Octobre 1975, le jour où les Islandaises se mirent en grève

Voilà 40 ans, en Islande, entre 90 et 95% des femmes de cette île européenne septentrionale se mirent en grève générale de leur double journée de travail,  à la maison et chez leurs employeurs. Un modèle d'action universelle qu'il est bon de rappeler.
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Grève des Islandaises en octobre 1975
La joie des Islandaises dans les défilés le 24 octobre 1975
Women's History Archives
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Le MLF (Mouvement de libération des femmes) touchait à son apogée en Europe et sur le continent nord-américain. L'année 1975 avait été décrétée celles "des femmes" par les Nations Unies. Les Islandaises réfléchissaient à la manière dont elles honoreraient cette "promotion" planétaire du "deuxième sexe".

Le mot "grève" leur faisait pourtant peur. L'action avait été proposée par un groupe radical, les Red sokkana (Bas rouges), et si l'idée leur plaisait, elles voulaient atténuer la portée d'un acte si total. Elle l'appelèrent "un jour sans" ou "jour fermé" selon la façon de traduire. Une expression qui pourrait être plus acceptable pour la population et qui heurterait moins les employeurs.  Le concept fit mouche massivement et joyeusement. Le 24 octobre octobre 1975 restera dans la mémoire islandaise, genres féminin et masculin confondus...

Ma grand mère, qui travaillait incroyablement dur dans une conserverie de poissons, n'était pas prête à prendre ce jour "sans".

                                                                                                             Annadis Rudolfsdottir

Le Guardian britannique fête cet anniversaire avec un témoignage magnifique, celui de Annadis Rudolfsdottir, fille, petite fille de femmes qui se jetèrent alors dans la mêlée.

"Gudrun Jonsdottir se rappelle encore ce qu'elle portait comme habits le 24 octobre 1975. Elle avait 21 ans, tout juste mariée, mère d'un bébé, et ce jour là, elle n'allait ni cuisiner, ni laver, ni travailler. tout comme ma mère, les amies de ma mère, les caissières des supermarchés, les enseignantes, soit comme 90% des Islandaises. (.../...) Dans les jours qui précédèrent le 24 octobre, il semblait que partout les femmes se rassemblaient, buvant du café, fumant sans cesse, parlant avec excitation. Ma grand mère, qui travaillait incroyablement dur dans une conserverie de poissons, n'était pas prête à prendre ce jour "sans". Mais les questions posées par les Islandaises tournaient dans sa tête. Pourquoi ses jeunes collègues mâles rapportaient-ils à la maison des revenus plus élevés alors que son travail à elle n'était pas moins dur physiquement. Ma mère qui était alors âgée de 28 ans, travaillait dans une laiterie et eut toutes les peines du monde à convaincre sa patronne, une femme de 50 ans, dure à la tâche, qu'elles devaient laisser tomber leur boulot ce jour-là."

Grève et manifestation des Islandaises en octobre 1975
Une atmosphère incroyable traversait le rassemblement du 24 octobre 1975 à Reykjavik
Women's History Archives

Les hommes gouvernent le monde depuis la nuit des temps, et à quoi ressemble-t-il ce monde ?

                                                                             Adalheidur Bjarnfredsdottir

Dans ce petit pays d'à peine plus de 200 000 au mitant des années 1970, elles furent près de 30 000 à défiler dans les rues de la capitale Reykjavik, dans une atmosphère "incroyable", qui fait encore vibrer Sigrun Bjornsdottir. Elle était alors étudiante, avait 19 ans, et venait de découvrir qu'elle était enceinte. "C'était un moment difficile pour moi, mais être dans ce rassemblement me donnait l'impression d'être connectée à une force supérieure et m'a fait me sentir plus autonome." Et puis vint le moment où Adalheidur Bjarnfredsdottir pris la parole en public pour la première fois de sa vie. Elle représentait Sokn, le syndicat des travailleuses non qualifiées, les plus mal payées d'Islande. De sa voix profonde et grave, elle commença ainsi : "Les hommes gouvernent le monde depuis la nuit des temps, et à quoi ressemble-t-il ce monde ?" Et elle apportait sa propre réponse : un monde de sang, d'exploitation, de contamination, sur le point d'être ruiné.

Le jour le plus long... pour les hommes


Comment réagirent les hommes, lors de ce vendredi pas comme les autres ? Ils firent face avec difficulté… "La plupart des patrons ne firent pas toute une histoire de la disparition des femmes, se souvient encore Annadis Rudolfsdottir. Ils tentèrent d'abord de se préparer à l'arrivée massive de gosses excités qui accompagnaient leurs pères au travail. Ils achetèrent des bonbons et des crayons de couleur, pour les occuper. Les écoles, les commerces, les hôpitaux, les conserveries de poisson, etc, tournaient à la moitié de leurs capacités. Et les caissières des banques prenaient un malin plaisir à se rendre dans leurs établissements pour chercher de l'argent et se le faire remettre par leurs supérieurs, obligés de prendre leurs postes… Les pères étaient épuisés, ils appelèrent ce vendredi-là, le jour le plus long."
 

Grève, comité organisateur, des Islandaises en octobre 1975
Le comité organisateur de la grève générale des Islandaises le vendredi 24 octobre 1975
Women's History Archives


En novembre 1980, rappelle la BBC, Vigdis Finnbogadottir, mère célibataire et divorcée, emporta l'élection présidentielle islandaise, et devint ainsi la première cheffe d'Etat à être élue démocratiquement dans le monde entier - il y avait certes déjà eu des Premiers ministres au féminin, mais jamais de présidente. Vigdis Finnbogadottir présida l'Islande de 1980 à 1996, et joua un rôle majeure dans l'histoire du monde. Elle recevait le 10 octobre 1986 Mikhaïl Gorbatchev, leader de l'Union soviétique, pour des discussions décisives avec celui des Etats Unis, Ronald Reagan.

Les hommes ouvrirent alors les yeux

                                                                                             Vigdis Finnbogadottir

Vigdis Finnbogadottir, lorsqu'on l'interrogeait sur cette victoire historique, répondait toujours avec certitude : jamais elle n'y serait parvenue sans ce jour ensoleillé du 24 octobre 1975, quand 90% des Islandaises décidèrent de montrer leur existence et leur force. "Même si les Islandaises eurent le droit de vote parmi les premières, en 1915, cela permit une nouvelle grande enjambée pour leur émancipation. Le pays fut paralysé, et les hommes ouvrirent alors les yeux."

La présidente islandaise se souvient précisément et avec joie de ce jour si important pour elle, sa mère et sa grand-mère. Dans un reportage télévisé, un homme marié à l'une des vedettes du mouvement de protestation était interpellé par l'un de ses collègue : "pourquoi laissez-vous votre femme se comporter ainsi en public ? Moi je ne laisserai jamais la mienne se comporter ainsi !" Et le mari accusé répondit du tac au tac : "Elle n'est pas de cette sorte de femme qui se marierait à un homme comme vous !".

Vigdis Finnbogadottir
Vigdis Finnbogadottir présida l'Islande de 1980 à 1996, et joua un rôle majeure dans l'histoire du monde. Elle recevait le 10 octobre 1986 Mikhaïl Gorbatchev, leader de l'Union soviétique, pour des discussions décisives avec celui des Etats Unis, Ronald Reagan.
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#yatoujoursduboulot


Et aujourd'hui, 40 ans après, l'Islande est-elle toujours la contrée où le féminisme règne ?  Le temps de la désillusion y pointe son nez, malgré des apparences trompeuses. Les femmes sont visibles aux sommets de l'Etat, se succèdent au poste de Premier ministre, comme la socialiste Jóhanna Sigurðardóttir de février 2009 à 2013, petite fille de l'une des responsables du syndicat des femmes non qualifiées, en première ligne de cet octobre rouge de 1975. Ces élues, ces administratrices, impriment leur marque dans la gestion des crises, en particulier celle de la faillite des banques en 2008, comme dans celle de la prospérité : solidarité, refus des compromissions, priorité du pragmatisme sur celle des petits arrangements politiciens. En 2009, plusieurs d'entre elles prirent la tête d'établissements financiers discrédités. Et l'Islande a depuis, retrouvé le chemin de la croissance.

Mais si la sphère politique leur est acquise (elles sont 44% au Parlement), le noyau dur de la finance leur reste fermé, comme partout ailleurs.  En 2006, les femmes n’étaient que 14 % à diriger une entreprise, seulement 8% à siéger au comité de direction des cent plus grandes sociétés de l’île. Et elles ne gagnent toujours que 64 % du salaire masculin, à compétence et travail identiques… On rêve d'un nouveau "jour sans", et pourquoi, planétaire, cette fois.

A retrouver dans Terriennes nos article et reportages précédents sur les Islandaises, juin 2012 et mars 2013 :


> Islande : vers l’Etat des femmes ?

> Islande, les femmes au pouvoir