« Najat ou la survie », le destin d’une femme pauvre entre le Maroc et la France

Dans son premier roman, Najat ou la survie (Belfond éditions), la journaliste Rania Berrada raconte minutieusement le parcours d’une jeune femme entre le Maroc et la France. Une route de l'exil semée d'obstacles qu'elle va devoir surmonter pour survivre dans une société où peu de place est accordée aux personnes pauvres. Entretien.
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Rania berrada et son roman
Rania Berrada, journaliste franco-marocaine, signe un premier roman juste et poignant sur la pauvreté à laquelle se confronte une jeune femme migrante qui choisit de se marier avec un homme qu'elle ne connait pas pour venir en France. 
©Belfond
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"Najat n'est pas une héroïne superbe !", nous confie Rania Berrada. Mais pour Najat, le personnage de son roman, l’Occident a toujours été un idéal. À la fois pour se construire intellectuellement en y effectuant des études, mais aussi pour fuir un pays où malgré ses diplômes et une motivation tenace, elle fera face pendant longtemps à de nombreuses difficultés pour trouver un travail afin de subvenir à ses besoins. Pour fuir donc une existence miséreuse, Najat, se mariera à un homme qui l'amènera en France où les obstacles, notamment financiers et administratifs, vont s'enchainer.

Dans ce beau premier roman traversé par de nombreux sujets sociétaux et d’actualité tels que la migration, la primo-romancière Rania Berrada met en lumière le parcours de ces jeunes Africain-e-s, qui choisissent le chemin de l’exil après une série de déceptions variées, et une lutte acharnée dans les rues pour renverser les élites économiques et politiques, qui promeuvent dans leur pays un système inégalitaire, où peu de place est accordée aux pauvres.

Avec la même acuité, la romancière montre également les injonctions (l’attente, l’impossibilité de se remarier, la nécessité d’être fidèle au mari absent, les tâches ménagères…) qui pèsent sur les femmes dans de nombreux pays, lorsqu’elles sont célibataires ou mariées à des hommes vivant à l’étranger. Entretien.

Terriennes : À l’occasion de la rentrée littéraire d’hiver, vous avez publié un roman (Najat ou la survie), qui retrace sur plusieurs décennies, le parcours difficile d’une femme entre le Maroc et la France. Quelle est la genèse de ce texte ?

Rania Berrada : Ce texte est basé sur des faits réels. C'est-à-dire sur le vécu de personnes que je connais, même si je tiens au mot « fiction » puisqu’il y a énormément de péripéties que j’ai inventées pour que ce ne soit pas un travail documentaire. Mais aussi parce que cette histoire est traversée par beaucoup de thématiques que j’avais à cœur de raconter. Notamment ce parcours de femme qui est symptômatique de toutes les difficultés que peuvent rencontrer celles qui sont dans une situation de vouloir regagner l’Europe. C’est ce qui m’a donné envie d’écrire ce roman.

couverture livre
©Belfond édition

Justement, le livre met beaucoup en exergue les injonctions qui pèsent encore sur les femmes dans de nombreux pays lorsqu’elles sont célibataires ou mariées à des hommes qui sont à l’étranger…

Rania Berrada : Oui. Lorsque toutes les sœurs de Najat partent après leur mariage, elle se retrouve à devenir l’épouse de son père et la mère de son frère. Puisque c'est la seule fille à la maison, elle doit s’occuper de ces hommes parce que c’est comme ça que la société continue de fonctionner au Maroc, notamment dans les villes conservatrices où il y a encore une façon traditionnelle de gérer la famille, le foyer. Donc, elle se retrouve dans une situation qui incombe encore aux femmes dans certaines villes du pays.

Pourtant le fait de s’occuper de son frère et de son père l’entrave beaucoup.

Rania Berrada : Oui mais malgré ces entraves, elle garde un amour inconditionnel pour son père jusqu’à la fin du livre. On le voit lorsqu’elle ne parvient pas à rentrer au Maroc pour le voir alors qu’il est agonisant. Elle se soucie de son bien-être pendant toutes les années qui sont relatées dans le bouquin. Certes, c’est une entrave mais il y a aussi une volonté farouche de s’occuper de son père et de savoir s’il va bien.

​Évidemment que ce qui l’entrave dans la vie, c’est le patriarcat. Évidemment que les hommes de son entourage ont un droit de regard sur sa vie, mais j’avais à cœur de dépeindre ces hommes non pas uniquement comme des oppresseurs, mais aussi comme des oppressés.
Rania Berrada

C'est une situation assez réciproque d’ailleurs puisque le père est aussi très aimant.

Rania Berrada : C’est vrai que c'est une figure autoritaire, qui a son mot à dire sur ce que doit faire sa fille, mais il n'est pas que cela. C’est aussi un père aimant. Lorsqu’elle part faire ses études, il s'endette en réunissant une somme d’argent pour elle. Il se soucie de son devenir. Et des gestes comme ça, il va les répéter tout au long du livre. Pour moi, c’était important de montrer cet amour.

Évidemment que ce qui l’entrave dans la vie, c’est le patriarcat. Évidemment que les hommes de son entourage ont un droit de regard sur sa vie, mais j’avais à cœur de dépeindre ces hommes non pas uniquement comme des oppresseurs, mais aussi comme des oppressés. Parce qu’eux-mêmes en venant d’un milieu social de classe moyenne et populaire sont soumis à un certain nombre de déterminismes sociaux. Eux-mêmes sont oppressés par le chômage et leur basse condition sociale.

Votre livre met également en lumière les déceptions de nombreux jeunes Marocains, qui malgré de longues études peinent à trouver du travail. Le cas de Najat est d’ailleurs probant.

Rania Berrada : C'est un sujet qui est au cœur de l'actualité en ce moment au Maroc, suite à plusieurs scandales dans un concours d'admission pour la profession d'avocat. Au moment de la sélection pour l'épreuve écrite de ce concours, beaucoup de gens se sont indignés parce qu’ils ont relevé dans la liste des candidats retenus, des correspondances entre certains candidats et des hauts fonctionnaires et avocats marocains. Tout le monde a crié au clientélisme et au passe-droit. C'est un exemple criant de la façon dont les choses peuvent encore se passer au Maroc.

Pour beaucoup de ces jeunes, l’immigration est souvent la seule issue pour s’en sortir, malgré les difficultés qu’ils peuvent rencontrer en Occident. C’est d’ailleurs le cas pour la protagoniste de votre roman.

rania berrada
©Chloe Wollmer

Rania Berrada : En France, on parle beaucoup des migrants et des personnes qui sont forcées à quitter leurs pays pour des raisons évidentes telles que la guerre, la famine. En revanche, on parle moins de ceux qui quittent leur pays parce qu’ils ont eu affaire à toute une série de désillusions, qui au bout du compte aboutit au fait de devoir partir parce que c’est le seul moyen de s’en sortir. C’est justement le cas pour Najat. Lorsque son mari lui propose de le rejoindre en France après qu’il lui a menti et trompé, la question du pardon ne se pose plus, mais celle de se sauver puisqu'elle a une opportunité de partir. Longtemps, elle n'a pas eu de travail parce que le chômage des jeunes diplômés reste important. Il y a aussi le système de santé qu’elle a vu se déliter lorsque sa mère était malade. Ensuite, il y a la corruption et toute une série de choses qu’elle va vivre dans sa chair. Tous ces éléments vont la pousser vers la sortie.

Quels sont les auteurs et autrices qui vous ont permis de vous construire humainement et intellectuellement ?

Rania Berrada : Céline parce que ça a été ma première claque en termes de littérature. C’est un auteur que j’ai découvert à seize ans. Il a été l'un des premiers auteurs que j’ai adoré lire, notamment pour son style. Ensuite, Annie Ernaux et Éric Vuillard, qui est très fort pour dépeindre l’histoire. Récemment, j’ai lu Rester Barbare de Louisa Yousfi, qui pour moi est un essai très important. Je trouve qu’elle a mis en mots quelque chose que beaucoup de personnes pensaient tout bas. Il y a aussi Retour à Reims de Didier Eribon que j'aime beaucoup, et qui fait partie des textes fondateurs pour moi. Ce texte m’a beaucoup ému et m’a fait penser à ma propre famille qui est transfuge de classe. Mes parents viennent tous deux d'une famille très pauvre. Ils ont réussi à la force du poignet au moment où l’ascension sociale était encore possible au Maroc. C’est pour cela que Didier Eribon me parle beaucoup.

Toutes les femmes ne sont pas héroïques et n’ont pas la force nécessaire pour rompre avec leurs milieux. Beaucoup sont obligées de composer, d’être dans un entre-deux.
Rania Berrada

(Re)lire ► Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature : "Un signal de justice et d’espérance pour toutes les écrivaines"

Que peut la littérature ?

Rania Berrada : La littérature permet de braquer la lumière sur des vies simples, de gens simples pour leur offrir une part de fiction. En tant qu'écrivain, je pense qu'on ne peut faire l’impasse sur ces vies, surtout si on vient de ce milieu-là. Notre mission, c’est de parler de ces gens et de mettre en lumière toutes les oppressions qu’ils subissent telles que la corruption, la violence, le fait de ne jamais avoir eu de chance ou d’être dans une destinée qu’on ne peut pas tracer. C’est important de raconter ces parcours pour comprendre les mécanismes qui donnent cette trajectoire qu'on appelle une vie.

Pour ce premier roman, J’avais à cœur de raconter l’histoire de cette femme parce que ce n’est pas une héroïne superbe. Certes, parfois, on a envie de la détester parce qu’elle ne bouge pas assez, et n’a pas cette espèce d’indignation qui la pousserait à être dans quelque chose d’héroïque, mais elle représente aussi beaucoup de femmes. Toutes les femmes ne sont pas héroïques et n’ont pas la force nécessaire pour rompre avec leurs milieux. Beaucoup sont obligées de composer, d’être dans un entre-deux et il me semble que la littérature doit aussi parler de cette majorité silencieuse.