"Not your habibti", le #MeToo des Palestiniennes en forme de projet artistique

Dans les sociétés arabes, comme ailleurs, les femmes subissent des comportements déplacés, mais disposent de peu d’espace pour en parler. Certaines femmes refusent même de se dire victimes. Avec "Not your habibti" l’artiste americano-palestinienne Yasmeen Mjalli a décidé d’aider la parole à se libérer et de faire réfléchir sur la notion de harcèlement sexuel.
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Yasmeen Mjalli recueille des témoignages sur une machine à écrire prêtée par une amie, dans la cour de l'Université d'Al Quds, à Abu Dis dans la banlieue de Jérusalem, le 4 décembre 2017.

(c) Mathilde Dorcadie
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Au plein milieu d’une place fréquentée du centre de Ramallah, Yasmeen a installé sa table et sa machine à écrire. Derrière elle, un panneau en anglais et en arabe annonce son projet : « Partagez votre histoire. Parlez du harcèlement de rue ». Intrigués, des passants s’approchent. L’artiste de 21 ans, propose à qui le souhaite de laisser un témoignage, qu’elle transcrira de manière anonyme. Au bout de quelques heures, la jeune femme fait le bilan. Près de 200 femmes - et quelques rares hommes -, sont venues à elle, mais seulement 40 d'entre elles ont bien voulu témoigner. « Quand je leur demande si elles ont subi des attitudes déplacées ou humiliantes. Beaucoup sont, ou bien très timides, ou bien dans le déni. Elles disent souvent : "je suis une femme respectable, ça ne m’est jamais arrivé". En vérité, elles ne veulent pas le dire. Car elles sont souvent conditionnées par la société, construite ici autour de la question de l’honneur. Et l’honneur d’une famille repose toujours sur la bonne conduite de la femme. »

Briser le mur du silence

Yasmeen Mjalli a grandi aux Etats-Unis dans une famille d’origine palestinienne. Il y a un an, elle décide de renouer avec son pays d’origine et de s’installer à Ramallah. Malgré une bonne acclimatation à la ville, quelque chose la gêne régulièrement : les propos et gestes déplacés des hommes dans la rue. « Ça me rendait vraiment la vie difficile ici, je n’étais pas habituée à cela. Je voulais faire quelque chose. »
 
Elle observe que, comme beaucoup, elle se renferme, adapte sa façon d’être en public. « La plupart du temps, les femmes sont effrayées à l’idée de réagir, effrayées par le jugement des autres. "On" pense que ce sont les femmes le problème. Et les femmes, elles-mêmes, pensent qu’elles sont le problème. » Sa première idée est de  créer une ligne de vêtements avec un slogan qui sonne comme une réponse on ne peut plus claire : "Not your habibti" soit "Je ne suis pas ta chérie". Une phrase qu’elle s’est même fait tatouer sur le bras. Pour elle, c’est une manière de se sentir plus forte. « Quand je porte ma veste en jean "Not your habibti", j’ai l’impression d’avoir une armure », s’amuse-t-elle.

(Voir plus sur > son site pour et par des "Femmes inspirantes")

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"Beaucoup de femmes sont timides, parce qu'elles ont été éduquées sans jamais avoir été encouragées à parler". Yasmeen Mjalli  a donc créé ces vêtements qui portent l'inscription "Not your habibti", je ne suis pas ta chérie

(c) Mathilde Dorcadie

La machine à écrire, le récit d'une double histoire de traumatismes

Passionnée par le sujet, elle désire aller plus loin en ouvrant le débat au sein d'un éventail plus large de la société. Elle s’inspire alors du dispositif de « I wish to Say » ("Je voudrais dire"), un projet de l’artiste américaine Sheryl Oring, datant de 2004, et touoours en cours, que la jeune femme a eu comme professeure, dans son école d’Arts en Caroline du Nord (Est des Etats-Unis). Le principe était d’offrir aux passant.es l’opportunité de dactylographier une lettre de doléance au Président ou à tout.e candidat.e à la fonction suprême américaine. « La machine à écrire à plusieurs avantage : elle attire l'attention, son écriture est neutre et anonyme, elle ne fait pas écran comme avec un ordinateur. Et puis, la machine à écrire est une référence qui parle à nombre de Palestiniens. En effet, pour se faire délivrer un permis de circulation afin de se rendre en Jordanie ou à Jérusalem, dans certains bureaux de l'administration militaire israélienne, on utilise encore des machines à écrire. Je fais un parallèle entre ces permis qui donnent la liberté de circuler et mon projet qui donne la liberté de s'exprimer. J’y vois, dans les deux cas, comme un permis de se libérer d’une histoire traumatisante. »

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La machine à écrire sur laquelle Yasmeen Mjalli recueille les témoignages de femmes ou de jeunes filles victimes de harcèlement, tel celui-ci :  "J'avais 14 ans et j'étais en route pour l'école via un taxi collectif. Avant que nous arrivions à l'établissement, tous les autres passagers étaient descendus. Et puis ce fut mon tour de payer le trajet. Quand j'ai mis l'argent dans sa main, il a saisi la mienne. J'ai eu peur, j'ai retiré ma main, ouvert la porte alors que la voiture avançais toujours, et je me suis jetée dehors. Je n'ai pas pleuré avant d'arriver à la maison. Je ne suis plus jamais montée dans un taxi depuis."
(c) Mathilde Dorcadie

Des chauffeurs de bus ou de taxi menaçants, des commerçants bien trop insistants ou des proches aux comportements dominateurs sont les histoires les plus récurrentes qu'elle a recueillies. Lorsque Yasmeen Mjalli lance son projet, la même semaine, l’affaire Harvey Weinstein s'invite dans les médias. : «  L’affaire Weistein a explosé la même semaine que mon projet. C’était vraiment un timing intéressant. Cela m'a aidée en donnant de la visibilité au sujet. J’aurais eu plus d’indifférence sinon. »

Mais la Palestine n'est pas les Etats-Unis. Yasmeen souligne que la législation palestinienne est très incomplète. « La société encourage en quelque sorte les hommes, car ils savent qu’ils n’ont pas grand-chose à craindre de la Justice. Les peines pour les 'crimes d’honneur' sont très faibles. »

Soudain, tout le monde avait, non pas une, mais parfois plusieurs histoires à partager !
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Dans la cour de l’Université d’Al Quds, à Abu Dis (à 16 kms de Ramallah), où Yasmeen Mjalli s’est installée pour une deuxième session, un petit attroupement s’est formé. « Au début, personne ne voulait être seul(e) à témoigner, mais il y eu un effet d’entraînement » observe-t-elle. Cette fois, son dispositif va au-delà de ses espoirs. Par petits groupes, en attendant leur tour, les étudiantes se mettent spontanément à débattre du sujet. « Soudain, tout le monde avait, non pas une, mais parfois plusieurs histoires à partager !  Et puis je pensais que les témoignages porteraient sur des faits anciens, des choses qui s’était passées il y a longtemps. En vérité, il y a beaucoup d'histoires récentes, du genre, je suis harcelée toutes les semaines, à la fac, dans le bus… ». 
 
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Désormais, beaucoup viennent s'assoir devant la machine à écrire de Yasmeen Mjalli. Le harcélement de rue n'est pas considéré comme un délit dans le droit palestinien. Les plaintes sont très rares. Il n'existe donc pas de statistiques précises sur le sujet d'après les associations de défense des droits des femmes.

(c) Mathilde Dorcadie

L’artiste voudrait publier ensuite les textes dans un recueil et s’en servir comme support pour des débats publics. Aider par l’actualité avec le succès des témoignages de #Metoo, Yasmeen s’est aussi vu rattraper par celle-ci. En décembre, les Palestiniens manifestent contre la décision de Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme la capitale d'Israël. La jeune femme préfère suspendre pour un temps toute occupation de l’espace public. « C’est vrai que le contexte à ceci de particulier qu'en Palestine le harcèlement sexuel, semble un enjeu secondaire au regard de tous les autres problèmes que les gens affrontent ici. Malgré tout, je continue à croire que ça reste nécessaire d’en parler ».