Fil d'Ariane
J’avais envie de me voir représentée à l’écran
Amandine Gay
Amandine Gay, 32 ans, comédienne, se présente comme militante afroféministe, elle réalise ici son premier documentaire long métrage. Sociologue, éthnologue, elle tient également un blog sur le site de Médiapart et a écrit de nombreuses tribunes sur le site de Slate.fr. Rencontre.
Terriennes : pourquoi avoir fait ce film ?
Amandine Gay : "Moi j’étais comédienne à l’origine, et j’étais très frustrée de passer toujours les mêmes castings, avec toujours les mêmes prénoms, Aminata, Aminatou, et pour des rôles hyperstéréotypés. J’avais envie de me voir représentée à l’écran. A un moment donné, quand ça ne vient pas de l’extérieur, on peut soit faire ses propres films, soit attendre ad vitam eternam. Je n’avais pas les moyens de faire une fiction, mais j’avais les moyens de faire un documentaire, moi-même, sans financement puisque ma demande auprès du CNC avait été rejetée."
Est-ce que cela a été facile de trouver des femmes prêtes à se livrer aussi intimement ?
"Bizarrement, cela a été plus facile que je ne le pensais. Moi j’avais tablé sur 6 mois pour recruter tout le monde. Il faut savoir que quelques-unes des femmes dans le film sont des amies ou des artistes rencontrées au cours de mon parcours de comédienne. Sinon, j’ai fait appel aux réseaux sociaux. En l’espace de deux heures, j’avais déjà reçu douze mails. Là je me suis dit, qu’il y avait un vrai besoin de parole pour ces femmes-là. Tout en continuant mon travail de serveuse, il fallait bien financer le film, j’ai procédé à près de 45 pré-entretiens, qui duraient chacun entre 2 et 3 heures. Du coup, j’ai arrêté de recruter. Mais j’ai reçu des réponses de partout, de Guyane, de la Réunion. J’aurais pu aller chercher des tas d’autres témoignages, là pour des raisons pratiques et de proximité, ce sont des femmes de la région parisienne ou belges passant par Paris que j’ai selectionnées."
Vous présentez votre film comme afro-féministe, vous-même vous vous présentez comme afro-féministe, quelle est votre définition ?
"Cela veut dire que je n’ai pas à choisir entre les différentes facettes de mon identité. Ce qui était très difficile dans le féminisme classique, grand-public, ou plus simplement féminisme blanc, c’est que j’avais l’impression que le fait d’être une femme noire était complètement effacé. J’avais envie de me retrouver autour d’un féminisme qui me permette de m’exprimer, en tant que femme, en tant que noire, en tant que, en ce qui me concerne, pan-sexuelle, en tant que personne adoptée. Et vraiment ne pas avoir à choisir. Ce que je dis souvent, c’est que je ne peux pas être un jour noire, et je lutte pour le droit des noirs, et un jour je lutte pour le droit des femmes et le surlendemain je lutte pour les personnes LGBT ! Tous les jours, je fais tout en même temps et donc pour moi l’afroféminisme c’est vraiment ça."
Dans le film, on se rend compte que ces femmes ont rencontré le racisme toute petite, c'est aussi votre cas ?
"Le questionnaire dont je me suis servie pour interroger ces femmes part de mon expérience personnelle. Il ne s’agissait pas pour les personnes qui intervenaient de se mettre en danger plus que je ne le faisais moi d’habitude. J’ai donc fait partir ce questionnaire du jour où l’on se rend compte que l’on est noir dans la société, jusqu’au jour où on décide ou non de partir comme moi à Montréal, ou de rester. Ma première thématique s’intitule justement « le jour où je suis devenue noire », parce que lorsque j’ai changé d’école petite, lors du premier jour, une petite fille n’a pas voulu me donner la main en me disant « non, parce que t’es noire ». Avant ce jour-là, je ne me définissais pas comme noire, j’étais juste une petite fille. Du coup, chacune de ces femmes, m’a raconté sa propre expérience. C’est très important car il s’agit de notre construction, de comment on grandit. On se considère comme une petite fille ou petit garçon peu importe, et puis quand on est confronté au groupe majoritaire, donc blanc, on fait face à ce rejet. Se retrouver face à quelqu’un qui ne veut pas vous donner la main, c’est très violent comme expérience à 5 ans."
Comment vit-on alors le jour où l’on devient noire et femme ?
"Le film suit justement une progression narrative. Ce jour là vient avec l’adolescence. C’est au moment où l’on a envie de désirer et d’être désirée et que l’on se rend compte qu’on n’entre pas forcement dans les critères de beauté ou qu’inversement on est hypersexualisée à un moment où l’on n’est pas encore active sexuellement. Imaginez le traumatisme que c’est quand on ne sait pas encore ce que c’est , et même peut-être sans avoir jamais embrassé, et qu’on vous projette des images de panthère noire, de féline, qu’on vient vous dire « vous les noires, vraiment au lit … ». Pour la construction de soi, c’est terrible. On se dit, mais qu’est-ce-qu’on attend de moi ?"
La question se pose-t-elle aussi au sein de la communauté noire ?
"Justement, il était important pour moi de dire qu’il y a une diversité, pas une femme noire, mais des femmes noires et des communautés. Il y a aussi des enjeux qui se jouent dans nos communautés. Le patriarcat se joue aussi au sein de la communauté noire. Et il ne se joue pas forcément de la même façon. On va se sentir par exemple hypersexualisée dans le monde blanc, et simultanément on va se sentir rejetée par les hommes noirs, car certains vont adhérer à des critères de beauté totalement occidentaux. Même s’ils ne vont pas chercher systématiquement une femme blanche, ils vont chercher des cheveux lisses, des peaux claires. Je voulais aussi montrer comment on se retrouve assujetie à une double contrainte en permanence. C’est-à-dire toutes les normes et injonctions qui viennent du monde blanc, et toutes les normes, injonctions et projections qui viennent du monde noir. Comment nous en tant que femme noire, on essaye de naviguer dans cet espace là."
Il y a aussi la difficulté de l’accès au monde du travail, c’est un peu la triple peine pour les femmes noires ?
"Comme je le disais, c’était important de suivre une progression dans ce film, on part de l’intime puis on arrive à la dimension systémique, institutionnelle. Sur cette construction mais aussi qu’est ce que c’est d’être noire ? Dans les conséquences, il y a les discriminations à l’orientation scolaire, puis dans le monde du travail. Je voulais montrer qu’il y a des choses qui peuvent paraitre anodines, par exemple les cheveux, deviennent eminement politique quand on sait qu’on n’obtiendra pas un emploi si on se présente avec les cheveux crêpus, ou lachés.
D’ailleurs, les filles expliquent dans le film leurs différentes stratégies, qu’elles vont à un entretien d’embauche les cheveux lissés ou attachés, qu’elles gardent cette coiffure pendant leur période d’essai, et qu’elles lachent ensuite leurs cheveux une fois le contrat signé. Là on voit que le cheveu est politique, qu’il peut nous empecher d’avoir un travail. Je voulais montrer qu’il existe un système, souvent on s’en tient au racisme comme relation inter personnelle, si il n’y avait que ça, finalement ce serait assez simple !
Est-ce que, à compétence égale, les femmes noires arrivent à accéder aux postes auxquels elles devraient accéder. Cela a des conséquences, car du coup, ne nous voyant pas à certains postes, du genre il n’y a pas de noires avocates, ou pas de noires professeures, exemple pour moi, j’ai fait toute ma scolarité sans rencontrer un ou une seul prof noire !, et bien on va se dire c’est parce que ces personnes là ne sont pas compétentes. Aux Etats unis le groupe le plus diplomé, c’est les femmes noires. J’aimerais vraiment savoir ce qu’il en est en France ? Si cela était le cas, cela montrerait qu’il y a bien discrimination systémique."
A la fin du film, certaines femmes s’interrogent sur le fait même d’avoir des enfants ou pas ?
"C’est une question assez centrale, parce que dès le très jeune âge, quand on a vécu ces formes de violence, la question que l’on se pose souvent entre nous, c’est dans quel état je vais être quand mon enfant de 5 ans va revenir de l’école en larmes parce qu’on lui a dit tes cheveux sont moches, je joue pas avec toi parce que t’es noir etc… C’est une chose de l’avoir vécu soi, c’en est une autre de trouver une réponse à la souffrance de son enfant. Voilà pourquoi c’était important pour moi de montrer comment des enjeux intimes et personnels sont finalement des enjeux politiques. Voir que la violence sexiste et raciste que l’on vit en tant que femme noire, nous amène jusqu’à nous poser la question de faire des enfants ou pas … C’est assez dramatique."
C’est le film que j’aurais aimé voir à 15 ans, pour permettre à toutes les jeunes filles noires de se reconnaitre et de se projeter dans l’avenir
Amandine Gay
La question de la sexualité mais aussi de l’homosexualité est posée dans le film. Cela reste un tabou chez les femmes noires ?
"Déjà c’est difficile de se voir en tant que femme noire dans l’espace public, si en plus on n’est pas hétérosexuelle, alors là c’est mission impossible. Cela change tout doucement, mais Sandra dans le film le dit, quand on ne se voit pas on se demande si il y en a d’autres qui existent. Ouvrir la voix, c’est faire exister ces histoires là, faire exister cette pluralité. Oui, comme dans toutes les autres communautés, il y a des personnes qui ne sont pas hétéro. C’est bien pour ça que je finis le film sur ces questions là, qui restent très taboues, mais je voulais aussi montrer une histoire d’amour. C’est le film que j’aurais aimé voir à 15 ans, pour permettre à toutes les jeunes filles noires de se reconnaitre et de se projeter dans l’avenir. Pour qu’elles se disent, qu’elles peuvent être artiste, costumière, et qu’elles peuvent vivre des histoires d’amour, et être heureuses quelle que soit leur sexualité.
Aujourd’hui, deux images de femmes noires existent, celle de la banlieue ou celle issue de la migration, et c’est toujours misérabiliste. Ce qui me dérange aussi c’est que pour lutter contre ces deux visions, on va obligatoirement chercher à promouvoir les succès noirs, la réussite. Mais on a aussi le droit d’être banale, de ne pas être cheffe d’entreprise. Si des jeunes filles noires sortent de ce film en se disant, moi je peux être ce que j’ai envie d’être, alors j’ai gagné !"