Fil d'Ariane
Une femme devant un panneau publicitaire représentant des employés de bureau dans une station de métro à Pékin, le 16 septembre 2021.
Chen a décidé très tôt, à l’école secondaire, déjà, qu’elle ne se marierait jamais et n’aurait pas d’enfants. Agée aujourd’hui de 22 ans, cette spécialiste du marketing n’a pas changé d’avis. "Je n’ai jamais vu de mariage heureux, seulement des familles dysfonctionnelles, avec des pères en colère, des mères insatisfaites et des enfants déprimés, dit-elle. Je ne pense pas non plus qu’une relation amoureuse doive être institutionnalisée par le mariage pour avoir un sens."
Je ne vois pas l’intérêt de sacrifier une grande part de ma vie pour élever un autre être humain qui sera sans doute médiocre et ne me montrera aucune gratitude.
Chen, 22 ans
Quant aux enfants, cela coûte cher et requiert énormément de dévouement. "Je ne vois pas l’intérêt de sacrifier une large part de ma vie afin de cultiver un autre être humain qui sera sans doute médiocre et ne me montrera pas de gratitude," lâche-t-elle, en reconnaissant adhérer à un éthos égoïste et hédoniste. "A ce prix, je préfère investir dans un chien." Chen appartient à une cohorte grandissante de jeunes femmes chinoises qui rejettent en bloc les codes d’un système patriarcal et oppressif.
Elles se retrouvent sur les réseaux sociaux, unies au sein d’une communauté informelle baptisée 6B4T. Six fois B pour marquer leur rejet du mariage, des relations amoureuses et sexuelles, des enfants, des biens de consommation sexistes comme le maquillage et les talons, et de la discrimination contre les femmes célibataires. Quatre fois T pour dire "non" aux corsets, à la religion, à la culture otaku (ces geeks japonais obsédés par les mangas) et aux idoles pop. "Ces quatre éléments sont infusés de culture misogyne", glisse Chen.
"Ce mouvement est né en Corée du Sud, avant de se propager à la Chine, où il touche surtout les femmes éduquées en milieu urbain", indique Leta Hong Fincher, l’auteur de l’ouvrage Betraying Big Brother. The Feminist Awakening in China, paru en 2018. Il s’agit d’une lame de fond. En 1990, la quasi-totalité des femmes chinoises étaient mariées avant l’âge de 30 ans. En 2015, un cinquième de celles vivant dans les grandes villes étaient toujours célibataires à l’orée de la trentaine.
Les thèses du mouvement 6B4T sont défendues par un certain nombre de féministes en vue, à l’image de Lu Pin, la fondatrice de la plateforme Feminist Voices, ou de Qin Liwen, qui tient un podcast dédié aux questions de genre appelé Seahorse Planet. La comédienne Yang Li a pour sa part fondé sa notoriété sur des sketches dans lesquels elle décrit les hommes comme superflus, arrogants et médiocres.
Certaines adeptes du 6B4T épousent des thèses plus radicales encore. Se décrivant comme des hérauts de la "moralité utérine", elles appellent leurs consœurs à ne se reproduire qu’avec des hommes dignes de perpétuer la race humaine, à savoir beaux, éduqués et en bonne santé. Apparu pour la première fois en 2013 dans un forum de discussion sur Baidu Tieba, le terme est devenu viral ces derniers mois.
L’une des propositions les plus chaudement débattues : la création d’une banque de sperme, gérée par l’Etat, ne comprenant que des profils d’hommes triés sur le volet et dans laquelle les femmes pourraient puiser à leur aise. Certaines vont jusqu’à prôner les infanticides masculins, en écho aux nombreux avortements de fœtus féminins qui ont eu lieu durant la politique de l’enfant unique (1980-2015).
Elles n’hésitent pas non plus à attaquer avec virulence leurs consœurs avec une "moralité utérine" douteuse. En février, une femme utilisant le nom de Lin Mao Mao sur Weibo – le Twitter chinois – a agressé une autre internaute, l’accusant d’avoir épousé un homme moins beau qu’elle et d’avoir ainsi condamné leurs futurs enfants à une vie de souffrance en raison de leur apparence ingrate.
"Il y a des relents d’eugénisme et de darwinisme social dans le discours de ces femmes", analyse Wang Zheng, une spécialiste du féminisme chinois à l’Université du Michigan. Elle y voit un renvoi vers l’idéologie du parti, qui a tendance à séparer la population en catégories "hautes" et "basses" en fonction de leur réussite sociale. "Les travailleurs migrants dans les grandes métropoles du pays sont fréquemment traités de 'populations bas de gamme'", rappelle-t-elle.
La posture de ces nouvelles voix féministes n’en demeure pas moins radicale dans ce pays marqué par les codes du patriarcat. "On attend des femmes qu’elles se marient tôt, partent vivre dans la famille de leur époux et renoncent à leur carrière pour s’occuper du foyer et des enfants, dit Derek Hird, un expert des politiques de genre en Chine de l’Université de Lancaster. Si elles s’y refusent, cela met en danger l’honneur de toute la famille, d’où la pression exercée par les parents sur leurs filles pour qu’elles se casent avant l’âge de 30 ans."
Chen dit vivre ces codes sexistes au quotidien. "Les hommes sont toujours en train de juger mon apparence: je n’ai pas le droit d’être grosse, d’avoir la peau foncée ou d’avoir des poils sous les bras, livre-t-elle. Au travail, si je ne me maquille pas et ne m’habille pas de façon soignée, on me fait sentir que je ne fais pas assez d’efforts."
Selon elle, cette misogynie est ancrée au plus profond du système. "Les hommes qui agressent sexuellement une femme ou commettent des violences domestiques n’écopent en général que de très courtes peines en Chine", déplore-t-elle.
Alors que durant l’ère Mao les femmes étaient encouragées à prendre leur place sur le marché du travail aux côtés des hommes grâce à des garderies financées par l’Etat et en bénéficiant de congés maternité, elles ont perdu ces avantages dans les années 1980 lorsque la Chine s’est engagée sur la voie du capitalisme.
"A son arrivée au pouvoir en 2012, le président Xi Jinping s’est mis à encourager activement les femmes à renoncer à leur carrière pour se concentrer sur le foyer domestique, note Derek Hird. L’objectif était de libérer des places de travail pour les hommes, alors que de nombreuses usines fermaient ou partaient vers des pays où les salaires sont plus bas."
Ces petites princesses sont indépendantes économiquement et dans leur tête. Elles ne veulent pas s’encombrer d’un mari qui les reléguera au foyer.
Wang Zheng, spécialiste du féminisme chinois
Parallèlement à ce cadre misogyne, la Chine vit une évolution démographique inédite. "Pour la première fois dans l’histoire du pays, on a une cohorte de jeunes femmes qui ont grandi comme filles uniques", indique Wang Zheng. Choyées par six adultes (deux paires de grands-parents et leurs parents) et encouragées à poursuivre des études supérieures, elles ont de grandes attentes face à la vie. "Ces petites princesses sont indépendantes économiquement et dans leur tête, précise l’historienne. Elles ne veulent pas s’encombrer d’un mari qui les reléguera au foyer."
La mouvance 6B4T survient en outre dans un contexte marqué par l’émergence d’une nouvelle génération de féministes combatives. "Nous nous concentrons sur des thématiques concrètes, comme le harcèlement sexuel dans le métro, la discrimination durant les examens d’entrée à l’université [les femmes doivent obtenir davantage de points, ndlr] ou le manque de toilettes pour les femmes", raconte Xiong Jing, l’une des représentantes de cette nouvelle cohorte de féministes.
Mais en 2015, cinq militantes féministes ont été incarcérées durant sept semaines et en 2018, les comptes de Feminist Voices sur Weibo et WeChat ont été supprimés. "Cela a porté un coup d’arrêt brutal à notre mouvement", se souvient Xiong Jing.
Comme le féminisme organisé n’était plus possible, le mouvement s’est divisé en une multitude de factions. "On trouve désormais de nombreuses communautés virtuelles composées de femmes qui ne se connaissent pas et n’interviennent que de façon sporadique sur les réseaux sociaux, explique-t-elle. La mouvance 6B4T en fait partie. Tout comme celle des Little Pink, ces femmes ultra-nationalistes qui jouent du clavier pour défendre leur pays.
Mais la répression continue. En avril, une vingtaine de comptes féministes ont été suspendus sur Weibo et Douban, une plateforme consacrée aux critiques d’art. Plusieurs d’entre eux étaient affiliés au mouvement 6B4T. La comédienne Yang Li est également devenue la cible de trolls début 2021. En sus d’un barrage d’insultes sexistes, elle a été accusée d’avoir provoqué "une guerre entre les genres" avec ses diatribes contre la gent masculine.
Le gouvernement voit dans les idées véhiculées par ces femmes une menace pour la stabilité du pays, en raison de la crise démographique.
Leta Hong Fincher, autrice
"Le gouvernement voit dans les idées véhiculées par ces femmes une menace pour la stabilité du pays, en raison de la crise démographique qu’il affronte", juge Leta Hong Fincher. Il vient en effet de publier le résultat de son dernier recensement et ce dernier montre une chute vertigineuse des naissances, dangereuse pour la croissance économique et le système des retraites. Le taux de fertilité est tombé à 1,3 enfant par femme, soit en deçà même de celui du Japon.
"Le mariage est l’institution centrale sur laquelle repose toute la société chinoise, complète Derek Hird. Si les femmes choisissent de ne plus prendre d’époux, cela pourrait créer une cohorte de jeunes hommes frustrés et en colère." Cette notion fait sourire Xiong Jing : "Si nous inquiétons tant le régime, cela signifie probablement que notre influence sur la société chinoise est forte."
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