Fil d'Ariane
De nombreuses femmes ont marqué l’histoire du design au fil du temps, sans avoir eu la reconnaissance ni la célébrité que des hommes designers, eux, ont connues. Le musée des Beaux-Arts de Montréal a voulu leur rendre hommage à travers une exposition baptisée "Parall(elles) : une autre histoire du design", à l’affiche jusqu’au 28 mai 2023. Terriennes est allée la découvrir.
C’est une rutilante Corvette décapotable, d’un vert olive brillant, qui accueille les visiteurs, au pied d’un escalier monumental, à l’entrée de l’exposition : le design de cette voiture est l’œuvre de l'Américaine Ruth Glennie. Elle a fait partie d’une équipe de femmes embauchées par la compagnie General Motors au milieu des années 1950 pour revoir l’aménagement intérieur de leurs modèles.
A la suite d’une enquête révélant que les femmes influencent, à l'époque, 70% des achats automobiles, le constructeur américain a donc décidé de féminiser son service de design d’intérieur. Dix modèles pensés par six designeuses seront ainsi exposés dans un salon de l’auto de 1958 ; la corvette Fancy Free de Ruth Glennie est la seule à être arrivée jusqu’à nous et elle est époustouflante – c’est notamment le premier modèle à être équipé de ceintures rétractables. "Cette Corvette a été produite en 1958 ; il y avait toute une équipe de ces ' demoiselles du design' comme on les appelait. Leurs innovations nous touchent encore aujourd’hui, comme la boîte à gants ou les sacs à main. Donc après la guerre, il y avait cette volonté de faire entrer les femmes dans les différents domaines du design," explique Mary-Dailey Desmarais, conservatrice en chef du musée des Beaux-Arts de Montréal, en entrevue à Radio-Canada.
Au sommet de l'escalier, une monumentale mosaïque colorée de 198 assiettes de terre cuite peintes à la main est signée Molly Hatch, une designeuse américaine à qui le musée des Beaux-Arts de Montréal a passé cette commande. Cette artiste spécialisée dans la céramique a son studio à Florence, dans le Massachusetts, sur la côte Est américaine. Molly Hatch estime que cette exposition est plus que pertinente dans cet univers encore très masculin qu’est le design et elle se dit ravie d’y avoir contribué.
Voilà de quoi s’en mettre plein les mirettes avant de parcourir les salles de l’exposition qui remonte le fil chronologique de l’histoire du design, mais sous la loupe féministe et sous l’angle nord-américain.
Elle présente près de 250 œuvres créées par quelque 200 Canadiennes et Américaines – meubles, textiles, céramiques, poteries, lampes, bijoux et autres objets de design datant du milieu du 19ème siècle à nos jours. Le tiers des œuvres exposées provient de la collection du MBAM, l’une des plus importantes collections de design en Amérique du Nord.
Nos partenaires de Radio-Canada y sont allés :
La première salle nous parle de la part des femmes dans le Arts and Crafts, ce mouvement du tournant du 20ème siècle, originaire de Grande-Bretagne, en réaction aux effets néfastes de la production industrielle. Il ouvre les portes du design à des femmes jusque-là cantonnées à l’artisanat. Elles peuvent désormais faire leurs métiers de leurs activités de tissage, broderie, peinture sur porcelaine, reliure et travail du métal.
En 1892, par exemple, c’est une Américaine, Clara Driscoll, qui va être nommée à la tête du service de taille de verre des célèbres studios Tiffany et va diriger une équipe de 35 femmes qui se surnommaient les "Tiffany girls ". En 1904, on dira même de Clara qu’elle est l’une des femmes les plus payées des États-Unis. Plusieurs lampes Tiffany, créées par ces femmes, sont présentées dans l’exposition.
"L’histoire des femmes dans ce mouvement Art and Crafts n’est pas si bien connue que ça, donc ça a été une belle expérience que de ramener sur la scène plusieurs de ces femmes pour qu’elles soient appréciées à leur juste valeur," souligne au micro de Radio-Canada Jeannine Falino, l’une des commissaires de cette exposition. La spécialiste explique que ce mouvement a permis de mettre sur un pied d’égalité toutes les formes d’artisanat. Dès lors, la broderie que les femmes pratiquaient au sein de leur foyer pouvait devenir l’une de ces formes d’art : "c’est ce qui a permis à plusieurs de ces femmes de montrer leurs œuvres au public et d’être mieux connues", précise la commissaire.
L’entre-deux guerres va marquer l’entrée des femmes dans l’arène du design. Après les pertes importantes d’hommes tués ou gravement blessés lors de la Première guerre mondiale, les femmes remplacent la main-d’œuvre masculine manquante. Elles se mettent aussi à suivre des formations qui vont leur permettre de se "professionnaliser" dans le monde du design.
La Deuxième guerre mondiale va accentuer cette tendance. Et dans l’après-guerre, le nombre de femmes qui intègrent le monde du design est en hausse constante. Les fabricants de meubles, entre autres, vont en embaucher pour concevoir des objets qui plairont aux consommatrices. Mais les designeuses continuent de subir de profondes inégalités dans ce domaine encore très masculin. Un couple de designers américains sera, par exemple, invité par le MOMA de New York à venir exposer ses créations en 1946, mais l’exposition s’est intitulée New Furniture Designed by Charles Eames alors que sa femme, Ray Eames, était partie prenante du processus créatif.
Les dernières salles de l’exposition portent sur la période des années 1960 à nos jours, elles expliquent comment ces femmes designers brouillent les frontières entre l’art, le design et l’artisanat, tout en contestant dans beaucoup de leurs œuvres le patriarcat ambiant.
Les femmes designers jouissent maintenant d’une totale liberté de création en se servant notamment de matériaux originaux et de techniques diverses. Par exemple l’Américaine Suzanne Tick crée en 2011 des tableaux fabriqués avec des crochets de cintres recyclés du plus bel effet.
Que dire de cette magnifique table baptisée "Zulu Renaissance Writing Table for a Lady" créée en 1996 par une autre Américaine, Cheryl R. Riley ? Avec ses yeux de femmes qui en forment le pourtour, ses compartiments intérieurs, c’est une véritable œuvre d’art ! Notre coup de cœur de cette exposition, avec la mosaïque d’assiettes peintes à la main.
"Aujourd’hui on voit qu’il y a des créations incroyables dans le design, des expérimentations avec une vision écoresponsable par exemple. Et on voit aussi que ce n’est pas juste du design de femmes pour les femmes, mais pour tout le monde, du design qui a un impact sur nos sociétés", déclare Mary-Dailey Desmarais.
Mary-Dailey Desmarais précise que cette exposition s’inscrit dans la volonté du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) de rendre davantage paritaire la programmation de ces expositions : "Les femmes sont des artistes incroyables ! Il y a des femmes dans cette exposition qui ont été pendant trop longtemps occultées ou ignorées, alors que les femmes ont joué un rôle très important dans l’histoire de l’art, des arts créatifs et du design".
Les femmes ont fait des progrès remarquables dans le domaine du design au cours des dernières années, mais il reste du chemin à faire : même si elles sont plus nombreuses que les hommes dans les écoles, elles sont encore sous représentées dans le monde du design industriel ou dans des postes de direction. Il reste que leur créativité, leur originalité, leur regard sont uniques et teintent l’univers du design d’une couleur spécifique.
"Les femmes ont travaillé dans le design pendant des siècles, mais trop souvent leur travail n’a pas été associé au design. On a exclu, par exemple, la broderie ou la joaillerie. Nous mettons en avant un concept plus élargi que le design industriel : on inclut la céramique, le textile, la mode, la joaillerie, l’orfèvrerie, la broderie, et on le dit. C’est du design et il faut reconnaître ces créatrices formidables", conclut Mary-Dailey Desmarais.
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