Fil d'Ariane
Ntsiki Biyela dans le vignoble de Summerhill Wines, région de Stellenbosch, en Afrique du Sud. Le pays est le 9ème pays producteur de vin au monde, et le premier du continent Africain, avec 102 000 hectares de vignes.
Ntsiki Biyela vit sur les chapeaux de roue. A peine revenue d’Allemagne où elle a présenté son vin dans un salon commercial, elle doit à présent s’atteler « à la partie administrative ». Cette femme d’affaires de 40 ans, le crâne surmonté de petites dreadlocks et le regard franc cerclé de lunettes noires, produit son vin elle-même et supervise le processus du début à la fin, « c’est-à-dire de sa fabrication à sa commercialisation. » Pour l’épauler, un salarié travaille à ses côtés, mais l’entrepreneuse espère à l’avenir employer plus de personnes.
C’est à quelques kilomètres du district viticole le plus exporté d’Afrique du Sud, Stellenbosch, qu’elle s’est installée. « J'habite à Sommerset West. Je n’ai pas les moyens d'habiter à Stellenbosch où les loyers sont très chers », affirme Ntsiki. Située à 50 kilomètres de Cap Town, cette ville fondée au 17ème siècle par des colons hollandais bénéficie d’un climat méditerranéen. Idéal pour la viticulture qui s’est développée sous l’impulsion des huguenots français (protestants français). A ce jour, il y a une centaine de vignobles privés dans la région. Pratiquement tous appartiennent à de riches propriétaires, descendants européens, et qui se les transmettent de générations en générations.
La Sud-Africaine nous a donné rendez-vous dans l'exploitation de Summerhill Wines, en périphérie de la ville. Le long de la route, face aux baraquements en taule du township de Kayamandi, des milliers d’hectares de vignobles s’étendent à flanc de montagne. Ce paysage naturel, que la grêle vient surprendre, rappelle les plus grands vignobles français ou toscans d'Italie. « Sauf qu’ici, c’est moins les gelées et les excès d’eau que les vignerons craignent que les babouins et les gazelles springboks qui viennent manger le raisin », s’amuse la vigneronne.
C’est le vin qui m’a choisie, et je l’ai adopté
Ntsiki Biyela, viticultrice
En jean et baskets, elle vient goûter sa prochaine cuvée de Cabernet Franc. Le mélange rouge vif, reposant dans des cuves, est en phase de maturation. « Je loue plusieurs endroits dans la région pour fabriquer mon vin, explique Ntsiki Biyela. A Summerhill, j’effectue aussi le mélange des grappes que j’achète à différents viticulteurs de la région. Il faut constamment se déplacer d’un endroit à l’autre. Un jour, j’espère posséder au moins ma propre cave… » Un projet que ne manquera pas de concrétiser cette femme aussi persistante que son vin, que des critiques ont aussi qualifié de « puissant et vigoureux ».
En Afrique du Sud, le secteur agricole est encore largement tenu par les Blancs. Seuls 2% des vignerons sud-africains sont noirs, selon l’organisation professionnelle Wines of South Africa (WOSA). Ici, de gauche à droite, l’importatrice de vins Mika Bulmash, la vigneronne sud-africaine Ntsiki Biyela et la vigneronne américaine Helen Keplinger (de gauche à droite).
Pourtant, rien ne prédestinait Ntsiki Biyela à devenir l’une des plus célèbres vigneronnes d’Afrique du Sud. Elle-même reste la première surprise : « Je n’aurais jamais imaginé percer dans le domaine viticole. C’est le vin qui m’a choisie, et je l’ai adopté ». Issue d’un milieu modeste et rural, elle a grandi à des milliers de kilomètres au nord du Western Cap, dans le KwaZulu-Natal. Une région où l’on produit principalement de la bière artisanale. Elevée par sa grand-mère dans une famille de sept enfants, elle n’a jamais connu son père et voyait rarement sa mère. « Elle exerçait en ville de jour comme de nuit comme travailleuse domestique ».
A l’école, Ntsiki est une élève assidue. Après le lycée, la jeune Sud-Africaine envisage de poursuivre des études de chimie. Elle économise l’argent qu’elle gagne après les cours en faisant des ménages. Mais ce n’est pas suffisant. Les frais de scolarité universitaires sont hors d’atteinte. L’étudiante révoltée est obligée de revoir ses ambitions à la baisse. Jusqu’au jour où, en 1999, elle décroche une bourse pour étudier l’oenologie et la viticulture à l’Université de Stellenbosch. « C’était une réelle opportunité pour moi, se souvient-elle. Il s’agissait d’étudier le vin, mais ç’aurait pu être autre chose. J’avais une telle soif d’apprendre que j’aurais tout accepté. »
C’est pendant mes études que j’ai bu mon premier verre. Au début, je pensais que c’était un dérivé du cidre.
Ntsiki Biyela
En arrivant à Stellenbosch, à plus de 1 200 km de chez elle, Ntsiki Biyela découvre un monde qu’elle ne connaît pas. « Dans ce décor à l’architecture européenne, tout le monde parlait le Xhosa ou l’Afrikaans. Deux langues qui ne m’étaient pas familières. J’ai dû redoubler d’effort pour m’intégrer et suivre les cours. » Le vin est aussi une découverte. « C’est pendant mes études que j’ai bu mon premier verre. Au début, je pensais que c’était un dérivé du cidre. »
Quand elle goûte cette boisson pour laquelle elle s’est déplacée de si loin, c’est la stupéfaction. « Je n’ai pas trouvé ça très bon, admet-elle en riant. Mais avec le temps, je suis tombée amoureuse de ce breuvage en constante évolution. Comme les goûts, le vin n'est jamais le même aujourd'hui que demain. Cela dépend même de l’endroit où vous le buvez, avec qui et de quelle humeur vous êtes. »
L’un de ses mentors est le vigneron Jabulani Ntshangase. Parmi les rares producteurs noirs de vin et propriétaires de chai sud-africain, il est à l’origine de ce programme de bourse proposé par l’Université de Stellenbosch. « Le but : attirer et former les jeunes Noirs à devenir des viticulteurs, des vignerons et des propriétaires de chais », explique-t-il.
Depuis sa création, une cinquantaine d’élèves ont été recrutés par de grands domaines. « Les Noirs ont longtemps représenté un réservoir de main-d’oeuvre - comme cueilleurs de raisin -, pour l’industrie viticole. Mais ce serait formidable d’utiliser aussi leur esprit critique et leur palais. Eux-mêmes peuvent penser au style, et se demander par exemple si : "le vin doit-il être plus fruité", "avoir plus de chêne", "qu’apprécie tel ou tel consommateur", etc. », soutient le président de l'entreprise Thabani Wines, dans un article publié sur le site Cuisine Noir Magazine.
Son master en poche, Ntsiki Biyela est embauchée dans le domaine de Stellekaya, à Stellenbosch, comme « maître de chai junior ». D’abord secondée, elle se retrouve à gérer elle-même la cave d’un couple de riches propriétaires d’origine anglaise. « J’ai dû faire mes preuves. Et très vite, j’ai grimpé les échelons. Au bout d’un an, j’avais dix personnes sous mes ordres : cinq au cellier et cinq dans le vignoble. Tous des hommes ! », s’enorgueillit cette battante, dont le tout premier vin rouge a remporté une médaille d’or aux Michelangelo International Wine & Spirits Awards.
Ntsiki Biyela a aussi « beaucoup appris auprès de vignerons du monde entier ». En 2013, elle a reçu une invitation au Château d’Arsac, dans le Médoc puis une autre en Toscane, la plus importante région productrice de vins d'appellations d'Italie. Elle s’est aussi envolée vers d’autres destinations moins prisées des amateurs de bordeaux, mais qui n’ont pas à rougir de leur caractère juvénile. Parmi elles, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et la Chine.
La Sud-Africaine a aussi fait ses armes auprès d’une vigneronne américaine reconnue, Helen Keplinger. « C’est Mika Bulmash, la fondatrice de Wine of the World, qui nous a mises en relation. » Cette association réunit des vignerons émergents de l'étranger et des vignerons établis aux États-Unis dans le but de mettre en lumière de jeunes talents et de promouvoir les échanges. « Je suis allée chez Helen, dans la Napa Valley en Californie. Ensemble, nous avons produit un vin rouge dans le cadre du projet « Suo », ce qui signifie « réunir » en Latin. »
Forte de ses expériences et de ses rencontres professionnelles, Ntsiki Biyela décide alors dès 2014 de lancer sa propre entreprise nommée Aslina, en hommage à sa grand-mère, son « pilier ». « Elle m’a transmis sa force, sa détermination et son respect de la terre. Je me souviens qu’il était important pour elle que tout le monde mange à sa faim, malgré nos maigres ressources. Alors toute l’année, elle entretenait son jardin pour y récolter des fruits, des légumes, etc. raconte sa petite-fille avec émotion. Elle fait partie de ces rares personnes qui créent de l’or, même quand elles n’ont rien. »
Une philosophie de vie que Ntsiki Biyela s’évertue à transmettre à son tour à de jeunes femmes et hommes noirs, issus de milieux défavorisés, en tant que professeure au sein de la Pinotage Development Youth Academy. « Nous recrutons des jeunes âgés entre 18 et 25 ans et les formons aux métiers de l’industrie viticole. Depuis sa création, il y a cinq ans, 85% de nos élèves ont trouvé un emploi, se félicite-t-elle. A partir du moment où ils comprennent qu’ils sont tout à fait légitimes de se faire une place dans le domaine et d’en vivre, alors notre mission est remplie. » Comme dit un proverbe zoulou : « Quiconque ira verra ; celui qui restera n’aura rien. »
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