les ans depuis 33 ans, le Québec se souvient de Polytechnique.

Comme chaque année, cérémonies du souvenir, gerbes de fleurs déposées sur les monuments commémoratifs rendent hommage à la mémoire des 14 jeunes femmes assassinées.
 

A la mémoire des victimes

couv polytechnique
Un livre aussi revient sur ce drame. Ce jour-là – parce qu’elles étaient des femmes, de la journaliste Josée Boileau. Un ouvrage suggéré par l’ancien chef de police de Montréal, Jacques Duscheneau, qui a vécu cette soirée en tant que policier sur les lieux du drame et qui en est resté profondément marqué. Un livre dont la préface est signée par Catherine Bergeron, qui a perdu sa sœur Geneviève dans la tuerie : "livre-baume", "livre-nécessité" écrit celle qui préside également le "Comité Mémoire" : "Il aurait été impensable que ce livre n’existe pas. Il est essentiel parce qu’il situe le 6 décembre 1989 dans l’histoire et laisse une trace pour les générations futures. Un moyen de passer le flambeau".

Qui étaient-elles ? 

Dans son livre, Josée Boileau dresse le portrait des 14 jeunes femmes tuées par Marc Lépine : qui étaient-elles ? Que voulaient-elles devenir ? Comment avaient-elles atterri à "Poly" et pourquoi ? A travers les témoignages de proches, la journaliste rend un vibrant hommage à ces femmes dont la vie a été fauchée en quelques rafales alors qu’elles avaient la vie devant elles. Émouvant aussi de voir que la mémoire de certaines étudiantes a été saluée par différentes bourses d’études portant leur nom ou que plusieurs d’entre elles ont donné leurs noms à des édifices dans leur ville d’origine. Pour ne jamais les oublier. 

blessée polytechnique

Evacuation des blessés le 6 décembre 1989.

© AP Photo

Vingt longues minutes

Les cinquante premières pages du livre sont terribles à lire : elles nous replongent dans l’horreur de ce drame en relatant en détails ce 6 décembre 1989, les heures avant la tuerie, puis les vingt minutes interminables que vont durer le massacre, comment Marc Lépine a séparé les hommes des femmes, comment il a visé les femmes spécifiquement, comment il les a abattues avec le sourire aux lèvres, en a blessé 13 autres, avant de se tuer d’une balle dans la tête.

La confusion dans les secours, les policiers, les ambulanciers totalement dépassés par les événements et l’état de choc total de tous ceux et celles qui ont vécu de près ou de loin le drame. Des pages qui nous rentrent droit dans le cœur et nous font ressentir de nouveau l’effroi que nous avions ressenti à l’époque. 

 

"Les féministes qui m’ont toujours gâché la vie"

"Je hais les féministes" : c’est ce que clamait Marc Lépine en perpétrant le massacre et c’est aussi ce qu’il a écrit dans sa lettre posthume. Il a ciblé des étudiantes de Polytechnique car elles étaient, pour lui, des féministes. Parce qu’elles incarnaient, à ses yeux, ce que les femmes avaient réussi à gagner au terme des luttes féministes des dernières années. Parce qu’à ses yeux, elles venaient prendre la place des hommes, parce que ces féministes lui ont toujours gâché la vie. Dans sa lettre, il cite aussi 19 femmes qui étaient des personnalités publiques, journalistes, écrivaines, politiciennes, syndicalistes, et qu’il disait vouloir abattre. 

Josée Boileau prend donc le temps, dans son livre, de revenir sur les progrès réalisés par le féminisme entre 1969 et 1989. Des progrès indéniables et considérables : les femmes entrent dans les universités, sur le marché du travail, manifestent pour réclamer le droit à l’avortement et le droit à la contraception. Elles se font élire, deviennent ministres et réussissent à faire adopter des projets de loi importants pour améliorer la condition des Canadiennes. Deux décennies donc qui chamboulent la société québécoise alors que les femmes prennent progressivement leur place. 

Déni de féminicide

La journaliste revient aussi sur un fait troublant : dans les mois qui ont suivi le massacre, les réactions politiques et les médias vont occulter le fait que Marc Lépine visait des femmes expressément parce qu’il voulait s’en prendre aux "féministes". Pour de très nombreuses Québécoises, ce déni va ajouter au traumatisme et à la blessure. Seules quelques voix vont s’élever pour analyser le geste de Marc Lépine sous l’angle du féminicide et du crime antiféministe. La sexologue et écrivaine Jocelyne Robert, l’essayiste Pierre Bourgault et plusieurs chroniqueuses montrent du doigt la misogynie assumée du tueur, la nature sexiste du crime ; ils dénoncent un "crime collectif contre les femmes". Il va quand même falloir attendre 30 ans pour que le mot "attentat antiféministe" soit apposé sur la plaque commémorative de l’un des monuments à la mémoire des 14 jeunes femmes – c’est maintenant chose faite.  

La tuerie de Polytechnique va ouvrir un débat au sein de la société québécoise, entre ceux qui vont voir dans le geste de Marc Lépine l’expression d’une enfance malheureuse et d’un être perturbé psychologiquement, donc un acte isolé, et ceux qui vont plutôt l’analyser comme une attaque contre les femmes et le féminisme, l’expression extrême du mal-être de certains hommes face à la nouvelle place des femmes dans la société, un sentiment de rancœur et de frustration envers ce sexe qui réclame l’égalité. 

Josée Boileau revient aussi dans son livre sur le sentiment de culpabilité que de nombreux hommes ont ressenti après le drame, notamment chez les étudiants qui ont vécu le drame et qui se sont posé la question : "Qu’aurais-je pu faire pour sauver ces femmes ?" Le massacre de l'école polytechnique a d’ailleurs fait plusieurs autres victimes collatérales, provoquant des suicides chez ceux et celles qui ont été témoins directs ou indirects de la tuerie. 

La violence faite aux femmes : un débat public

Après le féminicide de Polytechnique, la question des violences faites aux femmes se pose ouvertement sur la place publique. Des groupes de recherches universitaires sur cette question vont se créer dans les années qui suivent, ainsi que des organismes comme la Fondation des victimes du 6 décembre créée par des proches des victimes. Cette fondation organise les commémorations annuelles à la mémoire des 14 jeunes femmes, elle soutient les organismes qui viennent en aide aux femmes victimes de violence et elle mène campagne en faveur du contrôle des armes à feu. En 1991, le gouvernement canadien instaure le 6 décembre comme étant journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes. 

Et récemment, les mouvements #AgressionNonDénoncée et #MeTooMoiAussi ont connu un écho retentissant au Québec en faisant notamment tomber quelques têtes d’affiches du show business québécois notamment, dont Gilbert Rozon, fondateur du festival Juste pour Rire, dont le procès doit s’ouvrir prochainement.

Non seulement la violence contre les femmes n’est plus acceptée ici, mais elle est aussi rapidement dénoncée. Certes, il y a encore de nombreux progrès à faire dans ce domaine, mais Polytechnique a vraiment été un élément déclencheur dans cette prise de conscience collective et publique de la nécessité de lutter contre les violences faites aux femmes. 

Les "masculinistes" et le retour en force des féministes

Autre effet de la tuerie, le mouvement masculiniste a gagné en vigueur dans les années qui ont suivi, comme l'explique également dans son livre Josée Boileau. Les tenants de ce courant antiféministe, se réclamant de Marc Lépine, ont fait entendre leurs voix dans les médias et ont multiplié les coups d'éclats. Pour l’historienne française, Christine Bard, Marc Lépine est "le pionnier du terrorisme masculiniste". 

En parallèle, le mouvement féministe québécois, terrassé dans les années qui ont suivi la tuerie, a repris lui aussi de la vigueur. Les militantes féministes ont mené de nombreux combats,  organisé des manifestations, comme la marche des femmes contre la pauvreté en 1995 ou la marche mondiale des femmes en 2000, et remporté des victoires importantes.

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Groupes féministe québécois présents à la Marche mondiale des femmes à Rimouski, au Québec, en 2010.
©Collectif Emma Goldman
Enfin Josée Boileau rapporte que depuis cet attentat antiféministe, le nombre de femmes inscrites à Polytechnique n’a cessé d’augmenter. Aujourd'hui, ce livre-mémoire permet de mieux comprendre l'impact du drame sur la société québécoise de l'époque et dans les décennies qui ont suivi.  

Personne n’a oublié 

Quand les tours jumelles se sont effondrées le 11 septembre 2001, chacun se souvient où il se trouvait et ce qu’il faisait. C’est un peu la même chose pour la tuerie de Polytechnique au Québec : on se souvient très précisément de ce drame. Je venais d’arriver comme étudiante à Montréal, mais j’étais dans l’autre université francophone de Montréal, l’UQAM. Par contre, j’habitais dans le quartier où se situent Polytechnique et l’Université de Montréal. Et je me souviens très précisément de cette petite neige qui tombait sur Montréal ce soir-là quand, abasourdis, nous apprenions le massacre, je me souviens de ce frisson d’effroi intense qui m’avait parcouru des pieds à la tête en réalisant que là, à quelques centaines de mètres de où je me trouvais, 14 jeunes femmes venaient d’être massacrées sans pitié. Je me souviens du téléphone qui a résonné dans mon petit studio en plein en nuit quand ma mère, en France, en entendant la nouvelle le matin, m’a appelée pour savoir si tout allait bien pour moi, je me souviens de l’inquiétude dans sa voix à l’autre bout du fil. 

La tuerie de polytechnique m’a profondément bouleversée : parce que ces 14 jeunes femmes étaient étudiantes, comme moi, parce qu’on avait le même âge. Parce que cela aurait pu être moi. Un documentaire tout aussi pertinent que le livre de Josée Boileau, Ce qu’il reste du 6 décembre, réalisé par Judith Plamondon, a été présenté sur les ondes de Radio-Canada cette semaine. J’ai tenu à ce que ma fille de 13 ans le regarde avec moi : pour qu’elle apprenne ce qu’il s’est passé ce jour-là, pour qu’elle comprenne que rien n’est acquis pour les femmes, que les luttes pour l’égalité entre les sexes sont loin d’être terminées. Ce documentaire et ce livre ont été faits justement pour ces jeunes générations qui n’étaient pas nées en 1989, un devoir de mémoire indispensable.  Trente ans plus tard, je me souviens, personne n’a oublié, personne ici ne pourra jamais oublier.