Fil d'Ariane
Son parcours artistique est demeuré longtemps inconnu, et son nom éclipsé par celui de Fernand Léger, son mentor et mari. Une exposition au musée Maillol, à Paris, replace l'oeuvre de Nadia Léger dans l’histoire. Rencontre avec Léa Rangé, historienne de l’art et cocommissaire de l’exposition.
Autoportrait à la plante, 1956.
"L’important n’est pas ce qu’on a fait, mais ce qui reste à faire. Rien n’est fini". Ces mots, octroyés à Nadia Léger, résonnent comme un appel à réparer les oublis du temps.
Nadia Léger, née Khodossievitch, fille des terres austères de Biélorussie, près des rives de la Bérézina, grandit dans une pauvreté qui la façonne autant qu'elle la contraint. L'histoire agitée de son pays imprime en elle une conscience aiguë des luttes sociales et politiques, qui marquera toute sa vie. De son apprentissage dans les écoles d'art ouvertes à la révolution russe à son action dans la résistance, en passant par son engagement passionné dans les campagnes pour le Front populaire en 1936, l'art demeure son guide et son refuge.
Dans l'urgence d'un atelier glacial ou militante dans l'ombre pour la liberté, son besoin de créer reste intact, indissociable de son engagement politique et humain.
Il faut nuancer ce côté femme de l’ombre, car c’est elle qui a pris cette place. Par ailleurs, elle avait une activité militante très engagée.Léa Rangé
On pourrait penser qu’elle s’inscrit dans cette longue liste des femmes artistes que les injonctions sociales et patriarcales ont délibérément tenues dans l'ombre, au second plan. Parmi les connaisseurs, il y a débat : comment une œuvre si riche a pu être si longtemps négligée ? Comment expliquer l’oubli fragmentaire de la grande artiste ? Est-ce son adhésion ferme au communisme et son soutien au stalinisme radical ? Peut-être, même si d'autres artistes en ont moins souffert. Était-ce parce qu’elle était étrangère ? Certainement pas, car nombreuses étaient les personnalités immigrantes qui gravitaient dans le milieu artistique parisien du début du XXème siècle.
S’il y a une raison qui fait consensus, c’est qu’elle a vécu aux côtés d’un "géant", comme elle-même qualifiait Fernand Léger. Éclipsée par la notoriété de son compagnon de route, reléguée au rang de "femme de", elle a pourtant mené une carrière singulière, guidée par une liberté de création et une conviction profonde. Nadia avait choisi sa place, avec détermination.
Fernand et Nadia posent dans l'atelier de Roland Brice à Biot, en 1955.
"Maintenant que je connais un peu mieux son histoire, je sais qu’elle s’est mis volontairement au service de l’enseignement de l’œuvre du maître et de sa vision de l’art. Il faut nuancer ce côté femme de l’ombre, car c’est elle qui a pris cette place. Par ailleurs, elle avait une activité militante très engagée, tout à fait différente de son mari qui n’en n'avait pas, même si il a fini par adhérer au parti communiste", nous explique, Léa Rangé, muséographe et cocommissaire de l’exposition.
Nadia a 13 ans, lorsque sa famille, fuyant les combats de la Première Guerre mondiale et la famine, trouve refuge à Beliov, en Russie centrale. À l’aube de l'adolescence, elle manifeste une passion et un talent pour la danse, la musique et le dessin. On raconte qu’après avoir lu dans un journal un article sur Paris, "où vivent tous les artistes", elle s'enfuit de chez elle pour s'y rendre en train. Reconnue à la gare suivante, elle est ramenée chez elle.
Avec la révolution de 1917, les portes des écoles d’art s’ouvrent aux plus pauvres. Alors elle s’engouffre dans cette brèche et, contre la volonté de ses parents, rejoint l’École des Arts de Smolensk, une ville proche de la frontière occidentale.
A 15 ans elle peint son premier tableau cubiste, c’est fou de se dire qu’à cet âge, elle avait déjà compris les avant-gardes. Léa Rangé
Là-bas, elle affronte sans répit un quotidien dur, mais trouve dans ses pinceaux une échappatoire. "Elle est une femme qui m’a étonnée par sa détermination, savoir qu’elle vient d’un milieu paysan et que, très tôt, elle est animée du désir de peindre. A 15 ans elle peint son premier tableau cubiste, c’est fou de se dire qu’à cet âge, elle avait déjà compris les avant-gardes. Toute sa vie est animée par cet amour de l’art", explique Léa Rangé.
Léa Rangé, historienne de l'art et cocommissaire de l'exposition Nadia Léger au musée Maillol, à Paris.
À cette époque, l’art soviétique respire encore une certaine liberté avant d’être, à la fin de la décennie, figé dans les dogmes rigides du réalisme socialiste, auxquels Nadia, quelques années plus tard, va s’appliquer, pour le mettre en valeur.
Après sa première expérience artistique, encore très jeune, elle prend la route de Varsovie, où elle arrive en décembre 1921 pour y vivre quatre années. Cependant, sa situation reste précaire : sans ressources, elle travaille comme femme de ménage dans la pension de famille où elle réside.
En 1924, elle épouse Stanislas Graboski, un jeune artiste issu d’un milieu aisé. Tous deux décident de partir pour Paris. Animée par ses convictions, Nadia se dirige vers l’épicentre de l’art. Elle veut embrasser le lieu des avant-gardes, rencontrer le maître Léger. Elle n’a, alors, que 21 ans.
Le jeune couple s’installe dans le Quartier Latin, mais leur vie commune tourne au drame. Enceinte, Nadia doit faire face à un mari alcoolique et violent, dont le comportement devient insupportable. Elle finit par le quitter et donne naissance à sa seule et unique enfant, Wanda. Graboski disparaît de sa vie. Elle ne le reverra jamais.
Avec sa petite fille à sa charge, Nadia enchaîne les petits travaux pour survivre. Elle est employée comme servante dans une pension où, autrefois, elle occupait les meilleures chambres. Malgré ces épreuves, elle poursuit ses études avec détermination. Mieux encore, malgré des moyens limités, elle parvient à publier un magazine dédié à l’art contemporain, preuve de son inlassable passion.
Dès son arrivée à Paris, Nadia, désormais, Graboswska (patronyme féminisé de son premier mari), intègre l’Académie moderne de Fernand Léger : élève douée, elle devient aussitôt sa professeur-assistante. Au fil du temps, elle montre son travail lors des expositions collectives, tout en se constituant un réseau. Nadia, dont son nom figure officiellement dans les dépliants publicitaires, s’attache à faire la promotion de l’art du maître. En 1928, à 24 ans, Nadia devient la compagne de Fernand, âgé de 47 ans.
En 1932, elle adhère au Parti Communiste français, dans la volonté de créer un art engagé et social. Aujourd'hui, pourtant, aucune de ses œuvres ne figure parmi les peintres exposés à l’Espace Niemeyer à Paris.
Quand éclate la Seconde Guerre mondiale, l’Académie ferme ses portes. Fernand Léger est contraint à l’exil pour les Etats-Unis. Nadia, restée en France, va jouer un rôle important par son engagement actif dans la lutte clandestine. Sous le pseudonyme de "Georgette Paineau", alias Georgette K n°31, elle opère comme agent de liaison pour un réseau des FTP-MOI (Francs-Tireurs et Partisans - Main-d'œuvre Immigrée).
En s’impliquant dans des missions risquées, telles que le transport de messages, de documents ou d'informations stratégiques, tout en échappant aux recherches de la Gestapo, elle change fréquemment d'identité et de cachette pour échapper aux arrestations. Face à un autoportrait signé Nadia Petrova-Leger, Léa Rangé nous éclaire : "Elle peint Autoportrait - Le serment d’une résistante, en 1941, pour marquer son entrée dans la Résistance. C’est un portrait très engagée, qui a un coté très frontal. Elle nous fixe d’un regard déterminé, très épuré dans sa propre représentation : cheveux coiffés avec la raie au milieu et un chinon bas. Le contour, comme une racine, ou une pierre rude, peut évoquer la tourmente de l’époque. C’est pour nous montrer qu’elle résiste dans cet environnement tumultueux".
Autoportrait, Le serment d’une résistante, 1941.
Le froid et les privations de la guerre ne l’empêchent pas de continuer à travailler dans l'atelier déserté de Montrouge, créant des œuvres qui semblent défier l'oppression et la mort. Ces peintures - souvent des portraits et des autoportraits - sont marquées par une expression d'espoir et de survie face à l'adversité. "Raison pour laquelle elle fait des portraits de sa fille Wanda et ses autoportraits. Dans des lettres que j’ai pu lire de Nadia, elle disait qu’elle voulait vraiment prendre soin de sa fille. Elle la représente par des portraits pour que, s’il arrivait quelque chose à l’une ou à l’autre, elle pourraient garder un souvenir," affirme Léa Rangé.
Autoportrait, Nadia Léger, 1939
Après la guerre, Nadia Léger rejoint l’Union des patriotes soviétiques et organise en 1945 une exposition caritative d’œuvres majeures (Léger, Braque, Picasso) pour soutenir les anciens prisonniers de guerre soviétiques et les aider à retourner en URSS. Grâce à ses relations au Parti communiste, elle collabore et se rend en URSS régulièrement pour promouvoir les échanges culturels entre la France et l’Union soviétique, mettant son art au service de la diplomatie.
"Elle met son art au service de la propagande communiste à travers une martyrologie des héros morts, les fusillés dont ce tableau, intitulé Femme pendue - La mort de Tania, en 1942. C’est la figure d’une jeune fille de 14 ans, vêtue d’une robe rouge, avec une corde autour du cou, martyre russe pendue par les nazis. Elle la représente entourée de fleurs, en robe rouge qui symbolise son engagement politique, avec un air étonnamment presque serein. Un très bel hommage à cette figure de martyre, peut-être pour donner de l’espoir à la résistance, car la guerre n’est pas encore finie, lorsqu'elle peint le tableau," explique Léa Rangé.
Femme pendue - la mort de Tania, Nadia Léger, 1942.
Une fois la guerre terminée, elle ouvre l’Atelier Fernand Léger, à Montrouge, en 1946, puis à Montmartre, en 1947. Les étudiants affluent ; elle est proche d’eux, guide leur apprentissage, supervise ceux qui œuvrent sur les fresques du Parti communiste commandées pour orner les murs de la Maison de la mutualité et du Palais des congrès de la Porte de Versailles, avec des portraits monumentaux de Thorez, Lénine, Staline.
"Il y a un vrai culte de la personnalité qui s’exprime dans ces grand portraits que Nadia va s’appliquer à réaliser. Il y a, certes, des nombreux portraits de figures masculines, mais il y a aussi des antennes comme l’Union des femmes françaises pour laquelle elle représente des figures féminines comme Berty Albrecht, Daniel Casanova. Généralement, ces figures des femmes ont un regard très assuré, très engagé," conclut Léa Rangé.
Il y a aussi toute l’iconographie des héros de l’Union Soviétique auxquels Nadia prête volontiers les traits de ses pinceaux. Comme ces baigneuses fortes et athlétiques où "elle se réapproprie un thème de l’histoire de l’art à la manière soviétique, où l'on voit des baigneuses athlétiques dans une attitude très fraternelle... C’est très important dans cette iconographie de faire sourire les travailleurs, pour montrer l’enthousiasme autour du projet communiste. Il y a un modèle très sculptural dans la manière de les représenter, dépourvues de sensualité, car cela sert le message de propagande", affirme Léa Rangé.
Les constructeurs, Nadia Léger, 1953
Nadia Khodossievitch, devient Madame Léger. En 1952, elle épouse son compagnon et complice de tant d’années ; elle a 49 ans, lui 72. Trois ans après leur mariage, le peintre disparaît. Unique héritière d’une immense fortune, elle devient une millionnaire rouge. Figure d’un Paris en ébullition artistique, elle décide de poursuivre l’œuvre de son mari et achève les chantiers déjà engagés. Elle met le patrimoine au profit de la reconnaissance de l’artiste, comme elle l'a toujours fait. Nadia vit entre la France et l’URSS. Elle inaugure en 1960 le musée Fernand Léger à Biot, sur la Côte-d’Azur. En 1957, Nadia épouse le peintre Georges Bauquier. Ensemble, ils feront un legs à l’Etat de presque 400 œuvres. En 1969, André Malraux, Ministre de la Culture recevra officiellement la donation.
Nadia Léger, meurt en 1982. Comment résumer son parcours à facette multiple, des décennies de création ? Ses multiples engagements, aussi, parce qu‘elle a navigué dans différents courants artistiques, du suprématisme au constructivisme, en passant par le cubisme et le nouveau réalisme français. Sa vie et son travail témoignent de son engagement politique et d’une modernité traversant les épreuves de la guerre et les défis du monde de l’art avec une énergie créatrice incomparable. Elle fut bien plus qu’une collaboratrice, directrice d’atelier, bâtisseuse de musée : elle était et devient aujourd’hui, sortie de l’ombre, avant tout une artiste audacieuse et une militante passionnée.
Elle signait des tableaux sous des noms distincts, comme si elle voulait brouiller les pistes, pour qu’on ne la reconnaisse pas. Khodossievitch, Graboswska, Petrova, Léger... Toutes une même Nadia, avec une carrière longue et riche, tout en affrontant les défis liés à sa condition de femme dans un milieu dominé par les hommes. Nadia est une femme d’avant-garde, "un concept intéressant, car dans l’avant-garde, il y a une forme de révolution ; dans le milieu de l’art, l’avant-garde est révolutionnaire par essence et Nadia est une révolutionnaire dans l’âme. Un trait très caractéristique de sa personnalité," assure Léa Rangé.
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