Octobre 1917 côté femmes : quand Alexandra Kollontaï prônait l'amour verre d'eau et la monogamie successive

A la veille de la révolution d'octobre (novembre dans le calendrier russe grégorien), Vladimir Ilitch Lenine ne pensait pas qu'aux formes de redistribution économique et sociale. Avec sa "vieille" complice Alexandra Kollontaï, ils redessinaient les relations amoureuses entre les femmes et les hommes. Et c'était tout sauf triste
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Alexandra Kollontaï et Vladimir Ilitch Lenine
Alexandra Kollontaï et Vladimir Ilitch Lenine ont échangé une correspondance volumineuse, dans laquelle la sexualité, l'amour et l'égalité femmes/hommes tient une place considérable
Source Bibliothèque du Congrès et Archives fédérales allemandes
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En 1901, alors qu'il écrivait son livre fondateur "Que faire ?" Vladimir Ilitch Lenine rendait implicitement hommage au maître à penser de sa jeunesse. Le philosophe Nikolaï Gavrilievitch Tchernychevski, 40 ans plus tôt, en 1862 avait achevé son "Que faire ?". Dans les deux cas, le point d'interrogation est rhétorique : la forme employée du verbe faire est impérative et indique : voici ce qu'il faut faire. Le roman du philosophe enthousiasma la jeunesse de Saint-Petersbourg et au delà. Il conduisit l'auteur en prison, où il convertissait des gros durs, des condamnés de droit commun à ses idées révolutionnaires. Une utopie sociale, économique, amoureuse, tissée principalement par trois personnages, deux hommes, une femme, combinant un parfait triangle amoureux. Sans cette figure géométrique, la révolution ne pourrait advenir édictait le penseur. 

Un triangle amoureux à géométrie variable

Tchernychevski, qui avouait avoir une passion pour les mathématiques, soutenait la thèse suivante : un trio, plutôt qu'un couple, composé toujours de deux hommes et une femme, serait mieux armé pour avancer, créer, travailler, aimer, les hommes se relayant pour la partie sexuelle de la cellule familiale, permettant ainsi à celui qui en était "dispensé" de donner toute sa mesure aux activités professionnelles, et à la femme de ne pas s'épuiser en quête sentimentale ou sensuelle pour être, elle aussi, libre de travailler.

Son calcul reposait sur la conviction que les besoins sexuels des femmes sont bien plus importants que ceux des hommes. Et à ses compagnons de bagne qui lui demandaient, assis en rond autour de lui, comment on y arriverait puisque les femmes étaient aussi nombreuses (sinon légèrement plus) que les hommes, le philosophe mathématicien répondait sereinement et avec évidence, qu'il y aurait aussi relais entre les femmes, indiposées une semaine par mois, sans compter les trop âgées, moins demandantes. Et les gros durs comptaient sur leurs doigts, toujours songeurs...

Les membres de la cellule familiale ainsi définie devaient disposer chacun de leur chambre, cette chambre à soi si chère à Virginia Woolf, dont les portes étaient fermées pour indiquer qu'on souhaitait rester tranquille - il était impératif de frapper ou de demander l'autorisation d'entrer. Le trio établi, sa composition n'était pas définitive, il pouvait se remodeler au gré des rencontres et des désirs. Tchernychevsky lui même expérimenta cette organisation, dans une combinaison où sa femme et lui même restaient fixes tandis que les amants de madame se succédaient. Ils eurent trois enfants, que Nikolaï Gavrilievitch éleva consciensieusement sans être sûr d'être le père, mais il n'en avait cure... Posséder les êtres n'était pas son but.  

Sur le papier, l'architecture semble impeccable et on envie de crier : "Bon sang, mais c'est bien sûr !". Les féministes s'enthousiasmèrent, les révolutionnaires de toute obédience aussi. Le livre écrit dans la forteresse Pierre et Paul, prison de Saint-Petersbourg, en sortit clandestinement, fut imprimé et devint le best-seller russe de la décennie 1860 - 1870.
Des mauvaise langues écrivirent toutefois que l'écrivain accueillit avec un certain soulagement son emprisonnement puis son bannissement loin de la capitale, heureux d'échapper à ces contraintes dans lesquelles il s'était quelque peu enfermé... 

Que faire et que faire
Les deux Que faire ? celui de NG Tchernychevski et de VI Lénine, qui se répondent par delà le temps, visions totales de l'homme nouveau et la femme nouvelle à venir dans la société collective, en communiste en constriction 

Femmes nouvelles, hommes nouveaux, en route pour un futur radieux

Aussi lorsque Lénine, marié à Nadejda Kroupskaïa, pédagogue et surtout étroite collaboratrice de son mari, tomba amoureux de la féministe Inessa Armand, elle aussi brillante et révolutionnaire, il pensait peut-être mettre en pratique les théories de son mentor... Sauf qu'il s'agissait d'un triangle inversé deux femmes, un homme, ce qui est beaucoup plus banal et admis un peu partout dans le monde. La chose est plus intéressante du côte de Inessa Armand qui n'abandonna pas non plus son mari et qui, de fait, se retrouvait dans un schéma "tchernychevskien"...

Au coeur de l'invention complexe de ces figures humaines complexes, il y avait les femmes nouvelles et les hommes nouveaux, pour lesquels les priorités devaient changer, ces humain.e.s personnes d'un projet total de société, neuve elle aussi. 

Les femmes nouvelles, c'est un nouveau, un "cinquième" type d'héroïnes, inconnu auparavant, un type d'héroïnes avec ses propres exigences devant la vie
Alexandra Kollontaï

Alexandra Kollontaï avait, bien entendu, comme tous les jeunes nobles de sa génération, dévoré le premier Que faire ? , celui de 1862. Mais ce qui l'avait intéressé dans ce roman c'était surtout l'utopie du travail, pour les femmes, qu'il proposait : la création de coopératives de travailleuses, mais aussi cette émancipation du carcan sentimental pour vivre plus libre. Et elle s'empressa, à son tour, de réinventer ces "femmes nouvelles" : "(Les femmes nouvelles), c'est un nouveau, un "cinquième" type d'héroïnes, inconnu auparavant, un type d'héroïnes avec ses propres exigences devant la vie, un type qui affirme sa personnalité, qui proteste contre le multiple asservissement de la femme dans l'État, dans la famille, dans la société, un type qui lutte pour ses droits et qui représente le sexe. "Femmes célibataires", tel est le nom qu'on donne de plus en plus souvent à ce type."

A retrouver dans Terriennes sur ce sujet : 

> Les femmes nouvelles selon Alexandra Kollontaï

L'Union soviétique, premier Etat à adopter le droit à l'avortement

En 1927, la révolution d'Octobre fêtait son dixième anniversaire, celui de l'un des événements majeurs du XXème siècle, dans lequel les femmes avaient jouer le rôle de  détonateur. Mais pour Alexandra Kollontaï, cette décennie sonnait la désillusion. Elle avait été la première Commissaire du peuple aux affaires sociales (c'est à dire ministre), et à ce titre avait permis à l'Union soviétique de devenir le premier pays au monde à adopter le droit à l'avortement (un droit qu'aujourd'hui, comme ailleurs, les conservateurs alliés du président Poutine aimeraient tant rogné). C'est elle aussi qui avait initié la journée internationale des droits des femmes, chaque 8 mars, lors d'une marche fémininiste en 1913, une origine revendiquée par d'autres. 

Dans la vidéo ci-dessous, document sonore exceptionnel, on entend Alexandra Kollontaï s'adresser aux travailleurs et aux paysans, en 1918, dans un discours où elle évoque les mesures à prendre, familiales, salariales, d'aide à la petite enfance, pour plus d'harmonie et d'égalité entre les sexes... Elle s'attelle aussi à faciliter le divorce entre époux consentants, l'union libre est légalisée sans mariage obligatoire, la notion d'enfant illégitime est abolie, l'accès à la santé est ouvert à parité aux deux sexes. 

Mais, au mitan des années 1920, Lénine écarté, elle même s'éloigna du pouvoir soviétique dominé par Staline, grâce à une carrière de diplomate au Mexique, puis dans les pays du nord de l'Europe, représentant l'Urss en Norvège et en Suède, devenant ainsi la première "ambassadrice" dans le monde. Ce qui ne l'empêchait pas d'afficher une vie privée intense, qu'elle allait théoriser dans deux concepts : l'amour comme un "verre d'eau" et la monogamie successive. La diplomatie lui laissait du temps pour écrire...

conseil des ministres urss
Alexandra Kollontaï, au centre, assise à gauche de Lénine, seule femme dans un monde encore masculin, celui du pouvoir, lors d'une session du conseil des commissaires du peuple entre décembre 1917 et janvier 1918. Les hommes nouveaux rechignaient à laisser leur place aux femmes nouvelles, et pour longtemps encore...
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Dans son roman "majeur", au titre à la saveur de récit pour jeunes filles - "Grand amour" -, traduit successivement par "L'amour rouge", puis par "L'amour chez les abeilles travailleuses" (en fait un recueil de nouvelles sur le thème de l'amour qui commence par "Grand amour"), la révolutionnaire /ministre/diplomate, revient, par la fiction, sur les fondements de sa pensée : sans révolution des relations amoureuses, il ne peut y avoir de révolution sociale. Mais point de triangle dans ce récit, une ligne droite plutôt, émaillée de points ou d'encoches, une "monogamie successive", selon l'expression qu'elle inventa, ou une suite de rencontres uniques, plus ou moins profondes, plus ou moins longues. 

Kollontaï incite les femmes, les Russes et au delà, à s'émanciper d'une aliénation amoureuse, sentimentale, d'une "captivité amoureuse" - selon son expression -,  marquée par l'esprit bourgeois, qui les empêche d'avancer. Elle envisage la sexualité comme un besoin, certes bien agréable, au même titre que boire et manger, qui pourrait s'accomplir entre camarades, juste pour le plaisir.

C'est comme cela qu'elle imagine les abeilles. D'où ce "faire l'amour comme on boit un verre d'eau", entre compagnons, expression sans doute apocryphe, mais employée par celles et ceux qui contestaient ce qu'ils voyaient dans les idées de Kollontaï. Un système qu'elle voit chez les abeilles, sociétés organisées, avec ses mâles reproducteurs, une reine - unique individu destiné à la procréation -, et ses "ouvrières" ainsi débarassées de toute obligation de séduction ou de maternité, occupées à nourrir la communauté et à veiller sur elle.

Nous devons vivre Groushia ! Vivre !
Vassilissa dans "L'amour chez les abeilles travailleuses"

Le roman s'organise autour de Vassilissa, jeune travailleuse, militante, au charisme affirmé, ce qui ne l'empêche pas de devoir sauter des obstacles et d'aider ses compagnes de combat dans la peine. Il commence ainsi : "Vassilissa était une jeune femme de vingt-huit ans, tricoteuse de profession. Mince, anémique, une fille typique de la ville. Ses cheveux, coupés court après le typhus, poussaient en boucles. De loin, elle ressemblait à un garçon. Elle était dotée d'une poitrine plate, était vêtue d'une chemise enfermée dans une ceinture en cuir usée. Elle n'était pas jolie. Mais ses yeux étaient beaux : bruns, amicaux, observateurs. Des yeux pensifs. Ces yeux ne passeraient jamais leur chemin sans voir la peine d'autrui. Elle était communiste. Au début de la guerre, elle était devenue bolchévique. Elle détestait la guerre depuis le commencement."

Et s'achève par cette exclamation de Vassilissa lancée à son amie, après toutes sortes d'aventures, de peines, et aussi de victoires : "Nous devons vivre Groushia ! Vivre !

Livres Kollontaï
Deux éditions, en russe et en anglais du roman d'Alexandra Kollontaï : Grand amour, L'amour chez les abeilles travailleuses

L'amour libre contre le mariage bourgeois ce verrou du capitalisme

La fin de ce "mariage bourgeois", des contraintes d'une fidélité artificielle, libérant la sexualité, permettrait à tous de réaliser ses désirs, et mettrait de facto un terme à la prostitution "cette violence que s'inflige une femme à elle-même pour des raisons financières".  Elle se battait d'ailleurs contre toute réglementation de cette activité, mais aussi contre la pénalisation des prostituées et contre celle de leur clients. Voici ce qu'elle écrivait dans un autre texte : «  Le réformateur religieux Luther, et avec lui tous les penseurs et hommes d'action de la Renaissance et de la Réforme (xve-xvie siècles) mesuraient très bien la force sociale que renfermait le sentiment de l'amour. Sachant que pour la solidité de la famille – unité économique à la base du régime bourgeois – il fallait l'union intime de tous ses membres, les idéologues révolutionnaires de la bourgeoisie naissante proclamèrent un nouvel idéal moral de l'amour : l'amour qui unit les deux principes [sentiment amoureux et sexualité]. [...]
L'amour n'était légitime que dans le mariage ; ailleurs, il était considéré comme immoral. Un tel idéal était dicté par des considérations économiques : il s'agissait d'empêcher la dispersion du capital parmi les enfants collatéraux. Toute la morale bourgeoise avait pour fonction de contribuer à la concentration du capital.
 »

Le privé est politique

Au delà des explications théoriques, un peu langue de bois, on sent du vécu entre les lignes. Née Alexandra Domontovitch, elle avait épousé Vladimir Kollontaï par amour, malgré les réserves de sa mère qui trouvait le futur époux inodore et sans saveur. Elle a 20 ans et elle tient bon. Le mariage dure 15 ans, un fils naît (Mikhaïl, économiste réformateur proche de Gorbatchev). Jusqu'à ce qu'à l'âge de 45 ans elle s'éprenne d'un solide marin de près de 20 ans son cadet, Pavel Dybenko, dans les bras duquel, écrira-t-elle à une amie, "elle se sent enfin femme". Cette nouvelle union ne dure pas plus de cinq ans. 

Après cela, elle vivra d'autres amours, d'autres désirs, et vivra donc cette "monogamie successive" souvent avec intensité, parfois avec désillusion - elle meurt en 1952 à l'âge de 80 ans.

Cette théorie du verre d’eau a rendu notre jeunesse complètement folle
Clara Zetkin

Ses camarades n'étaient pas tous "fans" de cette nouvelle morale de l'amour libre et sans contrainte. Dans un de leurs échanges épistolaires, l'allemande Clara Zetkin, tout autant féministe, socialiste et révolutionnaire qu'Alexandra Kollontaï, s'en ouvre à Lénine, qui n'était pas loin de partager son point de vue : « Vous connaissez certainement cette fameuse théorie, selon laquelle la satisfaction des besoins sexuels sera, dans la société communiste, aussi simple et sans plus d’importance que le fait de boire un verre d’eau. Cette théorie du verre d’eau a rendu notre jeunesse complètement folle […]. Certes, quand on a soif, on veut boire. Mais est-ce qu’un homme normal, placé dans des conditions normales, consentirait à se coucher dans la boue et à boire dans les flaques d’eau de la rue ? Boira-t-il dans un verre, dont le bord a été sali par d’autres ? Le côté social est le plus important de tous. Boire de l’eau est un acte individuel. L’amour suppose deux personnes. Ce qui implique un intérêt social, un devoir vis-à-vis de la collectivité […]. Du sport sain, de la gymnastique, de la natation, des excursions, des exercices physiques de toutes sortes, diversité des occupations intellectuelles ! Apprendre, étudier, faire des recherches, autant que possible en commun ! Tout cela donnera davantage à la jeunesse que les éternelles discussions et conférences sur les problèmes sexuels et les plaisirs de l’existence. »

Dans l'éducation des garçons et filles durant les 70 ans de l'homo sovieticus, c'est, malheureusement, cette dernière vision, socialo-conservatrice, qui l'emporta...

Et aussi, une exposition, jusqu'à la fin du mois de décembre 2017 : 

Voyage en « Icarie soviétique », dans le sillage des révolutionnaires françaises
Suivez Sylvie Braibant sur Twitter @braibant1