Notre-Dame de Paris : qui étaient ces invisibles bâtisseuses du Moyen Âge ?
Ignorées ou oubliées... Encore une fois les femmes s'effacent, ou plutôt sont effacées, des livres d'histoire. Avec l'incendie de Notre-Dame de Paris sont parties en fumée des centaines de milliers d'heures de travail d'ouvriers, mais aussi d'ouvrières et d'artisanes. Car les femmes, elles aussi, ont contribué à l'édification de ce chef-d'oeuvre d'architecture et d'artisanat à l'immense dimension spirituelle.
Difficile, pourtant, de distinguer les personnages féminins dans les archives et autres sources, même quand celles-ci sont conséquentes – ce qui n'est pas le cas pour la construction de Notre-Dame, alors que les chantiers en Provence, en Italie ou en Espagne, par exemple, sont, eux, bien documentés. Dans tous les cas, on devine les femmes sans les voir – elles n’ont pas de nom.
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Des silhouettes en creux
Dans les livres de comptes médiévaux, le travail des femmes se décèle dans plusieurs cas de figure, explique la médiéviste Sandrine Victor : "Celles qui apparaissent sous la désignation de "femme de" ou "fille de", lorsque seuls sont mentionnés les noms des hommes qui ont une équipe derrière eux, sans que l'on sache de qui elle est composée. D’autres dames travaillent pour elles-mêmes, mais ne sont visibles que sous le nom de "femme", sans autre précision. Dans quelques rares cas, elles sont mentionnées par leur nom, prénom et qualité. Ce sont souvent des veuves qui ont pris la succession de l’atelier de leur mari."
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La main-d'oeuvre féminine n'en était pas moins un rouage essentiel sur les grands chantiers du Moyen Âge, cathédrales ou remparts : sans surprise pour l'intendance, l'apport en nourriture et les travaux de finesse, comme l'ornementation, mais aussi pour le gros oeuvre, comme l'explique la chercheuse : "Contrairement à l’image que l’on peut avoir de l’économie médiévale, les femmes effectuent toutes sortes de travaux, dont des tâches très physiques. Elles peignent, brodent les vêtements liturgiques, se chargent des délicats ouvrages de décors, mais elles portent aussi des pierres, brassent la chaux, travaillent les ardoises, construisent des échafaudages, tressent des cordes et des paniers…"
Edith Vallée, autrice de Le matrimoine de Paris
Les femmes jouent aussi un rôle très actif dans la préparation du terrain préalable à la construction, explique l'autrice Edith Vallée (Le Matrimoine de Paris, 20 itinéraires, 20 arrondissements aux éditions Christine Bonneton) : "Elles participent avec enthousiasme au creusement des fosses destinées aux fondations de Notre-Dame de Paris, comme tout le peuple de la capitale, d'ailleurs. Cessons de parler de l'histoire de Notre-Dame au masculin. Notre-Dame fait partie du matrimoine autant que du patrimoine."
La mère de tous les compagnons
De toute la France, les compagnons viennent travailler sur le chantier de la cathédrale Notre-Dame. Leur séjour à Paris est organisé par une femme respectée, choisie par les compagnons pour ses vertus et son attachement aux valeurs du compagnonnage.
Celle que l'on appelle "Mère", ou "Dame hôtesse" s'occupe de l'administration et veille au bon ordre de la cohabitation, notamment auprès des plus jeunes. Personnage central, elle accueille les itinérants, les nourrit, les soigne et les encourage.
Moins costaudes, moins payées
Anonymes et invisibles, les femmes sont le plus souvent traitées comme des journaliers, des manœuvres. Sur la complexe échelle de salaires en vigueur sur les chantiers médiévaux, les intervenants sont payés selon leur force physique, explique Sandrine Victor : "Sur un même chantier, il peut exister jusqu'à 70 rangs de rémunération différents. Moins fortes physiquement, les femmes sont moins payées, conformément à l’échelle des salaires pratiquée sur les chantiers, au même titre que les hommes plus chétifs." Ouvrières et artisanes ne sont pas les seules à ne pas être nommément mentionnées : en général, les membres d’une équipe restent anonymes, seul le chef d’équipe est payé et c’est lui qui redistribue l’argent.
Les cordons de la bourse
Financièrement aussi, les femmes apportaient une importante contribution à l'édification des grands édifices religieux du Moyen Âge :
- Les femmes participent à la dîme, l'impôt agricole remis à l'Eglise, principale source de financement des cathédrales.
- Le financement des grands chantiers médiévaux repose aussi sur les dons – issus de la vente de bijoux, par exemple. On sait, par exemple, que Blanche de Castille, avec son fils Louis IX, a financé la rosace de Notre-Dame.
- Des femmes cousent les tuniques utilisées pour le paiement de certains ouvriers.
Femmes polycompétentes et variables d'ajustement
Quand les hommes sont au champ ou à la guerre, ou en temps d’épidémie, ce sont les femmes qui prennent le relais sur les chantiers. Quand une ville se construit, le maître de chantier délègue femmes et enfants sur les constructions en cours pour, lui, se positionner sur de nouveaux projets. Contrairement aux idées reçues, le secteur de la construction au Moyen âge était très dynamique. "Les femmes savaient tout faire, elles s’adaptaient. On les retrouve partout et nulle part, et jamais très longtemps… Si elles n'apparaissent pas dans les corporations de métiers, c'est peut-être parce qu'elles ne se fixent pas," explique Sandrine Victor.
Ce n'est que chez les notaires que l'on s’aperçoit comment les femmes se débrouillent : quittances, contrats, testaments font état des travaux pour lesquels elles ont été rémunérées. Et puis les biens qu’elles léguent – qui une mule, qui un terrain – prouvent leur dynamisme à valoriser leur main-d'oeuvre. Les documents médiévaux font état de charpentières, maçonnes, peintresses, tisserandes, mortellières, tandis que les comptes révèlent que des femmes ont des entreprises de mortellerie et que d'autres sont propriétaires de carrières de gypse, par exemple. Ainsi, petit à petit, le paysage d’un chantier médiéval se dessine…
Vers une division genrée des métiers
A l'origine, les confréries de métiers étaient des confréries religieuses – de femmes autant que d’hommes. Petit à petit, ces confréries de dévotion se muent en confréries de métiers organisées autour d’un Saint patron. L'organisation mixte devient alors peu à peu une organisation genrée.
Si les métiers deviennent masculins, on retrouve encore les femmes dans les confréries adossées à chaque corps de métier. Et puis au XIVe siècle, les maîtres compagnons qui encadrent les femmes vont peu à peu les exclure, à mesure que s'essoufle le dynamisme des grands bâtisseurs et que le travail se raréfie.
De leur participation, songe Edith Vallée, les bâtisseuses du Moyen Âge nous ont légué quelque chose de plus précieux encore que leur savoir-faire : "le témoignage d'une époque où femmes et hommes étaient beaucoup plus égaux dans le travail que durant les siècles qui ont suivi".
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