Fil d'Ariane
C’est un récit mille fois répété : sentant que la beauté de sa muse transcende la réalité, l’artiste en tire un chef-d'œuvre. À mille lieues du cliché du génie et de son égérie, l’artiste visuelle Mireille R. Champagne et l’autrice Gabrielle Boulianne-Tremblay font de cette relation un moteur de réappropriation et d’affirmation, comme l’ont fait avant elles plusieurs femmes que l'histoire de l’art a oubliées.
"C’est tellement beau! s'exclame Gabrielle Boulianne-Tremblay, les yeux brillants. Celle qui vient de remporter le Prix des libraires pour son roman La fille d’elle-même, première autofiction québécoise sur la transidentité, s’approche de son portrait en faisant claquer ses talons hauts couleur crème dans la salle de l'Institut national, une galerie d'art contemporain du Vieux-Montréal.
Se détachant d’une nuit d’encre, son incarnation sur le canevas se tient défiante et lumineuse, émergeant du sol comme une créature divine à mi-chemin entre femme et lichen. "Je t’ai représentée en Diane", la déesse romaine de la chasse, dit justement Mireille R. Champagne en examinant la toile avec un grand sourire, ses cheveux bruns retenus en un chignon serré.
Près d’elles, une autre toile intitulée La petite mort montre Gabrielle recueillie parmi une clairière de fleurs sauvages. Créées à partir de photographies mises en scène par Mireille et immortalisées par son ami, le photographe Kevin Millet, les deux œuvres sont le résultat de la volonté d’une femme artiste de canaliser sur une toile son admiration pour une autre artiste.
"Gabrielle est une femme magnifique dont j’ai pris l’image pour l’insérer dans mon monde fantastique. Même si la manière dont je la représente n’est pas toujours liée à qui elle est, je trouve ça important de dire qu’elle est ma muse, parce que sa personne et son œuvre m’inspirent. Pour moi, c’est une manière de la mettre de l’avant et de valoriser un lien artistique qui me nourrit", explique Mireille.
Revendicateur comme geste ? Absolument. Novateur ? Pas tout à fait, mais on l’a largement oublié. Mireille et Gabrielle se réapproprient une relation, "celle d’artiste et de muse, qui a été tellement déformée par la discipline de l’histoire de l’art qu’on a oublié le vrai apport des muses dans la création et, aussi, l’existence des femmes artistes en général," note Ersy Contogouris, professeure au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal.
Quelques jours avant sa visite à la galerie, Mireille R. Champagne était dans son atelier, un bunker pas de fenêtres situé dans le sous-sol d’un immeuble du boulevard Saint-Laurent, à Montréal. Au-dessus du plancher en béton, une immense toile évoquant le Dune de Frank Herbert montre une figure humaine sortant du sable.
Ce roman-là m’a beaucoup inspirée. Alors, quand j’étais en voyage avec mon chum, je me suis mise dans une espèce de costume de ver et j’ai creusé dans le sable pour me prendre en photo comme si j’étais une créature du désert, et je me suis peinte, raconte en riant l'artiste de 31 ans.
Diplômée en beaux-arts de l’Université Concordia, à Montréal, Mireille R. Champagne a d’abord fait carrière comme mannequin. Son visage – mille fois transformé par des logiciels de retouche, devenu lui aussi une sorte de produit affiché sur du papier glacé – a fini par lui devenir presque étranger. C’est grâce à l’autoportrait qu’elle a eu l’impression de reprendre le contrôle de son image.
Le mannequinat, ça peut être génial, mais peu importe le niveau où tu te rends, tu es là juste pour ton enveloppe de chair. J’avais besoin de me réapproprier la représentation de mon corps en y insérant mon cerveau, mon intellect.
Mireille R. Champagne, artiste
"Ce désir qu’a Mireille de se montrer comme elle se voit, ou comme elle aimerait être perçue, a aussi été canalisé dans l’autoportrait par des femmes artistes occidentales autant à la Renaissance qu’à l’époque moderne. C’est une manière de montrer au public comment tu veux qu’on se souvienne de toi, aussi," dit Ersy Contogouris. Certaines des plus grandes peintres des derniers siècles en ont usé, en vain ; ce n’est que depuis la montée des revendications féministes des années 1960 que des historiennes comme Linda Nochlin ont commencé à faire la lumière sur des artistes que l’histoire avait effacées.
"Si l'on remonte à l’origine du terme en Grèce antique, même Homère disait : "Ô muse, inspire-moi!" Il se voyait comme la courroie de transmission d’une inspiration divine qui lui était activement donnée. Il n’est pas tombé sur une muse à moitié nue dans une clairière, les nichons à l’air, à qui il a donné une légitimité par son simple regard !" ajoute en riant Ersy Contogouris.
Les muses ont aussi longtemps été décrites comme des objets de désir, bien que ces récits romantiques d’amours folles consommées dans des ateliers de Montmartre commencent à être examinés sous un jour nouveau. L’exposition Picasso. Figures, présentée en 2021 au Musée national des beaux-arts du Québec, a récemment mis de l’avant les questions soulevées par les comportements répréhensibles, parfois violents qu’un des grands peintres du siècle dernier a eus avec plusieurs de ses muses, notamment Marie-Thérèse Walter et Dora Maar.
À l'occasion de la 5ème édition du festival "Les femmes s'exposent" à Houlgate, rencontre avec la photographe @anais.boudot. L'objet de son oeuvre : mettre en lumière les femmes , compagnes, muses du peintre Picasso, qui ont été oubliées en tant qu'artistes à part entière. pic.twitter.com/RpX7FzsUBZ
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) June 30, 2022
Leur contribution effacée, ou leur souffrance oubliée, autant les muses figurant sur certaines des plus grandes œuvres des derniers siècles que les femmes artistes commencent à peine à recevoir leur dû sur les cartels de musée. Mais qu’arrive-t-il lorsque la société se transforme, que le regard change et que les gens qui tiennent les pinceaux se diversifient ?
Au fil des toiles, Mireille R. Champagne a tourné son attention vers d’autres visages que le sien. C’est l’envie de mettre de l’avant des gens chers à ses yeux qui a guidé ses pinceaux. Bien vite, l’idée de peindre Gabrielle Boulianne-Tremblay s’est imposée dans son esprit.
C’est au cours de soirées arrosées et flamboyantes au Drague et au Ninkasi que les regards des deux femmes se sont d’abord croisés, alors qu’elles demeuraient à Québec à la fin des années 2000. Gabrielle était déjà un personnage qui faisait partie du paysage nocturne de la ville. Elle m’intriguait beaucoup et, depuis, je n’ai jamais cessé de suivre son travail, dit Mireille.
Je n’en revenais pas quand Mireille m’a appelée pour m’offrir de figurer dans une de ses toiles. J’étais super émue, avoue Gabrielle. L’enthousiasme à l'idée que son image soit immortalisée n’aurait pas été une évidence pour elle auparavant.
Enfant, j’étais incapable de me faire regarder, parce que j’étais tellement mal dans ma peau.
Gabrielle Boulianne-Tremblay, autrice
Alors qu’elle amorçait sa transition, au début de la vingtaine, elle a senti l’attention qu’on lui porte changer du jour au lendemain. Il y a eu un switch [un changement]. "Tout d’un coup, les hommes me regardaient autrement. C’est un regard qui touche, qui prend, sans demander la permission", note celle qui a été la première actrice trans à être nommée aux prix Écrans canadiens en 2016 pour son rôle dans le film Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau.
C’est pourtant grâce au regard empathique d’un homme de son entourage qu’elle a commencé, pour la première fois, à apprivoiser son corps. Après avoir accepté de poser pour une séance de portraits avec lui, elle a pleuré en voyant les photographies. "Je me suis dit : c’est comme ça que les gens me voient ? Ça m’a aidée à accepter ma morphologie, à être moins dure avec moi-même," explique l'autrice de 32 ans.
Aujourd’hui, plusieurs artistes de couleur, autochtones, queers ou femmes utilisent cette force de l’art et en subvertissent les codes pour se représenter et représenter leur univers, et ça frappe l’imaginaire.
Ersy Contogouris, chercheuse
"En participant à la construction du regard qu’on peut avoir sur soi et sur les autres, l’art possède ainsi un pouvoir immense. Aujourd’hui, plusieurs artistes de couleur, autochtones, queers ou femmes utilisent cette force de l’art et en subvertissent les codes pour se représenter et représenter leur univers, et ça frappe l’imaginaire puisqu’auparavant, en les effaçant de l’histoire de l’art occidentale et en leur en fermant les portes, on niait leur existence, fait remarquer Ersy Contogouris. Cette façon qu’a eue Mireille de peindre Gabrielle s’inscrit tout à fait dans cette volonté, selon la professeure. On le voit tout de suite que Mireille essaie de représenter tout le pouvoir de Gabrielle. Tu as un sujet là-dedans, pas un objet," souligne-t-elle.
Pour la professeure, cette valorisation du travail de tous les horizons est une manière de combler de grandes lacunes dans notre compréhension de l’art passé, et peut-être aussi une façon de s’assurer qu’à l’avenir, chacun puisse avoir une part du gâteau : "Ce n’est pas parce qu’on fait plus de place à une artiste femme noire ou autochtone qu’on enlève quoi que ce soit comme reconnaissance aux autres artistes ; on les aime et on les admire tout autant. Mais je crois sincèrement qu’il y a de la place à table pour tout le monde." De ça, Mireille et Gabrielle en sont convaincues. Je pense qu’on a vraiment été "brainwashées", jeunes, à croire que les femmes étaient en compétition, qu’on doit être la meilleure. Quand on s’enlève ça de la tête, on réalise à quel point on est toutes magnifiques, dit Gabrielle.
À l'Institut national, ses doigts flottent au-dessus de chaque détail de la toile, suivant la courbe de la texture sur sa peau. Lentement, elle recule pour prendre la pleine mesure du reflet que lui renvoie l'œuvre. La Gabrielle de 20 ans n’y aurait pas cru. Je pense que ça m’aurait fait peur. Ça m’a pris du temps pour apprivoiser la force que j’avais en moi, et là… ça me le confirme.Sur le mur voisin, des toiles colorées de l’artiste Kezna Dalz montrent des femmes noires alanguies, ou encore en train de se brosser les cheveux. En face, deux œuvres immenses de la peintre Sfiya dépeignent des scènes familiales dans une cuisine marocaine, où rôde le spectre du mauvais œil. Malgré la pluie qui tombe ce jour-là, on sent dans la galerie quelque chose comme un vent de fraîcheur qui ne semble pas près de vouloir s’essouffler.
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