Fil d'Ariane
Quand je suis arrivée là, j’ai été étonnée d’être foudroyée d’amour avec la France.
Natali Fortier
Sa vie est ainsi faite de morceaux épars, recyclés, collés, d'expériences accumulées, d'apprentissages de part et d'autre de l'Atlantique, aux Etats-Unis, au Québec et en France. Des différences dans l'enseignement et la pratique de l'art dont elle fait une richesse :
« Je n’ai jamais étudié longtemps quelque part. J’ai toujours été de passage dans les études. Je travaillais en même temps que j’étudiais et je tâchais d’attraper des choses. Mais j’avais horreur des examens, alors je n’allais pas jusqu’au bout. Je n’ai même pas fini mon secondaire. Mais j’adorais apprendre. J’ai étudié au Québec, aux Etats-Unis et en France et c’est immensément différent. La différence, c’est surtout dans la vitesse, dans le mouvement et dans le risque qu’elle s’exprime. En France j’ai été prise aux Beaux Arts, pas dans la même section que ceux qui avaient leurs diplômes, mais j’en tremblais d’émotion d’être acceptée dans un lieu aussi magnifique que ça. Quand je suis arrivée là, j’ai été étonnée d’être foudroyée d’amour avec la France. J’avais bien des préjugés sur les Français depuis le Québec.
Mais là, alors qu’aux Etats-Unis on pouvait tout faire en même temps - la sculpture, la peinture, le dessin -, en France je ne pouvais que suivre un atelier à la fois. J’étais inscrite en peinture. Alors je me cachais pour pouvoir aussi être dans l’atelier de sculpture, celui d’Etienne Martin. On me prévenait quand le professeur arrivait. Et puis un jour je me suis fait surprendre par Etienne Martin alors que j’étais en train de travailler à une sculpture dans son atelier, très concentrée. Il m’a juste dit ‘c’est vous qui avez fait ça ?’. Et ensuite il m’a dit ‘Bravo !’. Et de cette scène me reste aussi l’importance du regard des autres sur ce que je fais. »
Il y a aussi peut-être une permanence dans le chemin de Natali Fortier, une tonalité québécoise qui traverse ses oeuvres, une trace du pays d'avant, à retrouver aussi dans les forêts et les lacs qui entourent Châlette sur Loing, cette ville du Loiret (100 kms au sud de Paris) où elle s'est posée voilà deux décennies. "Le Québec est plus que là. Quand tu rentres chez moi, quand tu vas dans le jardin, ça pourrait tout à fait être le Québec. Rien que la tonalité du nom de la ville, ce mot Châlette… Quand je dis que j’habite à Châlette, les gens ils croient que j’habite encore au Québec. A Québec, je travaillais dehors, et ici aussi."
En ce mois de décembre 2017, elle expose et s'expose.
C'est d'abord L'art à la page, une galerie dans le chic quartier de Saint Germain des Près, à deux pas de l'église Saint Sulpice qui lui a offert ses murs deux mois durant.
De ses tableaux au fusain, Marie-Thérèse Devèze, la directrice du lieu (qui est aussi une maison d'édition) écrit : "Le plus souvent, peu de blanc, pas de marge, car Natali Fortier utilise alors tout l’espace. Les formes surgissent des profondeurs du noir, jouent avec les gris, parfois un rouge presque brique. Pour quelques uns c’est le trait qui prédomine, donnant vie et sens à des espaces blancs. Noir sur blanc, blanc sur blanc, blanc sur noir. Natali Fortier travaille ses dessins sans croquis, sans repentir possible. C’est « la main » qui trace et dessine. Ses compositions: des êtres hybrides, difformes et magiques, magnifiques et inquiétants hommes-oiseaux, loups et chiens, qui semblent prendre autonomie et vie sur le papier. Tous ils nous regardent ? échangent ? questionnent ? Qui sont-ils ? témoins d’un autre monde, de nos peurs, envers de nous-mêmes ?"
Même si elle se sent surtout peintre, à son arrivée en France, elle perce par le dessin. La première fois qu'elle est publiée, c'est dans la très prestigieuse revue « Le Fou parle, revue d'art et d'humeur » (de 1977 - 1984, sous la houlette de Jacques Vallet, s'y exprimèrent les plus grands auteurs et graphistes, tels Roland Topor ou George Perec). Il lui faut aussi travailler comme serveuse, femme de ménage ou cuisinière pour vivre.
Et puis elle rejoint le Magazine littéraire avec lequel elle collaborera 13 ans.
Comment se définit-elle aujourd'hui, ou plutôt comment s'indéfinit-elle ? "J'ai l'impression de prendre l'identité de certaines personnes qui elles n'ont pas pu avoir d'identité, de m'être enroulée quelque part. Je suis quelqu'un qui a eu la chance de pouvoir parler. Dans ma vie, il y a eu trop de gens qui ne pouvaient pas parler. Je ne sais pas ce que c'est mon identité à moi toute seule. Je ne sais pas très bien ce qu'est ce mot. Je ne suis qu'une seule personne, je n'ai qu'une seule vie, de cela je suis sûre. Alors c'est avec mes dessins, que je ne suis plus une seule personne, que je tente d'être d'autres.
En vieillissant, je vois aussi d'avantage les réactions à mon travail, des enfants par exemple, et c'est irrésistible. Alors peut-être qu'aujourd'hui j'y prends plus garde, même si quand je suis dans mon atelier, j'oublie tout et tout le monde. Je n'ai pas envie de 'faire attention' à ce que je dessine, à ce que j'écris, à ce que je sculpte. Peut-être qu'aujourd'hui j'ai seulement envie d'être plus douce."
Etre femme artiste, une condition qu'elle a aussi parfois durement ressentie : "Je me souviens que lorsqu'on m'avait découvert 'un petit talent', des professeurs m'avaient dit : 'toi, trouves toi un mari riche, et surtout ne fais pas d'enfant' ! Heureusement que je ne les ai pas écoutés. Mais oui je l'ai vraiment senti ce regard là. Il y a un regard condescendant aussi sur le travail d'illustration pour enfants, alors que ça devrait être l'inverse, parce que y a-t-il quelque chose de plus précieux que les enfants ? C'est pour ça que moi je veux continuer à circuler dans différents mondes, et à être connue dans ces différents monde."
Natali Fortier se rappelle aussi, en riant, que pour le Magazine littéraire, alors qu'elle devait faire un dessin érotique, elle avait l'une de ses filles rivée à son sein, et tandis qu'elle dessinait, elle contemplait ce sein si rond et cette toute petite tête qui y était accrochée.
Comme l'une de ces merveilleuses petite têtes qui peuplent la très généreuse planète de Natali Fortier...