Neema Rukunghu : une approche globale pour soigner les victimes de viols

Comment survivre à des violences sexuelles qui, en zone de guerre, peuvent atteindre une inimaginable brutalité ? Rencontre avec Neema Rukunghu, gynécologue-obstétricienne à Bukavu, en République démocratique du Congo. Elle explique à TV5MONDE comment les victimes sont prises en charge à l'hôpital Panzi, dirigé par Denis Mukwege.

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Dr Neema Rukunghu

Dr Neema Rukunghu, directrice médicale adjointe, responsable clinique, à l'hôpital de Panzi, en RDC.

panzifoundation.org
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Médecin à l'hôpital Panzi, dans le Sud-Kivu, Neema Rukunghu est une figure de la communauté depuis ses débuts d'interne à la maternité de l'hôpital, en 2003. A la direction de l'équipe des survivants de violences sexuelles depuis près d'une décennie, elle joue un rôle essentiel dans le développement et l'expansion du modèle holistique, en République démocratique du Congo, mais aussi à l'étranger. 

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Connue de ses patients et de ses collègues sous le nom de "Dr Nene", Neema Rukunghu est formatrice experte en soins aux victimes de violences sexuelles pour Physicians for Human Rights et la Fondation Panzi. Depuis quinze ans, elle oeuvre à établir un lien personnel avec chaque patient. Un lien souvent difficile à créer, dit-elle, car si les survivantes peuvent partager des informations sur leurs blessures physiques pendant le traitement médical, il leur faut beaucoup plus de confiance pour partager la douleur qui n'est pas visible. Elle travaille sans relâche pour s'assurer que les survivantes gardent leur dignité, malgré le traumatisme qu'elles ont subi, et plaide en faveur de l'autosoin.

Hôpital général de Panzi

Hôpital général de Panzi dans le sud-ouest de la RDC, le 5 novembre 2024.

AP Photo/Lucien Lufutu

Entretien avec Neema Rukunghu

Les femmes sont-elles les premières victimes de violences sexuelles ?

Depuis une vingtaine d'années, à Panzi, nous rencontrons toutes les victimes, tant les hommes que les femmes, autant les jeunes que les vieux. Tout le monde peut être victime de violences sexuelles, surtout en période de conflit. De plus en plus, on voit des victimes auxquelles vous ne pouvez même pas penser.

Dans nos statistiques, il apparaît actuellement, par exemple, que notre plus jeune victime a autour de 16 mois, et la plus vieille 84 ans. C'est tous les âges confondus, tous les sexes confondus, et parfois n'importe qui, n'importe quel profil, en fonction des endroits, en fonction des circonstances. Nous pouvons tous être victimes de violences en période de conflit. 

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Qui sont les hommes victimes qui viennent vers vous ?

Les hommes, de manière globale, du fait de nos croyances, de nos habitudes, de l'image que nous avons de l'homme, et que l'image que l'homme a de lui-même, viennent très peu consulter et demandent très peu d'aide. Mais c'est aussi parmi les hommes que les suicides ou les tentatives de suicide sont les plus fréquents. Pourquoi ? Parce que la personne ne sait pas où ou à qui s'adresser.

Il y a le stigmate, la honte, toutes les questions sur ce qu'est la masculinité. Tout le monde croit que la personne la plus faible, c'est l'enfant, la femme, mais pas l'homme. Alors, c'est déjà une barrière énorme qui fait que l'homme ne consulte pas. A l'hôpital de Panzi, de plus en plus de victimes hommes viennent nous consulter, mais de plus en plus, ce sont des jeunes, des adolescents. 

Les hommes représentent autour de 1,5 % - 2 % des victimes qui viennent nous voir depuis une quinzaine d'années. Et quand ça bouge un peu, c'est nettement en faveur des plus jeunes. Ils ont été victimes, dans des circonstances où ce sont les parents qui vont emmener l'enfant de 14 ans, l'enfant de 15 ans, l'enfant de 3 ans pour qu'il soit pris en charge, mais l'enfant ne vient pas de lui-même.

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"On a de plus en plus de victimes masculines, et de plus en plus jeunes" souligne le docteur Neema Rukunghu, gynécologue-obstétricienne et directrice adjointe de la clinique de Panzi à Bukavu (RDC). 

Quel impact de ces violences sexuelles constatez-vous ?

Les conséquences se manifestent sur plusieurs  plans... Sur tous les plans, en fait. Des conséquences énormes sur le plan individuel. La personne qui a été victime va avoir des problèmes sur le plan physique, des conséquences sur le plan psychologique, des conséquences sur le plan social, et même sur le plan socio-économique, les conséquences sont à tous les niveaux.

Les conséquences psychologiques vont de l'isolation au rejet, en passant par la tentative de suicide et le syndrome de stress post-traumatique. Tout cela se répercute sur le plan économique et social.Neema Rukunghu

Au-delà de l'individu, des conséquences indirectes se constatent autour de la famille, dans la communauté de la personne qui a été victime. On va retrouver un ou une partenaire qui, surtout les hommes, se révèlent incapables, se sentent incapables de protéger leur femme, de protéger leur soeur, de protéger leur fille.

Et quand c'est un mari qui a été violé, on assiste à toute une destruction du tissu familial parce qu'un homme qui est violé devant sa femme, devant ses enfants, on lui fait perdre toute sa valeur, toute sa dignité, on lui fait perdre tout ce qui fait de lui un être humain. Et ça, c'est encore pire.

Qu'en est-il des conséquences physiques ?

Nous avons des infections sexuellement transmissibles, des lésions des organes génitaux. Il y a une dizaine d'années, nous commencé à travailler sur une classification, aujourd'hui publiée, la classification de Mukwege, des lésions constatées sur les organes génitaux des enfants de moins de dix ans victimes de viol. Et c'est catastrophique, en fait, ces lésions qui vont parfois jusque qu'à avoir des intestins qui ressortent au niveau des organes génitaux.

Après, les conséquences sur le plan psychologique vont de l'isolation au rejet, en passant par la tentative de suicide et le syndrome de stress post-traumatique. Tout cela se répercute sur le plan économique et social, à mesure que la personne va s'isoler, ne plus être productive. Elle a perdu tout ce qui était ses objectifs dans sa vie, tout ce qui était un but, tout l'intérêt pour un idéal. Et ça, c'est très important. Ce sont des choses qui vont durer des années, si la personne n'a pas d'aide.

Victime de viol à Bulengo en RDC

Cette mère de quatre enfants, âgée de 42 ans, a été violée dans le camp de déplacés de Bulengo où elle avait fui la guerre dans l'est du Congo, en août 2023.

AP Photo/Moses Sawasawa

Comment tentez-vous de réparer ces victimes ?

L'approche holistique, c'est une approche qui a été développée au fil des années en fonction des besoins que présentaient les survivantes et les survivants. Et cette approche, à ce jour, repose sur quatre grands piliers. D'abord, nous le mettons en image, comme une chaise avec quatre pieds : le pilier médical, la prise en charge médicale ; la prise en charge psychologique, psychosociale ; l'accompagnement juridique et la réinsertion socio-économique. 

Ces quatre piliers sont aussi reliés entre eux et soutenus par des piliers transversaux qui vont recouper tous les autres piliers. Ces piliers transversaux, ce sont les sensibilisations communautaires, les plaidoyers, mais aussi tout ce qui est recherche et qui permet de visualiser des évidences sur lesquelles améliorer la prise en charge. Un élément très important de ce modèle, c'est qu'il est centré sur la personne.

On suit des principes de prise en charge, d'accompagnement, d'assistance, qui sont adaptés à chaque survivant, et à ses besoins.Neema Rukunghu

Chaque personne va réagir à sa façon et recevoir une aide, un appui, un accompagnement en fonction de ses besoins, en fonction de la manière dont il ressent ou il vit ce qu'il a vécu. C'est une des particularités du modèle de prise en charge holistique de Panzi, à laquelle s'ajoutent deux autres particularités en interne. 

Quelles sont ces particularités ?

D'abord, c'est un modèle qui est basé sur l'assistance psychosociale, avec ce que nous appelons les "mamans chéries", qui assurent l'accompagnement individualisé de chaque survivante et chaque survivant tout au long de son parcours de soins. Ce sont des soins centrés sur les survivants. On suit des principes de prise en charge, d'accompagnement, d'assistance, qui sont adaptés à chaque survivant, et à ses besoins.

La "maman chérie", c'est une personne qui va entrer dès l'entrée du survivant ou de la survivante dans le circuit, et jusqu'à la fin de son parcours. Dans le modèle de Panzi, on peut entrer par le médical, par le juridique, ou le socio-économique, et bénéficier de tous les autres services en fonction du besoin que l'on va manifester. A différents points du parcours, on va vous présenter une sorte de menu et, en fonction du besoin, le survivant ou la survivante va dire ce qu'il ou elle veut. La "maman chérie", c'est l'assistante psychosociale qui est directement attachée à la survivante jusqu'à ce qu'elle soit complètement déchargée. 

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La deuxième particularité, c'est l'intégration de l'examen médico-légal, directement couplé à l'examen médical. On demande le consentement de la survivante, puis, lors de l'examen, on va faire des photographies médico-légales que l'on va conserver jusqu'au moment où la personne en aura besoin. Quand elle voudra aller en justice, elle n'aura pas perdu le temps. Cela nous a posé problème au début : on faisait l'examen médical et deux ans ou cinq ans après, peut-être, quand la personne demandait justice, on n'avait ni évaluation ni récolte de preuves.

Quelles seraient les solutions contre les viols comme arme de guerre ? 

La première solution, c'est la justice, la lutte contre l'impunité. Beaucoup de cas passent sous silence, alors que les gens le savent. Les responsables sont connus, mais ne sont pas poursuivis, ce qui fait que les autres pensent que c'est permis. Il faut déjà briser le silence quand il y a un processus en cours, mais aussi lutter contre l'impunité. Et tous, que ce soient les groupes armés, les pays qui peuvent être impliqués, doivent comprendre qu'il y a une ligne rouge qu'on ne doit pas dépasser, quel que soit le degré du conflit, quelles que soient les circonstances. Et si elle est dépassée, il faut des sanctions fermes, pour décourager, pour dire aux autres de ne plus jamais le faire. 

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On en arrive à violer celle qui pourrait être sa propre mère, ou sa propre soeur, ou son propre frère.. Comment arrive-t-on à une telle déshumanisation de l'autre ? 

La déshumanisation est ancrée dans l'acte-même de l'agression sexuelle, dans l'acte-même du viol. A partir du moment où tu refuses à un autre être humain, comme toi, la possibilité de faire un choix, que tu considères que cette personne n'a pas le droit de choisir, n'a pas le droit à la parole, n'a pas le droit de dire non ou oui, déjà, tu lui ôtes son humanité. 

Nous avons des cas de fillettes victimes de violences sexuelles d'autour de 16 mois, de 18 mois, de 3 ans. Neema Rukunghu

Une deuxième chose, c'est cette capacité à aller au-delà de tout ce qu'on peut imaginer comme tabou. Nous avons des cas de fillettes victimes de violences sexuelles d'autour de 16 mois, de 18 mois, de 3 ans. Normalement, pour tout être humain normal, un enfant, où qu'il se trouve, doit être protégé. Quand on voit un enfant qui est en train de traverser et qu'il y a un véhicule qui risque de le renverser, tout le monde va courir pour attraper cet enfant. Quand on voit un enfant sur une table et qu'il va tomber, tout le monde accourt. Parce que c'est un bien précieux, c'est l'avenir même de l'humanité qu'on est en train de sauver. Quelle que soit l'appartenance, quelle que soit la couleur, c'est comme ça. L'être humain va protéger, naturellement, un autre être humain. 

Mais quand on se met à violer une fillette d'un an, une fillette de deux ans, on ne la considère plus comme un être humain, ou alors on ne sait plus soi-même quelle est notre nature. On ne ferait pas cela à un chien, parce qu'un chien, c'est un animal domestique qui a de la valeur pour l'être humain. Peut-être à une poule, parce que la poule, on peut la manger. Un insecte, peut-être, tu peux l'écraser. C'est ça, la déshumanisation, c'est arriver au point où l'on n'a plus ce sens de l'humanité soi-même et où l'on ôte à l'autre le sens de l'humanité. 

Quel serait votre message ?

Mon message, c'est que chaque être humain en vaut un autre. Aucun être humain n'est plus spécial que l'autre. Protégeons la vie, où qu'elle se trouve, quelles que soient les circonstances. Chaque homme, chaque être humain, homme ou femme, doit être protégé dans tous les sens possibles. Parce que toutes ces guerres, toutes ces atrocités que nous sommes en train de vivre, c'est parce que à un certain moment, nous réfléchissons de manière égoïste. Nous réfléchissons à l'intérêt de chacun et nous oublions que nous n'avons de la valeur que quand nous sommes avec les autres.

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