Fil d'Ariane
La figure de la mater dolorosa, la mère de douleurs : voilà ce qu'attend notre société, héritière du patriarcat, d'une femme qui vit le deuil d'un enfant. À l'aune de la mort du jeune Nahel en France, que dire du rôle assujetti aux mères, en particulier dans les quartiers populaires ? Réponse avec l'autrice et militante féministe et antiraciste Fatima Ouassak. Entretien.
Mounia M., la maman de Nahel, lors de la marche blanche organisée à Nanterre, au nord de Paris, le 27 juin 2023, en hommage à son fils, tué par un policier lors d'un contrôle routier. Pourquoi cette image a-t-elle tant choqué ?
L'image a beaucoup fait parler. Sur la Toile, mais aussi dans les discussions que les un.e.s et les autres ont pu avoir entre amis, voisins, collègues, etc, depuis le début de l'affaire Nahel, du nom de ce garçon de 17 ans, tué par balle par un policier le 27 juin 2023 à Nanterre, dans le nord de Paris.
D'elle, on ne connait que le prénom suivi de l'initiale de son nom : Mounia M. Mais plus que son patronyme, c'est son sourire qui a marqué les esprits. La mère de Nahel, défilant au coeur du cortège de la marche blanche organisée en hommage à son fils, qui a rassemblé plusieurs milliers de personnes dans les rues de cette ville de banlieue parisienne, au lendemain du drame. Une maman filmée en direct par les caméras de télévision mais aussi par des dizaines de smartphones.
Qu'on la voit sur le toit d'un camion, entre rire et larmes dans les bras du rappeur Rohff ou sur une moto pétaradante au milieu de la foule et là voilà aussitôt sur internet et sur les réseaux sociaux la cible de critiques, d'attaques, d'insultes -activement relayées par les réseaux d'extrême droite - du genre "Avec une mère comme ça, on comprend pourquoi son fils en est arrivé là" , "Mdr, une mère doit être avec son fils, pas sur une moto, pfff", "On se croirait au carnaval", "Choqué par la mère qui se comporte comme si elle avait gagné la coupe du monde" (sic).
Sans épiloguer sur la manière d'exprimer un deuil et de traverser un tel drame, ces réactions de haine ne peuvent que nous interpeller sur le rôle attendu, voire imposé, à une femme dans une telle situation. Celle de la mater dolorosa ? Qui n'a plus que ses yeux pour pleurer ? D'autant plus quand il s'agit d'une mère des quartiers populaires ? Voici la réaction de Fatima Ouassak, autrice de La puissance des mères (Editions La Découverte), et fondatrice de l'association Le front de mères, politologue et militante féministe et antiraciste.
Terriennes : La mère de Nahel filmée souriant en haut d'un bus, lors de la marche blanche, à l'inverse de la mater dolorosa que tou.te.s voudraient voir a été vivement critiquée, voire insultée. Cela aurait-il pu être le cas pour un père ?
Fatima Ouassak : Je ne sais pas, mais effectivement, cette discrimination, cette stigmatisation de la mère de Nahel est liée au fait qu'il s'agit d'une mère. Il y a certainement un aspect sexiste et misogyne dans ces réactions. Mais il y a aussi le fait qu'elle demande la vérité et la justice suite à un crime policier.
On les insulte. On les traite de prostituées, de mauvaises mères parce que de bonnes mères pleurent leurs enfants pudiquement. Fatima Ouassak
Cette stigmatisation s'inscrit selon moi dans l'histoire des mères en France et à l'international. Il y a un premier exemple que j'ai mis en exergue dans mon ouvrage La puissance des mères (La Découverte, éditions, mars 2023), celui des folles de la Place de Mai. Ces mères dont les fils ont disparu -morts torturés- en Argentine décident de s'organiser pour réclamer vérité et justice en se rassemblant sur cette place à Buenos Aires. Tout de de suite, on les insulte, on les traite de prostituées, de mauvaises mères parce que de bonnes mères pleurent leurs enfants pudiquement, je me souviens d'ailleurs qu'il y avait beaucoup le terme de pudeur qui revenait. Elles doivent porter le deuil à l'abri des regards, dans leur chambre, c'est vraiment l'idée de la mère au foyer, y compris dans le deuil. Elles ont compris tout de suite cette disqualification et elles en ont fait quelque chose de subversif, de révolutionnaire. Elles se sont dit "Ah, vous nous traitez de folles, et bien oui folles de rage, folles d'amour pour nos fils, et donc nous on s'auto-définit comme folles de la Place de mai." L'hystérie, la folie, ces notions, elles se les sont réappropriées.
Autre exemple intéressant, et là on est beaucoup plus proche de la mère de Nahel, ce sont les folles de la place Vendôme, dans les années 80 à Paris. Elles ont vu leur fils tués par la police, il y avait à cette époque en réalité beaucoup plus de morts. Et comme celles de la Place de Mai, elles se rassemblent place Vendôme et là aussi, elles se font frapper, insulter, on les tire par le bras, on leur dit "Rentrez chez vous espèces de folles". Il y a là aussi une assignation à résidence. En gros, si vous voulez pleurer vos enfants, faites-le chez vous, pas dans l'espace public.
On retrouve quelque chose de cet ordre là concernant la mère de Nahel ?
Oui, une bonne mère se doit de rester chez elle, ne monte pas sur un camion. Une mauvaise mère, c'est une mère qui n'est pas pudique. On lui a reproché de sourire.
On lui a reproché de sourire.(...)Son sourire était lié à l'espoir, pour se dire que son fils n'est pas mort pour rien. Fatima Ouassak, politologue, militante
J'étais également dans le cortège, totalement traumatisée par ce drame en tant que mère, car les images sont très violentes, mais moi aussi j'avais le sourire ce jour-là car je me réjouissais qu'autant de personnes se mobilisent. Pour me rendre à Nanterre, j'étais dans le RER avec de jeunes filles qui étaient venues spécialement de Dijon, elles étaient sept/huit. Il y avait d'ailleurs beaucoup de femmes et de filles jeunes dans ce rassemblement, je tiens à le signaler car c'est un phénomène intéressant. Elles se sont déplacées pour soutenir cette maman, pour dire : "On ne veut plus ça".
La mère de Nahel s'est dit que peut-être grâce à cet élan de solidarité la justice va pouvoir se faire. Son sourire était lié à l'espoir, pour se dire que son fils n'est pas mort pour rien. Elle en a fait quelque chose de subversif et révolutionnaire. Je pense que les attaques qui la visent sont liées également à sa déclaration avant le rassemblement, lorsqu'elle a appelé à une marche rebelle, beaucoup lui ont reproché ça.
Nous les mères des quartiers populaires, on attend de nous qu'on soit des mères tampons, pour tempérer la colère de nos enfants. Dès qu'il y a des émeutes, on nous demande de calmer la jeunesse. Une demande légitime pour la partie casse, pillages etc. Mais c'est aussi légitime de dire à l'Etat que le crime qui a été commis est symptomatique du traitement qui est fait à la jeunesse des quartiers, et qu'on veut une réponse à la hauteur de ce qui s'est passé. Il y a une sidération dans laquelle une grande partie de la population française s'est retrouvée, peut-être que cela ne se retrouve pas sur les réseaux sociaux car il y a beaucoup de trolls et de militants fascistes, mais autour de moi, partout, les gens sont choqués par ce drame. Et selon moi, l'Etat n'a pas apporté la réponse attendue, sauf peut-être lors des tous premiers jours en qualifiant cet acte d'injustifiable.
Depuis, les autorités en appellent à la responsabilité des parents et en premier lieu aux mères de surveiller leurs enfants ?
C'est toute la notion de mère tampon, qui a pour fonction de tempérer les colères des jeunesses des quartiers. Cela ne date pas d'aujourd'hui. Déjà lors des évènements de 2005 (des émeutes avaient éclaté après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, ndlr), tout au long des trois semaines d'émeutes qui ont suivi, on a dit que c'était "la faute des parents s'ils étaient morts", ou "parce que les parents sont polygames", "démissionnaires", "qu'ils font des enfants pour toucher des allocations familiales" etc... Cette notion, elle a été institutionnalisée à ce moment-là.
Mais alors où sont les pères ?
Ils sont là, même si on ne les voit pas et qu'ils ne sont pas mis en avant mais c'est lié au fait qu'on réserve le rôle de tampon aux mères. C'est traditionnel.
Quand l'enfant sort du rang, crie à la maison, qui dit chut à la maison ? C'est la mère. C'est un rôle tampon qui est dévolu aux mères, et qu'imposent aussi les institutions. Fatima Ouassak
Et ça ne concerne pas que les quartiers populaires et les mères non blanches. De manière générale, ce sont elles qui ont comme fonction de calmer le jeu, et non les pères. Quand l'enfant sort du rang, crie à la maison, qui dit chut à la maison ? C'est la mère. Ce rôle tampon est dévolu aux mères, qui est aussi imposé par les institutions. On voit bien qu'aujourd'hui, les autorités n'interpellent pas les pères mais les mères.
Récemment, c'est la grand-mère de Nahel qui a lancé un appel au calme, là encore c'est une femme qui monte au front . Vous avez fondé le Front de mères, selon vous, quel rôle peuvent-elles jouer ?
Franchement, dans l'immédiat, leur rôle, il est minime hormis jouer les mères tampons, et c'est ce qu'elles font déjà. Mais nous justement au Front de mères, on ne veut pas être cantonnées à ce rôle, on veut être solidaires de nos enfants, car souvent on cherche à nous opposer, les mères à nos fils. Alors que l'on comprend leur colère, et qu'on la ressent aussi. On veut bien sûr les protéger, et on va leur parler. Mais dans des quartiers où il y a beaucoup de casse, bien sur ça se voit beaucoup, mais la casse institutionnelle, elle, ne se voit pas, quand on ferme un service social, un hôpital.
C'est justement parce que nous sommes aux premières loges de la transmission et de l'éducation qu'il faut utiliser ce rôle comme outil stratégique. Fatima Ouassak
Pour moi, il y a quelque chose à faire. C'est justement parce que nous sommes aux premières loges de la transmission et de l'éducation qu'il faut utiliser ce rôle comme outil stratégique. C'est pour cela qu'on a fondé le Front de mères. Faisons de ce rôle qui nous est imposé un levier politique. Ce sont les mères qui déjà tiennent les quartiers populaires, il suffit de regarder le tissu associatif, la solidarité, les maraudes. Cela s'est vu pendant la période du covid. La seule manière de protéger nos enfants, c'est de s'organiser. Lorsque Emmanuel Macron en appelle à la responsabilité, c'est de manière individuelle. Il demande ça aux femmes qui élèvent seules leurs enfants, qui sont dans des situations précaires, qui travaillent tôt le matin, tard le soir. C'est n'importe quoi. Nous, ce qu'on fait c'est d'en appeler à la responsabilité collective.
À lire aussi dans Terriennes :