Musine Kokalari : écrivaine oubliée d'Albanie

L'histoire est depuis toujours très généreuse avec ses protagonistes masculins et trop discrète sur ses héroïnes. Il est un nom qui mériterait bien de figurer dans l'une de ces publications qui, de nos jours, remettent en lumière les femmes invisibilisées par une mémoire sélective guidée par le patriarcat, c'est celui de Musine Kokalari, première écrivaine d’Albanie. 

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Musine Kokalari

Musine Kokalari

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Dans une ruelle de Tirana, parmi les effluves de fleurs méditerranéennes et à l’abri de la circulation de la capitale, un tout petit musée, créé par l’entrepreneur local Dritan Gremi, est dédié au sculpteur Agim Rada, esprit libre et ennemi de la dictature. 

Dritan Gremi est à la tête d’un empire du tourisme médical à Tirana. Jeune, il a été migrant sans le sou en Italie, il sait ce qui signifie de fuir une dictature ; aujourd’hui, il consacre une partie de sa fortune à la bataille contre les totalitarismes, à travers des oeuvres et des lieux dédiées à la mémoire, comme ce musée. Dritan Gremi veut montrer chaque portrait, chaque lettre, chaque livre qui retracent l’histoire d’un pays resté isolé pendant cinquante ans, et tous les objets capables d’évoquer les gestes des héros solitaires sacrifiés par le regime. 

Parmi les photos, les peintures et les lettres qui attirent le regard des rares visiteurs, une image se détache, le portrait en noir et blanc d’une femme, très belle, aux grands yeux noirs expressifs, animés d'une expression stoïque et profonde qui défie l’horreur qui l’entoure. C'est la photo du procès de Musine Kokalari. 

Musine Kokalari

Musine Kokalari à son procès, en 1946.

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Un texte précurseur

Née le 10 février 1917 à Adana, en Turquie, alors faisant partie de l’Empire ottoman, Musine Kokalari appartient à une famille originaire de Gjirokastër, un village riche en patrimoine historique, caché dans les montagnes albanaises. Elle a trois ans lorsque ses parents decident de rentrer en Albanie. L’enfant se passionne tôt pour la lecture et traine des heures dans la librairie que son grand frère Vesim vient d’ouvrir à Tirana. 

Une fois adulte, la jeune femme part terminer ses études à Rome, où elle fait la rencontre de groupes d’étudiants anti-fascistes et anti-communistes. Après son retour au pays, en 1939 elle publie l’ouvrage Siç më thotë nënua plakë ("Comme le dit ma grand-mère") : dix comptes inspirés au quotidien des femmes de Gjirokastër, au coeur d’une société misogyne et patriarcale, marquée par des traditions ancestrales comme celle du kunon, le code de droit coutumier médiéval auquel se réfèrent encore aujourd’hui certaines communautés rurales albanaises, code où la place de la femme implique la soumission et le silence face à l’autorité masculine. 

Comme le dit ma grand-mère est le premier livre rédigé et publié par une femme en Albanie, et ses mots sont perçus comme un texte féministe précurseur. Comme pour réhabiliter le nom de Musine Kokalari, balayé par le tsunami des événements historiques et tombé dans un oubli flagrant et injuste, sa ville natale de Gjirokastër lui consacre désormais un musée, ouvert au printemps 2024.

Répression

Dans les années 1940, la librairie du frère Vesim, là où elle rêvait et se nourrissait de mots lorsqu’elle était enfant, est devenue un lieu de rencontre d’intellectuels, d’artistes et d’esprits libres en tout genre. Voici qui attire les soupçons du parti communiste. Enver Hoxha, le dictateur paranoïaque, vient de prendre le pouvoir en 1944 et le gardera d’une main de fer jusqu’à sa mort. En cette année maudite, les deux frères ainés de l’écrivaine sont arrêtés et exécutés à l'issue d'un procès sommaire.

Deux ans plus tard, après avoir écrit aux Forces Alliées basées à Tirana une lettre réclamant des élections libres, Musine est à son tour arrêtée par la police du regime. La légende dit que Hoxha tomba amoureux d’elle, il semble que le dictateur la demanda en mariage – elle refusa. Ce "non" et ses idées politiques contraires au communisme lui ont valu sa descente aux enfers. Ce qui est certain, c’est que l’écrivaine albanaise et le dictateur ont entretenu une correspondance nourrie lorsque Musine était étudiante à Rome ; tous deux étaient amis, avant que Hoxha devienne le dictateur que l’histoire a retenu. 

Musine Kokalari

Musine Kokalari, en habit traditionnel albanais.

Courtesy Linda Kokalari/ Musine Kokalari Institute

Années sombres

Musine Kokalari passe dix-huit ans en prison, victime de tortures, puis elle est est envoyée dans la ville de Rrëshen, dans le nord du pays, et obligée de travailler comme balayeuse de rue. Pendant sa détention, elle n’a jamais renié ses convictions et entretenait un vif échange épistolaire avec Hannah Arendt. 

A sa sortie de prison, elle est interdite d’écriture et le restera pour le reste de sa vie, bien que certains manuscrits clandestins aient été retrouvés. Elle meurt des suites d’un cancer en 1983. L’Etat albanais lui a refusé toute aide médicale. 

Comme le disait ma grand-mère

Siç më thotë nënua plakë ("Comme le dit ma grand-mère")

Répression

Hoxha avait transformé sa patrie en une sorte de Corée du Nord d’Europe, isolée des pays du pacte de Varsovie suite à des désaccords stratégiques. L’Albanie est engagée dans un couloir d’années sombres, où les fonctionnaires de la machine d’Etat étaient là pour écraser tout élan de liberté, toute bribe de culture, toute volonté d’individualisme ou de libre arbitre.

A coté du portrait de Musine, dans le petit musée dédié à Agim Rada, il y a un tableau, une peinture à l’huile qui exprime bien la terreur qui empoisonnait la vie des artistes et des intellectuels sous la dictature. 

Il représente un groupe de soldats former un petit rassemblement : les hommes en uniforme semblent discuter entre eux. Le peintre en question voulait ainsi célébrer les soldats de Hoxha mais son zèle patriotique lui joua un mauvais tour. Les fonctionnaires du régime décidèrent en faites que dans le tableau manquait un élément symbolique indispensable a leurs yeux… un feu de camp, emblème de l’union et de la force du communisme albanais. 

Le peintre fut ainsi arrêté, sa voix éteinte à jamais, sa mémoire réduite en cendres. 

Le "sentier des viols"

Comme les écrivains juifs célèbres dans l’Allemagne des années 1940 sont tombés dans l’oubli, il en fut de même des artistes et écrivains albanais qui ont osé défier le régime ou simplement exprimer leur art. Ce genre de sort était commun à celui de milliers d’opposants politiques dont on ne sait plus rien, à l’instar de Musine Kokalari, ou de ceux qui furent envoyés dans la sinistre prison de Spaç, au milieu des montagnes arides du centre du pays. 

Le cinéaste Niko Ajazi, qui est actuellement en train de réaliser un film sur ce centre de détention, explique comme les membres des familles des prisonniers, ayant perdu tout droit, devenaient des parias. Les derniers 7 km de la route qui conduit à la prison devaient se parcourir à pieds – un sentier surnommé "le sentier des viols". Les femmes qui rendaient visite à leur père ou à leur conjoint détenu à Spaç pouvaient s'y faire dépouiller et violer impunément sur le chemin.

Musine Kokalari en 1945

Musine Kokalari en 1945.

Wikicommons

Le poids du "kunon"

Si les femmes sont encore vulnérables dans l’Albanie d’aujourd’hui, elles l’étaient dix fois plus sous le regime. Encore aujourd’hui l’Albanie souffre des effets néfastes du kunon sur la vie de ses habitantes, le contrôle des femmes est très fort et dans de nombreuses familles rurales c’est le père qui doit consentir à ce que sa femme ou ses filles s’expriment. 

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Que dire du courage extrême montrée par Musine Kokalari dans les années 1940, face à la dictature de Hoxha, face à son virilisme obtus et cruel, face à une société où la misogynie était naturellement ancrée dans les traditions ? Musine était femme, dans un pays où les femmes comptaient peu, elle était écrivaine, sous un regime qui détestait les écrivains, elle était libre, dans un lieu où la liberté n’avait pas le droit d’exister. 

"Je ne suis pas communiste, et ce n'est pas un crime... Je n’ai pas à être communiste pour aimer mon pays", s'exclama-t-elle durant son procès. Elle savait qu’en prononçant ces mots, sa vie prenait le tournant vers l’enfer. Elle savait que, puisque femme, sa punition n'en serait que plus sévère. Mais elle s’est exprimée, regardant ses adversaires droit dans les yeux, sereine, comme sur cette photo en noir et blanc qui la rend immortelle. 

Timbre Musine Kokalari

En 2017, un timbre Musine Kokalari a été édité en Albanie.

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