Fil d'Ariane
Derrière le corps ultra-médiatisé des Femen, Oksana Chatchko reste le visage d'une artiste sombrant dans la mélancolie. Sept ans après son suicide à Paris, le film Oxana retrace l'histoire de l'une des fondatrices d'un mouvement qui a changé les luttes féministes.
Détail de l'affiche du film Oxana, sorti le 16 avril 2025 en France
Le destin d'Oksana Chatchko commence en Ukraine, où elle est formée à la peinture d'icônes orthodoxes. Très jeune, elle lance avec deux copines ce qui deviendra les Femen. Ce groupe de militantes se fait connaître avec ses manifestations coup de poing, souvent seins nus, au début des années 2010 à Kiev. Le mode d'action de Femen, contre l'oppression politique et religieuse et pour la liberté des femmes, essaime dans le monde.
Oksana et ses amies, elles, connaissent la répression sans pitié après avoir manifesté en 2011 en Biélorussie, avant de se réfugier à Paris en 2013. C'est là que la jeune femme, ne se reconnaissant plus dans l'organisation, la quitte, continue son travail d'artiste peintre et vie dans une grande précarité, avant de mettre fin à ses jours en 2018.
Le biopic Oxana, qui rend hommage au combat d'Oksana Chatchko, tente aussi d'en saisir toute la mélancolie. Il est réalisé par Charlène Favier, 40 ans, une cinéaste française dont le premier film, Slalom, décrivait une relation d'emprise dans le milieu du ski. Charlène Favier a choisi de tourner avec des actrices ukrainiennes ce film sur un mouvement qui s'opposait déjà, à l'époque, au président russe Vladimir Poutine. En raison de la guerre, elle a dû tourner en Hongrie, et à Paris.
Le film retrace cette trajectoire de météorite, ce destin romanesque, symbolique, qui lui évoque celui de Jeanne d'Arc. Oksana et ses amies "sont allées contre leurs familles, contre leurs parents, elles ont quitté leur ville natale. Elles n'avaient pas d'argent, rien à manger. Oksana a donné toute sa vie aux Femen. C'est aussi pour ça que sa vie a été si courte", déclare l'actrice ukrainienne Albina Korzh, qui l'interprète.
Si une femme, n’importe où, dans n’importe quel pays, adhère à nos idées et à nos méthodes, elle peut se déclarer Femen.Oksana Chatchko
"Il y a eu aussi une trahison qui l'a énormément abîmée", explique Charlène Favier - celle d'avoir été écartée par Inna Chevtchenko, dont elle rejetait le pouvoir autoritaire et pyramidal. Oksana Chatchko, elle, défendait un fonctionnement ouvert du mouvement : "Femen, c’est une idée, la lutte contre le patriarcat, le sextrémisme et une manière de manifester. Si une femme, n’importe où, dans n’importe quel pays, adhère à nos idées et à nos méthodes, elle peut se déclarer Femen."
"Il y a aussi les suites de tous les traumatismes qu'elle a subis en Biélorussie, en prison. Je pense qu'on ne ressort pas indemne quand à 22 ans, 23 ans, on fait 15 jours de prison en Russie, quand on se fait torturer à Minsk, en Biélorussie. Je pense qu'on ressort avec des séquelles post-traumatiques évidentes qui ont marqué le restant de son existence," souligne Charlène Favier.
Les militantes Femen Aleksandra Nemchinova, à gauche, Inna Chevchenko, au centre, Oksana Chachko, à droite, devant la presse à Kiev, en Ukraine, le 21 décembre 2011. Toutes trois ont été enlevées deux jours plus tôt par des agents de sécurité après avoir manifesté à Minsk, poitrines dénudées, pour marquer le premier anniversaire de la réélection controversée du président bélarusse Alexandre Loukachenko.
"Quand les Femen sont arrivées à Paris et qu'on les a vues pour la première fois, je pense que j'ai été comme tout le monde, mi-fascinée, mi-agacée, retrace-t-elle. Je n'ai pas vraiment compris, parce qu'on n'avait pas d'une explication claire sur pourquoi elles manifestaient comme ça".
Aujourd'hui, la réalisatrice souligne le fait qu'en Ukraine, la prostitution a pris une ampleur que l'Europe occidentale ne mesure pas. "Le corps de la femme y est utilisé par les hommes uniquement à des fins de plaisir masculin. Or ces filles sont très éduquées : elles lisent Clara Zetkin et les grands philosophes." Quand elles se rendent compte que l'Ukraine est considéré comme un "bordel", elles se rebellent, d'une rébellion joyeuse d'adolescente. Elles se disent : "Et si on utilisait notre corps pour passer un message politique, pour combattre l'injustice ? Puisque c'est pour ça qu'on nous regarde", explique Charlène Favier.
Oksana Chatchko, durant une manifestation des Femen à Paris en 2012.
"Oksana était incandescente, ambivalente, habitée, spirituelle, révolutionnaire... J'ai essayé de rentrer dans cette réalité hallucinée. C'était une âme d'artiste aussi, qui se laisse un peu dévorée par sa mission, dévorée par son art, dévorée par son absolutisme.", poursuit-elle.
Oksana Chatchko, radicale et sans concession, à la fois forte et fragile, était-elle minée par les rivalités internes aux Femen, dépassée par la médiatisation de figures du mouvement, marquée à vie par la répression ? Le film livre quelques pistes sur sa descente aux enfers. Mais laisse le spectateur trancher.
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