Fil d'Ariane
Elles ont filmé elles-mêmes, avec leur téléphone, l'étouffement qu'elles subissent depuis des mois. Elles, ce sont trois résistantes afghanes, dont les témoignages rassemblés dans le documentaire Bread & Roses nous plonge au cœur de l'apartheid de genre mis en place par le régime taliban.
"Les restrictions sont de plus en plus sévères", rapporte la réalisatrice afghane en exil Sarah Mani.
On sort de ce film oppressé, avec un sentiment d'impuissance, mais aussi d'admiration face à l'abnégation et à la force de résilience de ces femmes résistantes. Car c'est bien de résistance dont il s'agit. Dans la rue, à l'ombre des foyers à Kaboul, ou en fuite au Pakistan.
Comment ne pas s'accrocher au regard noir et déterminé de Zahra, une dentiste dont le cabinet est menacé de fermeture par les autorités talibanes. Soudainement propulsée cheffe de file des manifestations contre le pouvoir, elle subira les menaces des talibans et sera jetée en prison, où elle va retrouver certaines de ses camarades de lutte, battues et torturées par leurs geôliers. Elle en sortira profondément marquée, mais reprendra vite son combat face à l'obscurantisme. Elle ne lâchera pas et continuera à manifester, les yeux ombrés de mascara et les lèvres carmin, en un ultime geste de défiance face à la volonté des talibans d'effacer le féminin de la société afghane.
A quel prix ? Zahra va aussi devoir sacrifier sa vie, ses rêves, son entreprise, mettant de côté son projet de fiançailles avec Omid. "Ne pleure pas, je t'en prie", lui souffle-t-elle en le prenant dans ses bras, devant un gâteau spécialement décoré pour l'occasion lors d'une soirée d'au-revoir. "Je ne supporte pas l'idée que les talibans puissent détruire tout ce pour quoi j'ai travaillé", s'indigne-t-elle.
On étouffe avec Sharifa, une ex-fonctionnaire privée d'emploi. Elle qui avait prévu de partir étudier à l'étranger, se retrouve cloitrée chez elle. Son seul espace de liberté étant le toit de son immeuble, où elle va étendre le linge. Moment salutaire, comme une bouffée d'air frais. Comme ceux qu'elle passe avec sa mère et son frère à qui elle apprend à lire.
"On n'a pas le droit de travailler. On n'a pas le droit d'étudier. On m'a tout retiré, à moi et à mes soeurs de combat", confie-t-elle. Malgré l'opposition des siens, elle finira par rejoindre ses camarades de lutte, dans la rue, affrontant les coups des hommes armés du régime.
Comment ne pas pleurer avec Taranom, militante en exil au Pakistan voisin. Isolée au milieu de nulle part, parmi des champs de pierres ou de roseaux, à la frontière avec d'autres militantes, elle aussi étale son linge dans le froid glacial. Elle n'a plus rien. Sa famille est restée à Kaboul. Démunie, elle regarde sa patrie s'enfoncer dans le néant, elle ne reconnait plus "son Afghanistan". Et affronte avec dignité ce nouvel état d'extrême pauvreté.
Se filmant avec des vêtements de fortune emmenés à la hâte lors de son départ de la capitale afghane, elle se lance à elle-même avec humour : "Un jour si je deviens prétentieuse, il faudra que je me souvienne de cette tenue !"
"Lorsque Kaboul est tombée, en 2021, toutes les femmes ont perdu leurs droits fondamentaux. Elles ont perdu le droit d'être éduquées et de travailler", déplore Jennifer Lawrence à Los Angeles, lors de la promotion du film Bread & Roses qu'elle a aidé à produire.
Leur vie a été complètement bouleversée du jour au lendemain. Jennifer Lawrence, co-productrice du documentaire
"Leur vie a été complètement bouleversée du jour au lendemain.", regrette l'actrice. Soutenu également par la prix Nobel de la paix Malala Yousafzai, ce long-métrage nous immerge dans l'asphyxie quotidienne subie par les Afghanes, depuis le retrait des troupes américaines et le retour au pouvoir des talibans.
Après la chute de Kaboul, la réalisatrice afghane en exil Sahra Mani a joint une dizaine de femmes restées sur place et leur a appris à se filmer avec leur téléphone, pour documenter leur résistance. Tourné pendant un an, ce film montre les destins entrecroisés de trois Afghanes reflétant la déchéance des femmes du pays.
Les restrictions sont de plus en plus sévères. Sahra Mani, réalisatrice
"Les restrictions sont de plus en plus sévères", regrette auprès de l'AFP Sahra Mani, dénonçant "l'énorme silence" de la communauté internationale. Pour la cinéaste, "les femmes afghanes n'ont pas reçu le soutien qu'elles méritaient".
De gauche à droite, Malala Yousafzai, les productrices Jennifer Lawrence et Justine Ciarocchi, et la réalisatrice Sahra Mani posent lors de la première du documentaire Bread & Roses, le 14 novembre 2024, au Hammer Museum de Los Angeles, aux Etats-Unis.
Depuis leur retour au pouvoir, les talibans ont imposé un "apartheid de genre" en Afghanistan, selon la terminologie de l'ONU. Les femmes sont progressivement effacées de l'espace public : actuellement, les Afghanes ne peuvent plus étudier au-delà du primaire, ni sortir dans les parcs, les salles de sports, les salons de beauté, ni sortir de chez elles sans un proche masculin, ou presque. Une récente loi leur interdit même de chanter ou déclamer de la poésie en public. Tout cela au nom d'une application ultra-rigoriste de la loi islamique.
L'islam n'interdit pas à une fille d'apprendre, l'islam n'interdit pas à une femme de travailler Malala Yousafzai, Prix Nobel de la Paix
"Les talibans prétendent représenter la culture et la religion (de l'Afghanistan), alors qu'ils ne sont qu'un petit groupe d'hommes qui ne représentent pas la diversité du pays", rappelle Malala Yousafzai, productrice exécutive du film.
"L'islam n'interdit pas à une fille d'apprendre, l'islam n'interdit pas à une femme de travailler", martèle cette militante pakistanaise, que les talibans pakistanais - un groupe distinct des talibans afghans, mais à l'idéologie similaire - avaient tenté d'assassiner lorsqu'elle avait 15 ans.
(Re)lire Malala à l'ONU : « Les terroristes voulaient changer mes rêves »
Rythmés par le slogan "Travail, pain, éducation !", les rassemblements de femmes sont méthodiquement écrasés par les autorités. Les manifestantes sont battues, certaines sont arrêtées, d'autres kidnappées.
Mais malgré les risques, des cris, pourtant, ont continué de résonner dans la nuit de Kaboul pour réclamer un Afghanistan libre et la fin des talibans. Une scène forte, qui prend aux tripes.
D'autres scènes nous secouent. Des moments d'une bravoure inouïe.
Vous avez fermé les universités et les écoles, vous feriez aussi bien de me tuer ! Une manifestante afghane
"Tu te tais où je te tue", menace à plusieurs reprises un taliban alors qu'il tente d'embarquer une manifestante dans sa voiture pour l'emmener à la police. "Vous avez fermé les universités et les écoles, vous n'avez qu'à me tuer !", répond-elle, sans ciller. La répression des rassemblements est retranscrite grâce à des images volées, filmées par les portables de certaines manifestantes. On voit les bousculades, on vit les cris, les bruits des coups, les moments de panique quand la violence s'abat. A un moment, on verra grâce à des images prises depuis une fenêtre, une femme se faire rouer de coups, dans la rue par deux hommes, sans aucune raison.
Mois après mois, la résistance se fait plus discrète, sans pour autant s'éteindre : certaines Afghanes tentent aujourd'hui de s'éduquer grâce à des cours clandestins.
Trois ans après l'arrivée au pouvoir des talibans, leur gouvernement n'est officiellement reconnu par aucun pays. Les diplomaties internationales protestent régulièrement contre le sort qu'ils réservent aux femmes, sans grand effet.
Dans la foulée de l'élection de Donald Trump, les dirigeants afghans ont fait savoir qu'ils espéraient "ouvrir un nouveau chapitre" dans les relations entre Kaboul et Washington.
Si nous payons le prix aujourd'hui, vous risquez de payer le prix demain. Sahra Mani, réalisatrice
Mais renoncer à défendre les droits des Afghanes serait une grave erreur, selon Sarah Mani. Car moins les femmes afghanes sont éduquées, plus leurs fils seront vulnérables à l'idéologie de ceux qui avaient accueilli les membres d'Al-Qaïda responsables des attaques du 11 septembre 2001.
Retrouvez la tribune "C’est un véritable apartheid fondé sur le genre qui se déroule, sous nos yeux, en Afghanistan !"
Le documentaire est visible sur la plateforme Apple TV+ depuis le 22 novembre 2024.
"Si nous payons le prix aujourd'hui, vous risquez de payer le prix demain", lance la cinéaste à l'intention des Américains et des Européens. "Les talibans continuent de prouver qu'ils restent les mêmes."
J'espère que l'histoire se souviendra qu'un jour, une telle cruauté a été autorisée contre les femmes afghanes.Taranom, militante afghane
"J'espère que l'histoire se souviendra qu'un jour, une telle cruauté a été autorisée contre les femmes afghanes", clame, désespérée, Taranom dans le film. "Devant les Nations unies. Devant les organisations des droits humains et le monde. Devant les pays qui dénoncent l'insensibilité et réclament la démocratie... Les femmes afghanes sont maintenant des victimes partout".
Les quatre militantes sont aujourd'hui en sécurité hors d'Afghanistan.
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