Fil d'Ariane
Dans un atelier d’artiste parisien, vingt-cinq femmes de la vingtaine à la quarantaine, issues de tous les milieux sociaux et professionnels, noires, arabes, asiatiques, métisses sont réunies pour une formation « Que la gêne change de camp. Comment s’armer de manière pragmatique contre les micro-agressions racistes et sexistes sur le lieu de travail » animée par Marie Dasylva, fondatrice de Nkali Works.
Nkali Works fondé par Marie Da Sylva s’adresse spécifiquement "aux femmes racisées, confrontées à la fois au sexisme et au racisme."
Après s’être chacune présentée le matin et avoir déjeuné ensemble, place aux ateliers. Sarah Zeggaï, animatrice d’éducation populaire et psychiatre, propose une prise de parole dynamique. De nombreux sujets sont abordés par exemple « les alli.é.es » et selon leur avis, les participantes évoluent dans la salle. Puis la comédienne Maly Diallo lance un jeu de rôle, elle incarne un jury de thèse face à Maya L. [Les prénoms ont été changés et les noms ne sont pas publiés pour préserver leur anonymat.] participante métisse ; un homme blanc « Jean-Mi » harcelant Tania H., métisse portant le voile et « Pimprenelle » une femme blanche aux propos racistes, pour déstabiliser Léa T., Asiatique. Les participantes relèvent le défi sous les applaudissements et « en toute flamboyance » pour citer Marie Da Sylva, qui propose ensuite des stratégies adaptées.
« Le fait d’exister nous confronte aux micro-agressions or quand on pointe un problème, on devient le problème », prévient Marie Dasylva devant l’assistance attentive, qui prend des notes, avant de préciser quand et comment laisser place au silence ou parler. Une micro-agression est une parole considérée comme une blague ou bienveillante par le ou la collègue généralement blanc-he qui la prononce alors que c’est un propos raciste pour celui ou celle qui en est destinataire ; une remarque sur la couleur de la peau, les cheveux crépus, les origines réelles ou supposées. Mais comment être certain qu’il s’agit d’une micro-agression ? Pour Marie Dasylva, « il faut croire ce que nos tripes nous disent. Le racisme institutionnel est extrêmement vicieux, la micro-agression en découle et tout est fait pour nous faire douter de nos perceptions. » Mina M. commente : « Si tu parles, tu meurs, si tu parles pas, tu meurs, donc parle et meurt ». Elle est applaudie.
Marie Dasylva, fondatrice de Nkali Works, est née de parents guinéens à Paris. A 20 ans, elle occupait un poste de vendeuse dans une boutique de mode et au bout de six mois était devenue manager de cette marque de luxe française.
Marie Dasylva poursuit : « il faut dépassionner le sujet et parler du système. » Et annonce qu’« il n’y aura jamais une stratégie unique ». Elle cite des auteurs, des histoires, parle de « Gas light », titre d’un film (Georges Cukor, 1944) devenu un concept (gas lighting) qui décrit la manipulation d’une personne pour faire croire à une autre que sa santé mentale se dégrade, des faits, elle investit la pièce, suit attentivement les échanges, les ponctue – parfois avec dérision « tellement c’est absurde ». Et lâche : « avec toutes ces femmes brillantes, noires, voilées, asiatiques, on ne devrait pas être là, notre vie ne devrait pas être comme ça mais des forces nous maintiennent dans cette position. »
Elle invite chaque participante à « évaluer son environnement, voir ce qui les met en situation de pouvoir, définir un objectif, des étapes et les personnes qui peuvent les aider pour sortir de l’affect » et conseille de « regarder son parcours avec bienveillance, arrêter de se dévaluer et se concentrer sur les effets positifs de la réussite».
Fin de cette journée. Chaque participante est invitée à l’évaluer. L’émotion est palpable. Elles demandent toutes un rendez-vous régulier. « Le racisme pourrit littéralement nos vies, on n’est pas folles ! Pendant que tout le monde passait, j’ai réalisé tout ce que j’avais refoulé », indique Ramata M. « Ces rencontres brisent l’isolement qui nous détruit », continue Hanna H. Le principe de non-mixité est apprécié : « Ca fait du bien d’être entourée de femmes racisées car dès qu’on sort… c’est autre chose », poursuit Mariama N. « c’est un petit cocon entre nous ». « On a si peu d’espaces où parler, c’est rare de pouvoir témoigner », conclue Aïcha G. L’organisatrice propose un exercice et une rencontre pour un bilan. La formation se termine par des larmes, des rires et des promesses de se revoir.
Le leitmotiv de Marie Dasylva :« On n’a plus le temps ». « J’ai décidé qu’en 2017 je n’avais plus de temps à perdre et que je voulais que vous ne perdiez plus votre temps. » La jeune femme noire de 33 ans a fondé Nkali Works en janvier 2017. «’’Nkali’’ signifie pouvoir en igbo nigérian », détaille-t-elle lors d’une interview avant l’atelier. « Pour moi, ça veut dire pouvoir responsable ».
C’est dans sa propre expérience et celles de ses proches qu’elle puise « ses stratégies de survie ». « La place d’une femme racisée dans le système capitaliste est celle de l’exploitée, corvéable à merci. Toutes mes formations, en groupe comme mes suivis individuels, ont pour but de leur faire reprendre le contrôle », raconte-t-elle. Nkali Works s’adresse spécifiquement « aux femmes racisées, confrontées à la fois au sexisme et au racisme. Le travail est un espace blanc et être désignée comme l’autre est au cœur de la problématique. On a opté pour la non-mixité car il est important de construire une bulle dans laquelle ne sont pas reproduits les mécanismes racistes qu’elles connaissent à l’extérieur. Ce cadre dédié permet de libérer la parole ».
Née de parents guinéens à Paris et ayant grandi dans un quartier populaire du 19ème arrondissement, elle se retrouve dans un lycée littéraire du 14e arrondissement « je n’ai pas été victime de la conseillère de désorientation », note-t-elle avec ironie. « J’y étais la seule Noire et j’ai toujours navigué dans des espaces qui n’auraient pas dû être les miens c’est-à-dire en dehors de mon assignation sociale. » Après un Bac Littéraire, elle arrête ses études en pensant les reprendre. Elle ne le fera pas et « tire une véritable fierté d’être une autodidacte ».
A 20 ans, elle occupe un poste de vendeuse dans une boutique de mode et au bout de six mois devient manager de cette marque de luxe française. « J’ai dis à mon supérieur : Vous savez qu’un poste se libère, il faut me donner ma chance. J’argumentais, détaillais ce que j’avais changé dans la boutique et il n’avait personne sous la main. » Elle fera toute sa carrière dans ce secteur, en France, « c’est au travail que j’ai vraiment réalisé que j’étais Noire. » « Je n’ai pas compris pourquoi j’étais perçue comme étrangère, pourquoi on revenait toujours à mes origines. » Pour cette « ancienne méritocrate », « on peut désespérément essayer de s’intégrer mais le white gaze – regard blanc – est perçant : tout ce que dis est analysé ; tu es invisible et à la fois hyper visible. On considère ta présence comme un accident et en même temps tu es la caution. On te donne un titre mais pas la légitimité qui va avec. La violence de ces milieux est larvée et on ne mesure pas l’impact tout de suite. Pendant des années, je pensais que le problème, c’était moi. Si tu ne le vis pas, tu ne peux pas comprendre. »
Ici encore, elle est « la seule Noire ». « Je devais fournir plus d’efforts que mes collègues blanches et il y avait une mise en concurrence entre femmes racisées. Mes collègues ont très mal réagi à ma nomination car une femme noire n’est pas censée diriger. Certains ont démissionné, la personne censée me former ne l’a pas fait et pour les managers des autres boutiques, je ne correspondais pas à l’image de la marque. Alors je faisais des journées plus longues, absorbais les fautes de mon équipe, je me sentais responsable de tout et la chaîne de commande me faisait porter ses responsabilités. Mon équipe – mon manager, un homme blanc, quatre femmes blanches et une femme arabe, presque toutes de moins de 30 ans – discutait mon autorité, pourtant appliquée de manière bienveillante », dit celle qui concède « quelques erreurs ». Elle refuse en revanche de croire que « cette défiance » pourrait être liée à son manque d’expérience et de diplômes : « Je connaissais mon environnement, j’avais une vision claire de mes missions et objectifs, et la force mentale requise. J’assumais de ne pas avoir fait d’études et compense par une grande curiosité, j’ai lu sur le management comme je lis maintenant sur la psychologie et l’empowerment. »
Elle démissionne au bout d’un an et demi. Mais garde sa « force de conviction » : « je m’appelle Marie Dasylva donc on ne met pas mon CV en bas de la pile parce qu’on ne sait pas que je suis noire. Les recruteurs sont toujours surpris quand j’arrive. » Elle revendique « son assurance », « j’ai ce tempérament car je suis d’un milieu modeste, ma mère est femme de ménage et mon père décédé il y a 16 ans. J’élève seule mon fils de trois ans. » Justement, sa grossesse sera « déterminante ». « J’ai culpabilisé de devenir maman ! Il ne fallait absolument pas que cela impacte mon travail. J’ai été arrêtée à huit mois de grossesse. J’avais peur de perdre mon emploi ; pendant mon congé maternité, je répondais à mes mails et quand mon fils a eu deux mois et demi je l’ai jeté en crèche, dix à douze heures par jour. Ma mère a joué mon rôle ».
Six mois après son retour, elle négocie un licenciement à l’amiable. Il est accepté « d’un coup, j’allais mieux. Jamais je ne me suis sentie à ma place. J’avais l’impression de leur devoir quelque chose car il m’avaient fait confiance alors qu’avec ce salaire ils n’auraient pas pu recruter une personne blanche. J’ai fait une dépression avant de comprendre que je n’étais pas le problème en prenant conscience du travail fourni, de mes compétences, de mon implication, etc...» A 22 ans et au bout de quatre postes de manager pour des marques de luxe, elle souffre « d’un burn-out et d’un ulcère ».
« Je n’étais plus moi-même mais n’ai pas suivi de psychothérapie, par manque de temps pour m’occuper de ma santé... Un jour, j’ai eu la force d’écrire une équation : personne capable + croyance d’un rêve qui se réalise + X = licenciement. L’inconnue, c’était le regard blanc que je n’ai pas su gérer parce que je n’avais pas les armes. »
Elle arrête de travailler pendant deux ans et aide ses proches à préparer leurs entretiens de travail, « être ostracisée met en position d’observateur. » « Une amie noire, Mrs Roots [Note : La blogueuse afroféministe et auteure Laura Nsafou], m’a dit que je faisais ça super bien et m’a demandé : pourquoi ça ne deviendrait pas ton activité ? »
En mai 2016, elles organisent « Femmes noires et travail », « un atelier d’ « empuissancement » avec 20 participantes noires, étudiantes, avocate, psychologues, informaticiennes, en recherche d’emploi » ce qui la mènera à lancer Nkali Works. « On me considérait comme une exception mais il y a énormément de femmes racisées brillantes, dans le milieu dans lequel j’évolue c’est la normalité. »
Négociations salariales, conflits, démissions... le talent de Marie Dasylva est d’aider chaque cliente, qu’elle appelle « pépite », à se sortir d’une situation inextricable grâce à une stratégie personnalisée. « Je ne me sens jamais aussi bien que lorsqu’une personne réussit son entretien ou que notre stratégie a marché. Je suis brillante », dit-elle d’un ton affirmé. « J’ai à cœur de transmettre ces outils. Surtout, je veux dire à ces femmes que les seuls à pouvoir décider de leur valeur, c’est elles. »