Qui était Linda Brown, cette écolière afro-américaine qui lutta dans les années 1950 avec sa famille pour faire ouvrir les portes des écoles publiques alors réservées aux Blancs ? Bien moins connue que Rosa Parks, Martin Luther King ou Malcom X, elle fut pourtant une figure de la lutte pour les droits civiques des Noirs aux Etats-Unis. Elle est morte ce dimanche 25 mars 2018, à Topeka, ville qu'elle n'a jamais quittée, à 76 ans.
Son nom est à l'origine d'un décret qui fait date aux Etats-Unis, l'arrêt Brown. Promulgué en 1954 par la Cour suprême américaine, il juge illégale toute ségrégation à l'école publique. Car c'est bien sur la route de l'école que le combat de la petite fille noire qu'était Linda Brown commença.
Quatre ans plus tôt, alors qu'elle n'a que 6 ans, la colère embrase son père. La fillette doit longer une voie ferrée, puis marcher sur une route très fréquentée et dangereuse, et ensuite prendre un bus pour rejoindre son établissement, pour Noirs, alors qu'une autre se trouve plus près du domicile, sauf qu'elle n'accueille que des enfants blancs. La scène, quotidienne, se déroule dans l'Etat du Kansas, à Topeka. Dans cet Etat, comme dans tous ceux du sud des Etats-Unis (héritage de la guerre de sécession), une loi autorise les villes de plus de 15.000 habitants à établir des écoles séparées.
"J'ai joué avec des enfants d'origine hispano-américaine", déclarait Linda Brown dans une interview en 1985, dont le
New York Times cite un extrait,
"J'ai joué avec des enfants blancs, des enfants indiens et des enfants noirs dans mon quartier." Ses parents n'étaient pas non plus mécontents de l'école noire qu'elle fréquentait, ce qui dérangeait Oliver Brown, "
c'était la distance que Linda devait parcourir pour se rendre à l'école", lit-on dans le même article.
Ce fut une journée ensoleillée et lumineuse. Nous avons marché rapidement. Je me suis dit que quelque chose n'allait pas.
Linda Brown, au Miami Herald (1987)
Dans un entretien au Miami Herald en 1987, Linda Brown évoque ce jour de septembre 1950, lorsque son père l'emmena à l'école Sumner:
"Ce fut une journée ensoleillée et lumineuse. Nous avons marché rapidement". Le révérend Brown demande à cette école "pour Blancs" de l'inscrire, ce qu'elle refuse aussitôt.
"Je me suis dit que quelque chose n'allait pas, il est sorti et m'a pris par la main et nous sommes rentrés à la maison. Nous avons marché encore plus vite, et je pouvais sentir la tension transférée de sa main à la mienne", confie-t-elle alors.
Oliver Brown décide de contester cette loi en justice. Il est soutenu par la National Association for the Advancement of Colored People, la NAACP, organisation fondée en 1909 pour défendre la cause des Noirs. Celle-ci regroupe plusieurs plaintes et forme un dossier général s’étendant sur la Caroline du Sud, la Virginie, le Deleware et le District de Columbia. Le révérend reçoit aussi une aide de taille en la personne de Thurgood Marshall qui deviendra plus tard le premier juge noir nommé à la Cour suprême.
Le 17 mai 1954, l'heure de la victoire sonne enfin. La Cour suprême des Etats-Unis juge à l'unanimité que cette ségrégation scolaire est contraire à la Constitution estimant qu’elle viole le 14
ème Amendement qui garantit à chacun une protection égale sur le territoire américain. La Cour promulgue l'arrêt intitulé "Brown v. Board of Education" (Brown contre le Bureau de l'éducation de Topeka). L'arrêt stipule que "
séparer les enfants noirs des autres enfants du même âge uniquement à cause de leur couleur de peau provoque un sentiment d’infériorité quant à leur statut dans la communauté, qui peut affecter leurs cœurs et leurs esprits d'une manière définitive".
Ce 17 mai 1954 restera comme une date phare du mouvement des droits civiques. Cinquante ans plus tard, à quelques jours près, le 29 avril 2004, Linda Brown raconte son histoire lors d'un très émouvant discours à l'occasion du 50ème anniversaire du décret portant son nom (voir vidéo ci-dessous).
"Mon père se posa alors cette question -Pourquoi ? Pourquoi dois-je expliquer à ma petite fille qu'elle ne peut pas se rendre à l'école qui se trouve à deux blocs de la maison ? Pourquoi n'a-t-elle pas le droit d'aller à l'école avec ses copains de quartier, des latinos, des blancs ? Pourquoi ?", lance-t-elle à la tribune.
Pour Sherrilyn Ifill, la responsable de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), cette
"décision de la Cour suprême est la plus importante du XXe siècle". Conformément à l'application de ce décret, les gouvernements du sud doivent alors – bien souvent contre leur gré – lancer des plans de déségrégation.
Cependant la promulgation de cet arrêt n'ouvrit pas
"instantanément, ni sans douleur les murs qui divisaient tant notre pays", comme le note en 2014, le ministre américain de la Justice, Eric Holder. En 1957, l'armée avait même dû intervenir sur ordre du président Dwight Eisenhower, au lycée central de Little Rock, dans l'Arkansas, pour permettre à des élèves noirs d'intégrer l'établissement. La ségrégation de fait perdure. Jusqu’aux années 1960 et même 1970, des élèves noirs souhaitant aller dans des écoles mixtes publiques sont la cible de violences. Si certains Etats contournent la loi en donnant des fonds à des écoles privées blanches, d'autres en revanche mettent en place des transports scolaires mixtes, le "bus-ing", destinés à emmener des élèves dans des écoles d'autres quartiers et à promouvoir ainsi mixité sociale et raciale.
Qui était Linda Brown ?
"Elle est un exemple de la façon dont des écoliers ordinaires ont occupé le devant de la scène pour transformer ce pays", écrit Sherrilyn Ifill dans un communiqué annonçant lundi 26 mars 2018, le décès à 76 ans de Linda Brown.
Ce n'était facile ni pour elle ni pour sa famille mais son sacrifice a brisé des barrières.
Sherrilyn Ifill, responsable de la NAACP
"Linda Brown fait partie de ces jeunes gens héroïques qui, avec sa famille, se sont courageusement battus pour mettre fin au symbole ultime de la suprématie blanche -la ségrégation raciale dans les écoles publiques", ajoute-t-elle.
"Ce n'était facile ni pour elle ni pour sa famille mais son sacrifice a brisé des barrières". [Merci Linda Brown d'avoir défendu ce qui est juste et de faire preuve de bravoure.]
D'écolière en lutte avec sa famille, Linda Brown était devenue elle-même enseignante. Elle donnera aussi des cours de piano tout en travaillant avec sa soeur à la Brown Foundation fondée en 1988 pour poursuivre la lutte contre les ségrégations.
Le gouverneur du Kansas Jeff Colyer a estimé sur Twitter que
"la vie de Linda Brown nous rappelle que parfois ce sont les personnes les plus inattendues qui peuvent avoir un impact incroyable et qu'en servant notre communauté nous pouvons réellement changer le monde". "L'arrêt Brown a fait de l'Amérique un rayon d'espoir pour le reste du monde, il nous a appris que grâce à la loi, nous pouvions mettre fin à un système de caste basé sur la race et oppressif", a réagi pour sa part l'Union américaine pour les libertés civiques (ACLU).
"Aujourd'hui nous rendons hommage à Linda Brown et à tous les combats qu'il nous reste à gagner", a ajouté cette organisation.
Linda Brown est morte comme elle a vécu, à Topeka, dans la discrétion, après avoir endossé modestement son rôle dans l'histoire des droits des Noirs.
"Parfois, c'est un problème, mais c'est toujours un honneur", avait-t-elle confié dans un entretien accordé au Herald Tribune. On sait d'elle qu'elle a été mariée plusieurs fois et qu'elle a eu une fille, Kimberly Smith.
"Les jeunes peuvent être plus petits, mais ils ont le pouvoir de créer de grands changements. Linda Brown, un exemple brillant.", peut-on lire parmi les nombreux hommages qui lui sont faits sur la twittosphère.
"Prenez note, la NRA et le GOP ('Grand Old Party', le parti républicain américain, ndlr)", est-il aussi écrit en référence à cette nouvelle bataille menée par la jeunesse américaine, contre les armes à l'école.