Fil d'Ariane
C'est un portrait qui fait beaucoup parler de lui : celui de la première dame d'Ukraine, Olena Zelenska, à paraître dans le magazine américain Vogue en octobre 2022 sous le titre Portrait de la bravoure. Dès le 26 juillet, le magazine a partagé sa Une sur les réseaux sociaux, assorti d'un long entretien et de plusieurs photos
La couverture du magazine est l'un des portraits de la première dame ukrainienne publiés dans Vogue, d'autres la montrant aux côtés de soldates ou avec son mari. D'emblée, ces photos ont suscité la polémique. Les critiques regrettent une "romantisation" de la guerre par le couple Zelensky, qui s'affiche dans un magazine de mode mondialement connu, même si c'est "pour la bonne cause" et même si toutes les images montrent leur air grave, jamais un sourire.
Seule concession à la légèreté dans cette publication habituellement très orientée mode : une légende précisant qu'Olena Zelenska porte des vêtements de créateurs ukrainiens, avec les noms de ces derniers. Car ce que veut vendre la première dame d'Ukraine en posant pour une célèbre photographe et une célèbre revue, ce ne sont pas des vêtements : "Je profite de toutes les occasions pour parler de l'Ukraine. Cet entretien avec Vogue m'a donné la chance unique de m'adresser directement à des millions de lecteurs. C'était mon devoir de le faire... Je préfère m'exposer à la critique plutôt de ne rien faire du tout," explique Olena Zelenska a la BBC :
Defending the @voguemagazine article, @olena_zelenska says “I’m using every opportunity to speak about Ukraine. Everyone is fighting on a front line and it’s work and I have to do that work”#UkraineWar pic.twitter.com/ELmrw3md3d
— Lucy Hockings (@LucyHockingsBBC) July 28, 2022
Alors que les images de guerre et de victimes se banalisent tristement, Olena Zelenska veut insister sur ce qui fait la force de l'Ukraine et montrer sa supériorité dans la guerre de l'information face à la Russie. Reste que, pour beaucoup d'observateurs, la médiatisation, dans une publication américaine, d'un couple soudé et romantique a quelque chose d'indécent si l'on songe aux victimes de la guerre : selon les estimations, les morts se comptent par dizaines de milliers au bout de six mois de guerre contre la Russie, tandis que 9 millions d'Ukrainiens, surtout des femmes et des enfants, ont dû prendre les chemins de l'exil.
How serious is the war in Ukraine?
— IG: @ Jalisa_Danielle (@JalisaDanielle_) July 26, 2022
Them: pic.twitter.com/2aaHz8gHYl
Les voix dissonantes se sont aussi très vite crisallisées sur l'apparence d'Olena Zelenska en couverture de Vogue. Coupe trop glamour, regard trop las et pose... trop virile ! Qui n'a pas remarqué que le président Volodymyr Zelensky a l'air épuisé depuis la guerre ? Mais il ne viendrait à personne l'idée de critiquer ses yeux battus, dit Polina Karabach, une trentenaire qui habite à Kiev, au média en ligne anglophone NPR. Dans ces réactions contre sa femme, pense-t-elle, "il s'agit vraiment d'essayer d'humilier les femmes, et Olena en particulier."
Des reproches qui sont venus parasiter le message voulu par la première dame ukrainienne : "Les Ukrainiens sont fatigués, mais ils sont toujours debout et ils sont forts," explique Polina Karabach. Elle se dit désagréablement surprise de constater qu'un déluge de critiques, y compris de la part des Ukrainiens, portent sur le look de cow-girl de la première dame : "Ils disent que cela ne se fait pas pour une première dame, ni pour n'importe quelle femme, de s'asseoir comme ça. 'Asseyez-vous comme une fille' ! disent-ils".
Indignée par les réactions de cette société qui, en pleine guerre, veut encore régir les poses que les femmes peuvent afficher, ou pas, la journaliste ukrainienne Zoya Zwynyatsckiwska s'est prise en photo dans la même pose que celle de la première dame dans Vogue, appelant au ralliement sous le mot-dièse #SitLikeaGirl ("assieds toi comme une fille") en soutien à Olena Zelenska.
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En quelques jours, #SitLikeAGirl a suscité une foule de contributions sur différents réseaux sociaux. En Ukraine, et dans le monde entier, les femmes montrent leur volonté de défier les stéréotypes sexistes. Ukrainiennes ou non, jeunes ou vieilles, anonymes ou célébrités... Des centaines de femmes posent les jambes écartés, chaussures plates et assises sur des marches – même mise en scène que sur la photo d'Annie Leibovitz.
Slovak Minister of Justice Mária Kolíková joined the support of the Ukrainian first lady Olena Zelenska and #SitLikeAGirl activity, in which women imitate @voguemagazine pose of #Zelenska and point out the senselessness of standards of behavior expected of women. pic.twitter.com/aaDtCH6irA
— Tomáš Hubinák (@TomasHubinak) August 16, 2022
Ukraine’s #sitlikeagirl flash mob in support of First Lady Olena Zelenska continues pic.twitter.com/Q5i141IE4l#NFT #Art #Lady #DigitalPhotoWeb #DigitalPhoto #SexyLadyPhoto #Photo #NFTs #Download https://t.co/JZgmTVUhju
— Brandon Crowder (@AMULYA_POKALA) August 4, 2022
Greetings from Alexandria, Virginia #sitlikeagirl pic.twitter.com/1YNfH9kJdF
— Debra Bass (@DebraBa29845095) August 17, 2022
Le mouvement virtuel a aussi donné naissance à des rassemblements bien réels de jeunes assises sur le sol, jambes écartées, comme leur première dame.
Dans leurs contributions, les femmes attirent également l'attention sur les conséquences de la guerre en Ukraine. Reconquérir l'espace, montrer sa confiance en soi – ce sont aussi les préoccupations de toutes. "C'est un moment important pour les Ukrainiennes, explique Valeriia Voshchevska au média en ligne anglophone NPR. Cette militante ukrainienne qui travaille pour Amnesty International à Londres estime que "non seulement c'est une femme qui s'expose pour donner une voix et de la visibilité à son pays, mais elle se défend aussi face aux critiques et aux stéréotypes à une période clé de l'histoire de l'Ukraine."
Car la fin des hostilités, les femmes devront trouver leur place dans une société meurtrie qui, avant la guerre, déjà, ne leur faisait pas la part belle : "Après avoir été en première ligne de la guerre, voyons quelle place va leur échoir et espérons que la crise transforme de façon positive la société ukrainienne, qui doit en sortir plus égalitaire, moins violente," expliquait Fanny Benedetti, directrice exécutive d'ONU Femmes France à Terriennes en avril 2022.
Le président Zelensky aussi dit à Vogue l'importance d'un modèle féminin en ces temps difficiles : "Pour les femmes et les enfants, le fait que ma femme soit restée en Ukraine est un exemple. Je crois qu'elle joue un rôle très puissant pour l'Ukraine, pour nos familles et pour nos femmes."
Elle n'a jamais rêvé ni même aspiré à devenir première dame. Elle s'est retrouvée là par hasard – et au milieu d'une crise planétaire.
Anna Tchaplyguina, spécialiste de l'étiquette, pour l'AFP
Au début de l'offensive russe, pourtant, Olena Zelenska a passé plusieurs semaines cachée, avec ses enfants, une fille de 18 ans et un garçon de 9 ans, changeant d'abri à mesure que les troupes de Moscou s'approchaient de Kiev. Si Volodymyr Zelensky a d'emblée montré sa détermination à ne pas fuir les forces russes, sa femme, elle, a suspendu ses campagnes en faveur de l'amélioration des repas scolaires et la promotion de la langue et de la culture ukrainienne à l'étranger. Au cours des semaines qui ont suivi, sa famille n'a vu le président que lors de ses apparitions sur les réseaux sociaux et dans les médias.
Contrairement à Volodymyr Zelensky, l'un des comédiens les plus connus du pays avant son élection à la présidence, son épouse, elle, était peu disposée aux prises de position publiques. "Elle n'a jamais rêvé ni même aspiré à devenir première dame et elle s'est retrouvée là par hasard – et au milieu d'une crise planétaire", résume Anna Tchaplyguina, spécialiste de l'étiquette, pour l'AFP. Inconnue du public avant 2019, Olena Zelenska assure que son mari ne l'a pas prévenue lorsqu'il a décidé de se porter candidat à la présidentielle.
Architecte de formation et scénariste de profession, la première dame d'Ukraine semblait d'ailleurs assez peu à l'aise lors des événements officiels au début du mandat de son mari, et elle s'est montrée réticente à passer des coulisses au devant de la scène politique. "Je n'ai jamais été une personnalité publique et je n'aime pas attirer l'attention", confiait-elle au magazine Elle quelques mois avant l'invasion de son pays par les troupes russes. "Mais en deux ans et demi en tant que première dame, beaucoup de choses ont changé... J'ai conscience que le destin m'a donné une chance unique de communiquer avec les gens", ajoutait-elle.
Lorsqu'elle est allée se coucher le 23 février, la veille de l'invasion, Olena Zelenska ne se doutait pas qu'elle ne dormirait plus aux côtés de son mari pendant plusieurs mois. La guerre ? Elle a appris la nouvelle comme tout le monde : sur les réseaux sociaux. "Aujourd'hui, je ne vais pas paniquer et pleurer. Je serai calme et confiante", déclarait-elle à ses compatriotes dans un message publié sur Facebook ce jour-là. "Mes enfants me regardent."
Depuis, cette blonde de 44 ans, svelte aux cheveux longs et au style discret, proche du classique, est peu à peu sortie de sa réserve pour plaider en faveur de son peuple. "C'est une personne de devoir, analyse Anna Tchaplyguina pour l'AFP. Ce n'est pas Michelle Obama, bien plus à l'aise sous le feu des projecteurs, mais plutôt Kate Middleton à ses débuts".
Son retour sur le devant de la scène s'est fait lors d'une rencontre avec la première dame américaine Jill Biden, dans l'ouest de l'Ukraine, le 8 mai 2022. Depuis, l'agenda d'Olena Zelenska est rempli de discours, d'entrentiens et de contacts avec les épouses des dirigeants français, israélien, polonais ou lituanien.
Elle est dernièrement montée au créneau avec une offensive de charme internationale pour demander davantage de soutien occidental à l'Ukraine. Elle s'est rendue à Washington, où elle a rencontré le président Biden, la première dame, Jill Biden, et le secrétaire d'État, Antony Blinken. Première épouse d'un dirigeant étranger à s'adresser au Congrès américain, elle a été accueillie par une ovation. "Aidez-nous à mettre fin à cette terreur contre les Ukrainiens", a-t-elle imploré, des sanglots dans la voix, tout en montrant aux représentants américains des images d'enfants estropiés, quatre mois après l'intervention par visioconférence de son mari. Elle a surtout ému avec des images de Liza Dmitrieva, une fillette de quatre ans qu'elle avait rencontrée, tuée par une frappe russe la semaine dernière à Vinnytsia dans le centre de l'Ukraine. "Je demande quelque chose que je n'aurais préféré ne jamais demander : je demande des armes – des armes qui ne seraient pas utilisées pour faire la guerre sur un autre territoire, mais pour protéger sa maison et le droit de se réveiller vivant dans cette maison," a-t-elle imploré.
Pour Aliona Guetmantchouk, directrice du New Europe Center, un groupe de réflexion à Kiev, la touche personnelle d'Olena Zelenska a contribué à "renforcer le message" sur la situation critique dans laquelle se trouve son pays. "Elle a parlé des besoins humanitaires, ce qui est un sujet habituel pour la première dame, mais elle a également montré que dans le cas de l'Ukraine, plus d'aide militaire signifie plus de vies sauvées," confie-t-elle à l'AFP.
Olena Kiachko, de son nom de jeune fille, a grandi à Kryvy Rig, dans le centre de l'Ukraine, d'où est également originaire son mari. Le couple s'est rencontré à l'âge de 17 ans et leur amitié est devenue amoureuse au début de leur carrière dans l'industrie du divertissement, lui en tant que comédien et elle en écrivant ses lignes. Ils se sont mariés en 2003 avant de déménager à Kiev, puis de donner naissance à Oleksandra, aujourd'hui âgée de 18 ans, et à son petit frère Kyrylo, 9 ans.
L'émission satirique Evening Kvartal, dont Volodymyr Zelensky était la vedette, a été diffusée à une heure de grande écoute pendant des années. Olena écrivait, assurait l'édition et réalisait une version spéciale femmes. Souvent la seule femme dans la salle de rédaction, elle en a gardé une facilité de contact avec les hommes : "Pour moi, il est plus facile de traiter avec des hommes qu'avec des femmes... Les portes du monde de l'humour pour les femmes sont ouvertes aussi largement que pour les hommes. Mais moins de femmes s'y aventurent," dit-elle.
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