Mort de Jessye Norman : "Tiens-toi droite et chante"

Née dans un Etat du sud ségrégationiste, Jessye Norman avait dû se rendre en Europe pour faire ses débuts de chanteuse lyrique, avant que les Etats-Unis enfin la reconnaissent et lui donnent la place qu'elle méritait. Considérée comme l'une des plus grandes sopranos contemporaines, elle consacrait, en coulisses, une partie sa vie à aider les jeunes artistes défavorisés.
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jessy mandela hommage
Jessye Norman lors d'une cérémonie commémorative en l'honneur de l'ancien président sud-africain Nelson Mandela à la cathédrale nationale de Washington le mercredi 11 décembre 2013.
 
©AP Photo/Cliff Owen
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"Tiens-toi droite et chante", un laïus qui remonte à son enfance, passée à Augusta, dans l'Etat de Géorgie, à l'époque de la ségrégation.

Depuis quelques années, retirée de la scène, Jessye Norman tentait, malgré la maladie, de rester droite, jusqu'à ce jour du 30 septembre 2019, où sa voix s'est tue, à 74 ans, des suites d'une septicémie. 
 
Je ne me souviens pas d'un seul moment de ma vie où je n'essayais pas de chanter.
Jessye Norman
Née de parents combattants pour les droits civiques, issue d'une famille de cinq enfants, elle s'initie à la musique par l'église, en chantant les traditionnels spirituals. Sa mère est pianiste et sa grand-mère chante dans le choeur local. En
grandissant, elle se met à écouter les opéras à la radio. "Je ne me souviens pas d'un seul moment de ma vie où je n'essayais pas de chanter", disait-elle en 2014 à la radio américaine NPR.


Jeune femme noire dans un milieu de la musique classique essentiellement blanc, elle décroche une bourse à l'université Howard, établissement fondé à Washington pour accueillir les étudiants noirs en pleine ségrégation. Elle en ressort en 1967 diplômée de musique. Mais c'est en Europe qu'elle va décrocher ses premiers contrats, l'Amérique des années 1960 n'a pas encore trouvé de place pour une jeune cantatrice africaine-américaine.

Jessye noir et blanc
Jessye Norman, à gauche, et Jess Thomas chantent le duo de l’acte 1 de La Walkyrie de Wagner à New York le 22 octobre 1983 lors du gala du centenaire du Metropolitan Opera.
 
©AP Photo / Suzanne Vlamis

Direction, tout d'abord, l'Allemagne. Elle devient l'une des principales chanteuses de l'opéra de Berlin. Nous sommes en 1968, elle n'a que 23 ans et fait sensation en incarnant Elisabeth dans Tanhauser. Les premiers rôles et contrats se succèdent, elle se produit dans les années qui suivent avec plusieurs compagnies d'opéra allemandes et italiennes. En 1970, elle fait ses débuts à Florence. Cinq ans plus tard, la France la découvre dans l’Aïda de Verdi. Des invitations suivent au Festival d’Aix-en-Provence (Hippolyte et Aricie de Rameau en 1983, Ariane à Naxos de Richard Strauss en 1985), à l’Opéra-Comique (1984) et au Châtelet (1983, et régulièrement depuis 2000). C'est donc le public européen qui pendant des années va profiter de son timbre sombre et majestueux. Elle s’impose comme l’une des sopranos dramatiques les plus reconnues, en particulier pour ses interprétations de Wagner.

Retour aux origines

Sa revanche avec son pays natal n'arrivera que tardivement. Après une prestation unique sur la scène du Lincoln Center, en 1973, c'est avec New York et l'illustre Metropolitan Opera, dont elle écoutait les retransmissions lorsqu'elle était petite, qu'elle a rendez-vous dans les années 1980. Et comme pour rattraper le temps perdu, le Met va la produire plus de 80 fois, dans un répertoire allant de Wagner à Poulenc, en passant par Bartok, Schönberg et Strauss. "Elle était l’une des plus grandes artistes à chanter sur notre scène, déclare le directeur du Met, Peter Gelb. Son souvenir vivra à jamais."
 

Sous la direction des plus grands chefs d'orchestre, comme Pierre Boulez, Herbert von Karajan ou encore le Japonais Seiji Ozawa, elle enchaîne les tournées mondiales. Le succès est ininterrompu. Elle reçoit des ovations interminables du public — 47 minutes à Tokyo en 1985, 55 minutes à Salzbourg l'année suivante.

A chaque fois que j’entends votre voix, cela soigne mon âme.
Tony Morrison, prix Nobel de littérature, disparue en août 2019
En 2000, elle donne la première de woman.life.song, cycle de pièces chantées, écrites par la compositrice britannique Judith Weir, pour une voix solo et un orchestre de chambre. L'œuvre, commandée pour Jessye Norman par le Carnegie Hall, emprunte des textes à trois auteures : Toni Morrison, Maya Angelou et Clarissa Pinkola Estès. Elle retrace la vie d'une femme, de sa jeunesse à sa vieillesse.
 
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Jessye Norman, à New York, le mardi 29 janvier 2008. La soprano a organisé un festival de 20 jours célébrant l'héritage culturel afro-américain à Carnegie Hall.
 
©Photo AP / Bebeto Matthews
"La beauté et le pouvoir, la singularité de la voix de Jessye Norman : je ne me souviens pas d’autre chose de semblable", déclarait, en 2014 lors d’une soirée d’hommage à la cantatrice, Toni Morrison, prix Nobel de littérature (1993), qui elle-même est morte en août dernier. "Je dois dire que parfois, lorsque j’entends votre voix, cela me brise le cœur. Mais à chaque fois, lorsque j’entends votre voix, cela soigne mon âme", avait poursuivi l’écrivaine.

Grande voix, grand coeur

Jessye Norman n'était pas qu'une voix, mais aussi une personne d'engagement. Ayant à coeur de mettre sa notoriété au service d'artistes issus de milieux défavorisés. Ainsi, elle fonde dans sa ville natale d’Augusta la Jessye Norman School of the Arts, gratuite pour les enfants des quartiers les plus démunis.
 
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Page d'accueil internet de la Jessye Norman School of the Arts, située à Augusta, dans l'Etat de Géorgie (Etats-Unis).
©captureecran
 
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Le président Barack Obama remet la Médaille Nationale des Arts 2009 à Jessye Norman, le jeudi 25 février 2010, à la Maison Blanche.
 
©AP / Charles Dharapak
Invitée de marque lors des cérémonies d’investiture des présidents américains Ronald Reagan et Bill Clinton, elle reçoit des mains du président Obama la Médaille nationale des Arts en 2009.
 

"C'est avec une profonde tristesse que nous annonçons la mort de la star internationale de l'opéra Jessye Norman, a indiqué sa famille dans un communiqué transmis par une porte-parole. Nous sommes très fiers de ses réussites musicales et de l'inspiration qu'elle a été pour le public dans le monde entier, qui continuera à être une source de joie". "Nous sommes également fiers des causes humanitaires qu'elle a défendues, telles que la faim, les sans-abris, le développement des jeunes et l'éducation artistique et culturelle", a-t-elle ajouté. 

Jessye et la Marseillaise

Pour les Français.e.s, c'est sans doute le souvenir de Jessye Norman, toute drapée de tricolore, une robe imaginée par le styliste Azzedine Alaïa, interprétant La Marseillaise lors du bicentenaire de la Révolution, le 14 juillet 1989 sur la place de la Concorde à Paris, dans une mise en scène de Jean-Paul Goude, qui restera.
 
Dans sa biographie Tiens-toi droite et chante (Fayard), elle raconte cet épisode avec émotion, au cœur d’un récit où elle évoque l’ensemble de sa vie et de sa carrière : son enfance en Géorgie, son attachement à sa famille ainsi qu'aux "femmes puissantes qui lui ont insufflé son idée de la dignité". Engagée dans les combats pour les droits civiques aux États-Unis, elle met en relation cette exigence de dignité avec la lutte des femmes pour l’égalité. On y apprend notamment comment Jessye Norman, alors jeune fille, se bat à l’école contre la théorie du genre, et n’admet pas que les filles soient cantonnées dans l’économie domestique, et les garçons dans les ateliers bois. Elle raconte aussi le racisme auquel elle a dû faire face pendant ses années de jeunesse.
 
Pourquoi supporter les imbéciles si l’on n’y est pas obligé ? Pourquoi faire une chose que l’on n’a pas vraiment envie de faire ?
Jessye Norman (Tiens-toi droite et chante)
"Lorsqu’on a réussi à atteindre un certain âge, on se fout de ce que pensent les autres de ce qu’on dit, fait ou pense soi-même. Je suis arrivée à certaines conclusions sur la vie, et j’en parle très volontiers. Pourquoi supporter les imbéciles si l’on n’y est pas obligé ? Pourquoi faire une chose que l’on n’a pas vraiment envie de faire, tant que l’on ne fait pas de tort à une autre personne ?", raconte-t-elle avec ironie, reprenant à son compte les propos d'une de ses amies proches. 

Elle y confie aussi adorer le français tout comme ses auteurs et autrices. L'occasion pour elle de citer Simone de Beauvoir : "La vie garde un prix tant qu’on en accorde à celle des autres à travers l’amour, l’amitié, l’indignation, la compassion".

Sur la page d'accueil du site de l'école qu'elle a fondée à Augusta, voici ce qu'on peut aussi lire : "Je représente quelque chose de plus grand que moi. Dans tout ce que je fais et dans tout ce que je dis."
Des paroles qui sonnent comme un refrain qu'aurait pu chanter la diva à la grande voix et au grand coeur.
 
"Elle était mon MJ, mon Prince, mon Bowie… L'écouter m'a inspiré tellement de fois et son autobiographie est un livre de poèmes et de sagesse que je recommanderais à tout le monde. Quelle musicienne, quelle chanteuse et quel être humain !", écrit une internaute dans un ultime hommage.

Axelle Fanyo, soprano française qui milite pour la place des femmes noires dans l'art lyrique, a tenu à remercier sur son compte instagram Jessye Norman, "un modèle et une véritable inspiration pour moi, me montrant que mon rêve de devenir chanteuse d'opéra était possible! ".