"Ouvrir la voix" un film d'Amandine Gay : mots et maux de femmes noires francophones

Comment vit-on dans la peau d’une femme noire en France ou en Belgique ? C’est la question posée à vingt-quatre femmes, afro-descendantes, dans « Ouvrir la voix » qui sort ce 11 octobre 2017 en France. Racisme, sexe, homosexualité, violence, dépression … Dans ce long métrage, Amandine Gay donne, enfin, la parole à ces citoyennes, blogueuses, militantes, artistes, chercheures. Rencontre.
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affiche ouvrir la voix
"Ouvrir la voix", la parole est donnée aux femmes noires, sortie en salles en France le 11 octobre 2017.
Crédit page Facebook Ouvrir la voix
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On ne sort pas du film d’Amandine Gay comme on y entre. Deux heures de confessions, de rires parfois, d’émotions, de mots qui grattent la gorge. Il faut un peu, beaucoup, de temps pour ingérer, digérer tout ce qui est dit. Car ce qui est dit est, de mémoire, inédit. Jamais jusqu’ici, on n’avait accordé la parole aux femmes noires d’aujourd’hui, qu’elles soient comme ici françaises ou belges.
Elles sont vingt-quatre. Femmes, noires, francophones. A lire dans l’ordre que vous souhaitez. Simplement, sobrement, avec un choix de gros plan qui ne laisse aucune place au superflu, elles parlent. Différentes, et semblables à la fois. Avec leurs mots, leurs regards, leurs singularités, elles disent la même chose. La difficulté d’être femme noire, dans un monde blanc, d'hommes blancs.
 

T'es noire, soit invisible
extrait Ouvrir la voix
Pas d’effet sonore, ni de musique au générique. Ici, seule la parole compte. La parole, la voix, et le souvenir. Celui de la première fois, pas celle à laquelle on pense, la première fois où le titre du premier chapitre qui s'affiche noir sur blanc à l'écran, « Il va falloir lutter », prend tout son sens. La première fois quand une fillette entend se dire dans la cour de l’école, à 3 ans, « je ne joue pas avec toi parce que tu es noire ». Et voilà, tout est, presque, déjà dit. La parole, car souvent ce sont des mots plus que des gestes qui marquent le début d'un parcours semé d'embûches. « T’es noire, tu devras faire deux fois plus », ou encore « T’es noire, soit invisible ». Sic.

La bataille des cheveux

Vient ensuite le passage sur les cheveux. Edifiant. Ah les cheveux crêpus, ces tressages, lissages, ou ces coiffures afros qui semblent si exotiques dans un univers blanc, que certains se permettent même de toucher sans permission. Surgit alors une colère, « pourquoi les blancs pensent-ils avoir le droit de venir nous toucher la crinière », s’indigne l’une des intervenantes. « C’est comme si on venait caresser une petite chose à la fois mignonne et étrange. Ne me touchez pas les cheveux ! », s'exclame une autre. Terrifiant, ce que nous raconte l'une de ces jeunes femmes, alors qu'elle arrive sur son lieu de travail, avec un foulard noué sur la tête, qui se prend en pleine figure la réflexion de son patron, visiblement inconscient de la résonnance de ses propos :« Tiens, on dirait une esclave dans les champs de coton  ».
 
Ne me touchez pas les cheveux !
extrait Ouvrir la voix
Un détail, les cheveux ? Non. Pas quand fillette, on ne se reconnaît nulle part. Ou sont les "barbies" noires ? Si elles existent enfin aujourd’hui, il y a 20 ans, la poupée barbie n'était que blonde. « J’ai toujours rêvé de tourner la tête et sentir mes cheveux flotter au vent… », rêve presque unanime.
 
Et quand il s’agit du monde du travail, là aussi, il faut entrer « dans le cadre », certaines racontent les consignes imposées par certains employeurs, du style, il faudrait attacher vos cheveux, les lisser, pas question de garder vos tresses.
 
Au delà de la chevelure, il est question du corps, de sexualité. Ah le corps des femmes…  Mais encore plus celui des femmes noires. Un fantasme censé « être une tigresse au lit ». « Quand on prend ça dans la figure à 13 ans et qu’on est totalement ignorante de ces choses-là, voilà comment notre construction sexuelle débute ». Le corps de la femme noire est comme animalisé, il n’est pas précieux, chacun peut se l’approprier, comme un objet.

Le fantasme de la femme noire, féline et sauvage

La sexualité justement, parlons-en. Pourquoi, les femmes noires seraient-elles ou sont-elles attirées (plus, certaines le disent clairement) par les hommes blancs ? Parce qu’ils symbolisent le pouvoir, le prestige, la réussite, la normalité, la beauté, la réussite ? Si parler de cela était tabou, le voici qui vole en éclat. Parole exutoire.

Exutoire aussi de parler de sa propre communauté, qui n'est pas exempte de clichés. « Il y a la femme noire qui entre dans la norme, la femme bien, la bonne femme noire, et l’autre qui parle fort, qui sent fort (…) la niafou (terme insultant utilisé par les hommes noirs à l’attention de femmes noires ndlr ). » (ici extrait coupé dans la version finale du film, mais à retrouver sur Youtube)
 

Comment imaginer alors devenir petit rat de l’opéra, quand un père répond, cinglant et définitif : « Il n’y a pas de cygne noir ». « Nous, on n’attend nos enfants nulle part, on ne nous attend pas », explique une autre.
 
Nous, on n’attend nos enfants nulle part, on ne nous attend pas
extrait
Schyzophrénie, le mot revient. Suivre les normes d’un côté, celui de sa famille, de sa communauté, se rendre invisible et de l’autre suivre les normes imposées par une société blanche.

Névrose, dépression … Des mots, des maux surtout qui ne sont pas considérés comme pouvant être des maux noirs. « On nous dit voyons, la dépression, mais c’est une maladie de blanc, ça », rapporte l’une des femmes interrogées. « Allez trouvez un psy noir, ça n’existe pas, et si t’es pas noir, tu ne peux pas comprendre ». Des maux poussés au paroxysme, quand une des jeunes femmes, parle de la difficulté de vivre son homosexualité et raconte ses années de souffrance qui l’ont poussée jusqu'à l'extrême, une tentative de suicide.
Beaucoup de mots sont prononcés au cours de ces 120 minutes de film, l'une parle de femme millefeuille, une autre nous interpelle sur la notion de blanchité … Comme le dit l’une des intervenantes, « il est temps qu’on ne parle pas à notre place, il est temps que la femme afro réfléchisse aux armes de son émancipation ». Il était temps.

Après quatre ans de rencontres, et de tournages, la réalisatrice a rassemblé plus de 60 h de rushs, certains extras coupés au montage ont été mis à disposition sur Youtube. Du mot black, pour ne pas dire noir, ou encore d'un soi-disant accent noir dans le doublage des séries américaines, florilège.

J’avais envie de me voir représentée à l’écran 
Amandine Gay

Amandine Gay, 32 ans, comédienne, se présente comme militante afroféministe, elle réalise ici son premier documentaire long métrage. Sociologue, éthnologue, elle tient également un blog sur le site de Médiapart et a écrit de nombreuses tribunes sur le site de Slate.fr. Rencontre.

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Terriennes :  pourquoi avoir fait ce film ?
Amandine Gay : "Moi j’étais comédienne à l’origine, et j’étais très frustrée de passer toujours les mêmes castings, avec toujours les mêmes prénoms, Aminata, Aminatou, et pour des rôles hyperstéréotypés. J’avais envie de me voir représentée à l’écran. A un moment donné, quand ça ne vient pas de l’extérieur, on peut soit faire ses propres films, soit attendre ad vitam eternam. Je n’avais pas les moyens de faire une fiction, mais j’avais les moyens de faire un documentaire, moi-même, sans financement puisque ma demande auprès du CNC avait été rejetée."

Est-ce que cela a été facile de trouver des femmes prêtes à se livrer aussi intimement ?
"Bizarrement, cela a été plus facile que je ne le pensais. Moi j’avais tablé sur 6 mois pour recruter tout le monde. Il faut savoir que quelques-unes des femmes dans le film sont des amies ou des artistes rencontrées au cours de mon parcours de comédienne. Sinon, j’ai fait appel aux réseaux sociaux. En l’espace de deux heures, j’avais déjà reçu douze mails. Là je me suis dit, qu’il y avait un vrai besoin de parole pour ces femmes-là. Tout en continuant mon travail de serveuse, il fallait bien financer le film, j’ai procédé à près de 45 pré-entretiens, qui duraient chacun entre 2 et 3 heures. Du coup, j’ai arrêté de recruter. Mais j’ai reçu des réponses de partout, de Guyane, de la Réunion. J’aurais pu aller chercher des tas d’autres témoignages, là pour des raisons pratiques et de proximité, ce sont des femmes de la région parisienne ou belges passant par Paris que j’ai selectionnées."

Vous présentez votre film comme afro-féministe, vous-même vous vous présentez comme afro-féministe, quelle est votre définition ?
"Cela veut dire que je n’ai pas à choisir entre les différentes facettes de mon identité. Ce qui était très difficile dans le féminisme classique, grand-public, ou plus simplement féminisme blanc, c’est que j’avais l’impression que le fait d’être une femme noire était complètement effacé. J’avais envie de me retrouver autour d’un féminisme qui me permette de m’exprimer, en tant que femme, en tant que noire, en tant que, en ce qui me concerne, pan-sexuelle, en tant que personne adoptée. Et vraiment ne pas avoir à choisir. Ce que je dis souvent, c’est que je ne peux pas être un jour noire, et je lutte pour le droit des noirs, et un jour je lutte pour le droit des femmes et le surlendemain je lutte pour les personnes LGBT ! Tous les jours, je fais tout en même temps et donc pour moi l’afroféminisme c’est vraiment ça."

Dans le film, on se rend compte que ces femmes ont rencontré le racisme toute petite, c'est aussi votre cas ?
"Le questionnaire dont je me suis servie pour interroger ces femmes part de mon expérience personnelle. Il ne s’agissait  pas pour les personnes qui intervenaient de se mettre en danger plus que je ne le faisais moi d’habitude. J’ai donc fait partir ce questionnaire du jour où l’on se rend compte que l’on est noir dans la société, jusqu’au jour où on décide ou non de partir comme moi à Montréal, ou de rester. Ma première thématique s’intitule justement « le jour où je suis devenue noire », parce que lorsque j’ai changé d’école petite, lors du premier jour, une petite fille n’a pas voulu me donner la main en me disant « non, parce que t’es noire ». Avant ce jour-là, je ne me définissais pas comme noire, j’étais juste une petite fille. Du coup, chacune de ces femmes, m’a raconté sa propre expérience. C’est très important car il s’agit de notre construction, de comment on grandit. On se considère comme une petite fille ou petit garçon peu importe, et puis quand on est confronté au groupe majoritaire, donc blanc, on fait face à ce rejet. Se retrouver face à quelqu’un qui ne veut pas vous donner la main, c’est très violent comme expérience à 5 ans."

Comment vit-on alors le jour où l’on devient noire et femme ?
"Le film suit justement une progression narrative. Ce jour là vient avec l’adolescence. C’est au moment où l’on a envie de désirer et d’être désirée et que l’on se rend compte qu’on n’entre pas forcement dans les critères de beauté ou qu’inversement on est hypersexualisée à un moment où l’on n’est pas encore active sexuellement. Imaginez le traumatisme que c’est quand on ne sait pas encore ce que c’est , et même peut-être sans avoir jamais embrassé, et qu’on vous projette des images de panthère noire, de féline, qu’on vient vous dire « vous les noires, vraiment au lit … ». Pour la construction de soi, c’est terrible. On se dit, mais qu’est-ce-qu’on attend de moi ?"

La question se pose-t-elle aussi au sein de la communauté noire ?
"Justement, il était important pour moi de dire qu’il y a une diversité, pas une femme noire, mais des femmes noires et des communautés. Il y a aussi des enjeux qui se jouent dans nos communautés. Le patriarcat se joue aussi au sein de la communauté noire. Et il ne se joue pas forcément de la même façon. On va se sentir par exemple hypersexualisée dans le monde blanc, et simultanément on va se sentir rejetée par les hommes noirs, car certains vont adhérer à des critères de beauté totalement occidentaux. Même s’ils ne vont pas chercher systématiquement une femme blanche, ils vont chercher des cheveux lisses, des peaux claires. Je voulais aussi montrer comment on se retrouve assujetie à une double contrainte en permanence. C’est-à-dire toutes les normes et injonctions qui viennent du monde blanc, et toutes les normes, injonctions et projections qui viennent du monde noir. Comment nous en tant que femme noire, on essaye de naviguer dans cet espace là."

Il y a aussi la difficulté de l’accès au monde du travail, c’est un peu la triple peine pour les femmes noires ?
"Comme je le disais, c’était important de suivre une progression dans ce film, on part de l’intime puis on arrive à la dimension systémique, institutionnelle. Sur cette construction mais aussi qu’est ce que c’est d’être noire ? Dans les conséquences, il y a les discriminations à l’orientation scolaire, puis dans le monde du travail. Je voulais montrer qu’il y a des choses qui peuvent paraitre anodines, par exemple les cheveux, deviennent eminement politique quand on sait qu’on n’obtiendra pas un emploi si on se présente avec les cheveux crêpus, ou lachés.
D’ailleurs, les filles expliquent dans le film leurs différentes stratégies, qu’elles vont à un entretien d’embauche les cheveux lissés ou attachés, qu’elles gardent cette coiffure pendant leur période d’essai, et qu’elles lachent ensuite leurs cheveux une fois le contrat signé. Là on voit que le cheveu est politique, qu’il peut nous empecher d’avoir un travail. Je voulais montrer qu’il existe un système, souvent on s’en tient au racisme comme relation inter personnelle, si il n’y avait que ça, finalement ce serait assez simple !
Est-ce que, à compétence égale, les femmes noires arrivent à accéder aux postes auxquels elles devraient accéder. Cela a des conséquences, car du coup, ne nous voyant pas à certains postes, du genre il n’y a pas de noires avocates, ou pas de noires professeures, exemple pour moi, j’ai fait toute ma scolarité sans rencontrer un ou une seul prof noire !, et bien on va se dire c’est parce que ces personnes là ne sont pas compétentes. Aux Etats unis le groupe le plus diplomé, c’est les femmes noires. J’aimerais vraiment savoir ce qu’il en est en France ? Si cela était le cas,  cela montrerait qu’il y a bien discrimination systémique."

A la fin du film, certaines femmes s’interrogent sur le fait même d’avoir des enfants ou pas ?
"C’est une question assez centrale, parce que dès le très jeune âge, quand on a vécu ces formes de violence, la question que l’on se pose souvent entre nous, c’est dans quel état je vais être quand mon enfant de 5 ans va revenir de l’école en larmes parce qu’on lui a dit tes cheveux sont moches, je joue pas avec toi parce que t’es noir etc… C’est une chose de l’avoir vécu soi, c’en est une autre de trouver une réponse à la souffrance de son enfant. Voilà pourquoi c’était important pour moi de montrer comment des enjeux intimes et personnels sont finalement des enjeux politiques. Voir que la violence sexiste et raciste que l’on vit en tant que femme noire, nous amène jusqu’à nous poser la question de faire des enfants ou pas … C’est assez dramatique."

C’est le film que j’aurais aimé voir à 15 ans, pour permettre à toutes les jeunes filles noires de se reconnaitre et de se projeter dans l’avenir
Amandine Gay

La question de la sexualité mais aussi de l’homosexualité est posée dans le film. Cela reste un tabou chez les femmes noires ?
"Déjà c’est difficile de se voir en tant que femme noire dans l’espace public, si en plus on n’est pas hétérosexuelle, alors là c’est mission impossible. Cela change tout doucement, mais Sandra dans le film le dit, quand on ne se voit pas on se demande si il y en a d’autres qui existent. Ouvrir la voix, c’est faire exister ces histoires là, faire exister cette pluralité. Oui, comme dans toutes les autres communautés, il y a des personnes qui ne sont pas hétéro. C’est bien pour ça que je finis le film sur ces questions là, qui restent très taboues, mais je voulais aussi montrer une histoire d’amour. C’est le film que j’aurais aimé voir à 15 ans, pour permettre à toutes les jeunes filles noires de se reconnaitre et de se projeter dans l’avenir. Pour qu’elles se disent, qu’elles peuvent être artiste, costumière, et qu’elles peuvent vivre des histoires d’amour, et être heureuses quelle que soit leur sexualité.

Aujourd’hui, deux images de femmes noires existent, celle de la banlieue ou celle issue de la migration, et c’est toujours misérabiliste. Ce qui me dérange aussi c’est que pour lutter contre ces deux visions, on va obligatoirement chercher à promouvoir les succès noirs, la réussite. Mais on a aussi le droit d’être banale, de ne pas être cheffe d’entreprise. Si des jeunes filles noires sortent de ce film en se disant, moi je peux être ce que j’ai envie d’être, alors j’ai gagné !"

"Ouvrir la voix" d'Amandine Gay
Sortie nationale française : le 11 octobre 2017, en Suisse le 1er novembre 2017 et en Belgique le 29 novembre 2017. Au Canada à partir de février 2018.
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