Fil d'Ariane
D’après l’UNICEF, 30 millions de filles risquent d’être excisées au cours des dix prochaines années dans le monde. Sur le terrain, des associations militent et sensibilisent les communautés pour tenter d'endiguer cette pratique. Entretien avec Marie-Claire Koulibaly, présidente de l'association Les Orchidées rouges.
Fillettes dans les rues de Sintet, en Gambie, le 26 juillet 2024. La Gambie est alors en proie à un débat houleux sur l'excision.
Chaque année, à l'occasion du 6 février, Journée mondiale de lutte contre les mutilations génitales féminines, il est nécessaire de rappeler ces chiffres. Des chiffres qui, hélas, n'oscillent guère dans le bon sens. L’excision est encore et toujours pratiquée dans 92 pays à travers le monde, soit sur quatre continents sur cinq. Aujourd’hui, seuls 31 pays acceptent de transmettre leurs données concernant le nombre de filles et de femmes ayant subi une excision.
Voici la liste des pays africains où l'excision ne serait pas pratiquée : Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Guinée Equatoriale, Gabon, Congo, Cabinda, Rwanda, Burundi, Angola, Namibie, Zambie, Mozambique, Malawi, Zimbabwe, Botswana, Swaziland, Lesotho, Afrique du Sud, Madagascar, Comores
D’après End FGM Europe, 190 000 filles vivant dans l’Union Européenne sont menacées d’excision. L’ONU estime que 3 millions de cas supplémentaires d’excision sont à craindre d’ici 2030.
La carte des pays où l'excision est pratiquée.
Aujourd'hui encore, des milliers de jeunes filles risquent d’être excisées lors d’un séjour dans leur pays d’origine ou celui de leurs parents. En juin 2024, la campagne "Impatiente à l’aller, mutilée au retour", portée par l'association Excision, parlons-en, a été lancée par les autorités françaises pour sensibiliser les jeunes filles, leur entourage et les professionnels, avant le départ en vacances d’été, aux risques liés à l’excision.
Aujourd’hui en France, on estime à plus de 125 000 le nombre de femmes excisées. Les mutilations sexuelles féminines, souvent abréviées en MSF, ou MGF pour mutilations génitales féminines, sont une violation des droits fondamentaux des femmes et des jeunes filles. Elles portent gravement atteinte à leur dignité, leur intégrité, leur santé, voire à leur vie. Elles sont pénalement interdites en France. Commises sur des mineures de 15 ans, les mutilations sexuelles féminines sont des crimes passibles de quinze ans à vingt ans de réclusion criminelle.
J'ai l'impression qu'en Côte d'Ivoire, il y a une sorte de déni autour de ça. C'est-à-dire que pour le pays, c'est quelque chose qui n'existe plus. Marie-Claire Koulibaly, pdte Orchidées Rouges
Sensibiliser ici et ailleurs, c'est justement l'un des nombreux combats que mène l'association Les Orchidées Rouges en France et en Côte d'Ivoire. Même s'ils exercent à l’étranger, les auteurs de MSF peuvent être poursuivis sur le territoire français si la victime est française ou si elle réside en France.
Si vous vous sentez menacée ou soupçonnez qu’une jeune fille de votre entourage est exposée au risque d’excision, appelez le 119 "Allo Enfance en Danger". Si vous souhaitez échanger par tchat avec des professionnelles de façon anonyme, sécurisée et gratuite, rendez-vous sur commentonsaime.fr, Afin de donner un maximum de visibilité à cette campagne et protéger un maximum de jeunes filles, n’hésitez pas à la repartager en utilisant les hashtags #AlerteExcision et #ExcisionParlonsEn.
Terriennes : en sait-on un peu plus aujourd'hui sur le taux de prévalence de femmes excisées en Côte d'Ivoire ? On parle de 30% : cela vous paraît-il toujours d'actualité ?
Marie-Claire Koulibaly : Oui, à mon avis c'est toujours d'actualité. Il est vrai que tout le monde n'est pas d'accord sur le taux, puisqu'une étude avec l'OCDE au niveau de la Côte d'Ivoire évoque le chiffre de 20%. Si je ne suis pas d'accord, c'est que nous constatons sur le terrain que c'est beaucoup plus récurrent que ce que l'on croit. J'ai même l'impression qu'en Côte d'Ivoire, il y a une sorte de déni autour de ça. C'est-à-dire que pour le pays, c'est quelque chose qui n'existe plus.
Je n'en peux plus d'entendre des gens dire "mais ça c'est au village". Arrêtez ! On mutile aussi les filles à Abidjan ! Marie-Claire Koulibaly
Pour nous, les alertes continuent, et pas que dans les campagnes. Je vais insister là-dessus parce que je n'en peux plus d'entendre des gens dire "mais ça c'est au village". Arrêtez ! On mutile aussi les filles à Abidjan ! Oui, c'est devenu une mégalopole, mais ces atrocités continuent et il faut le reconnaître, parce que si l'on veut combattre quelque chose, il faut commencer par reconnaître son existence. Et ça, c'est une réalité.
Même même si les chiffres de l'UNICEF datent, les 36,7%, pour moi, sont toujours d'actualité parce qu'on continue à rencontrer des personnes qui sont victimes, y compris des fillettes. On ne peut pas nous faire croire que c'est une pratique du passé, elle est encore d'actualité, on doit sévèrement la combattre.
Pourtant, la loi de 1998 prévoit des sanctions, des peines de prison, des amendes. Est-elle appliquée réellement sur le terrain ?
Non, malheureusement, elle n'est pas appliquée. Il y a très peu de dépôts de plainte déjà, pour commencer, et même quand il y a dépôt de plainte, cela n'aboutit pas vraiment. Donc non, la loi de 1998 n'est toujours pas appliquée, parce que les gens ne portent pas forcément plainte, puisque ce n'est pas dans la culture africaine de porter plainte contre un membre de sa famille. C'est toujours compliqué : même si une personne veut porter plainte, elle va être découragée par son entourage, voire même par celui qui doit prendre la plainte. Donc la question se pose aussi de la formation des agents. Après, les dépôts de plainte n'aboutissent pas à des condamnations.
Quelles en sont les répercussions sur la manière dont l'excision continue d'être pratiquée ?
Une loi, c'est fait pour dissuader les gens, mais au lieu de les dissuader, celle-là les amène à se cacher pour mutiler sexuellement les filles. J'ai rencontré beaucoup de jeunes filles dans des écoles de Côte d'Ivoire, y compris à Abidjan, parce que cela ne se passe pas qu'à Korogo, que dans les villages du nord. Beaucoup de jeunes filles qui ont témoigné me disaient qu'on les a réveillées tôt le matin – parce que comme c'est puni par la loi, maintenant, on les réveille tôt le matin pour les exciser ni vu ni connu. Ce n'est pas comme à mon époque, où l'on pouvait le faire sous les yeux de tous. Maintenant c'est caché. J'ai aussi échangé avec le Fonds des Nations unies pour la population, qui me disait qu'il y a beaucoup de mutilations sexuelles sur des bébés, puisque le bébé ne peut pas dénoncer.
En même temps, heureusement qu'il y a des lois. C'est ce qui nous donne un socle pour lutter. Mais il faut que ces lois soient connues, qu'elles soient appliquées.
En tant que militante, il faut aussi tenter de faire changer les mentalités, les croyances ...
A ce combat, il faut ajouter l'éducation, la sensibilisation, la prévention et aussi l'accompagnement des personnes. Parce que des femmes accompagnées seront capables, ensuite, de protéger leurs filles et leurs descendantes.
Quels sont les principaux obstacles à cette lutte contre l'excision en Côte d'Ivoire ?
De mon point de vue, ce sont sont les traditions. La tradition a la peau dure. Elle a la peau très très dure. Quand on s'attaque aux mutilations sexuelles, on s'attaque à des questions très sensibles. On ne se fait pas des amis. Je peux vous dire que je suis dans des combats, actuellement, où ma vie est en danger. On se fait des ennemis parce que les gens pensent qu'on critique leur tradition. Alors qu'aux Orchidées Rouges, on a toujours eu un positionnement qui valorise les traditions africaines.
L'humain doit être capable de questionner les pratiques et les traditions. Une tradition doit être au service du bien-être et du bonheur des gens. Si ce n'est pas le cas, c'est qu'il y a un problème et qu'il faut arrêter. Marie-Claire Koulibaly, pdte Orchidées Rouges
Quand je vais dans les écoles, je dis aux jeunes que nous ne sommes pas là pour juger les traditions. Il y a de très belles traditions en Afrique, comme le respect des anciens, la vie en communauté, la solidarité. Aujourd'hui, ce contre quoi nous nous luttons, ce sont des pratiques qui sont préjudiciables à la vie, la santé, l'épanouissement des personnes. Et pour valoriser nos belles traditions, il faut arrêter certaines pratiques nuisibles. Une tradition doit être remise en question. Ce n'est pas la tradition qui fait l'humain, c'est l'inverse, c'est l'humain qui fait la tradition. L'humain doit être capable de questionner les pratiques et les traditions au fil du temps. Une tradition doit être au service du bien-être et du bonheur des gens. Si ce n'est pas le cas, c'est qu'il y a un problème et qu'il faut arrêter les pratiques qui ne sont pas au service du bonheur, du bien-être et de la santé des personnes. Cela a toujours été notre discours et le sera toujours.
Nous ne sommes pas dans une démarche de jugement, et pourtant, on se prend les foudres des gens qui pensent que nous sommes contre leur tradition, que nous voulons inculquer des choses qui viennent de l'Occident. Nul besoin d'être occidental pour savoir qu'il ne faut pas couper un organe à un être humain. Ça fait mal, ça tue, ça crée beaucoup de tristesse, donc il faut que ça s'arrête.
Cette lutte trouve-t-elle un écho auprès des autorités ivoiriennes ?
Nous sommes confrontés au manque de volonté politique, à des politiques qui ne prennent pas ouvertement la parole pour s'engager et dire "nous sommes contre ça, nous soutenons les associations". Les associations se battent comme elles peuvent, mais nous avons aussi besoin du positionnement politique, que les politiques disent qu'il faut que ça s'arrête, qu'ils ne sont pas d'accord. De ce côté-là, rien n'est fait. Et en plus de cela, nous n'avons pas les financements, pas d'argent ; nous avons très peu de moyens pour mener ce combat colossal.
Qui sont les plus réfractaires : les femmes ou les hommes ?
Les deux, mais surtout les femmes : les personnes qui se sont montrées les plus agressives envers nous étaient les femmes, paradoxalement. Ce n'est pas de leur faute, c'est parce qu'on leur a mis dans la tête que c'est bien pour elles. Elles sont convaincues que leurs filles doivent passer en par-là. D'où leur virulence particulière. Il m'est arrivée, après des parutions à la télévision ivoirienne, d'être attendue à la sortie du studio par des protestataires, et les plus violentes, c'étaient les femmes. Ce n'est guère étonnant, puisqu'elles-mêmes sont victimes de ce patriarcat, d'une sorte de manipulation qui fait qu'elles sont encore plus convaincues que les hommes.
En France, il y a régulièrement des campagnes sur les petites filles qui se font exciser pendant les vacances. C'est un phénomène que vous avez pu constater ?
Oui, y compris dans nos centres, puisqu'on a des centres qui accompagnent les femmes à Bordeaux, Lyon, à Paris et aussi à Abidjan. Des femmes viennent nous voir pour nous dire que leur petite fille a été excisée pendant les vacances scolaires.
Quand une fillette qui revient de vacances change d'attitude, ou que ses résultats baissent, allez creuser pour savoir ce qui s'est passé pendant les vacances. Marie-Claire Koulibaly
L'année dernière, en fin d'année, nous avons eu des appels d'écoles à Bordeaux dont des élèves étaient revenues de vacances mutilées. Suand c'est comme ça, les gamines changent de comportement à l'école. Dans nos formations, nous le disons souvent : attention, quand une fillette qui revient de vacances change d'attitude, ou quand les résultats baissent, allez creuser pour savoir ce qui s'est passé pendant les vacances.
Nous avons aussi eu une jeune fille excisée à qui on a dit : si tu le dis à ta mère en rentrant en France, tu seras à l'origine d'un conflit familial. Elle est revenue, elle n'a rien dit, et elle a eu une infection. C'est la psychologue scolaire, au bout de quatre rendez-vous, qui a réussi à la faire parler. C'est comme ça qu'ils ont convoqué la mère. Ensuite, la jeune fille a eu accès à des soins, mais malheureusement, ces cas sont récurrents.
Comment reste-t-on motivée face à tous ces obstacles ?
Je suis frustrée, je ne vous le cache pas, d'entendre les douleurs des femmes tous les jours. Quand je vais sur le terrain, dans les campagnes, et même en France, quand je vois ces femmes qui fuient leur pays à cause de l'excision ou du mariage forcé, ces femmes réfugiées qui ont vécu des atrocités sur la route migratoire. Cela me fait mal au cœur de ne pas pouvoir leur apporter davantage, faire en sorte qu'elles n'aient plus à fuir leur pays et subir tout ce qu'elles subissent sur le chemin. Mais nous allons continuer à nous battre.
C'est dur, mais ces femmes méritent qu'on se batte pour elles. La cause mérite qu'on se batte. Et moi, je suis prête à me battre jusqu'au bout. Je ne lâcherai rien.
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