Parcours de combattante pour les Françaises candidates à l'expatriation

Dans la culture d’entreprise française, les préjugés sont tenaces. L’expatrié est avant tout un homme, éventuellement suivi par sa conjointe et ses enfants. Les femmes cadres, elles, commencent tout juste à accéder à l’expatriation. Un phénomène récent, qui s’apparente le plus souvent à un véritable parcours de combattante. 
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Français de l'étranger
Une petite fille française, au consulat français de New York, devant les affiches des deux candidats au second tour de la présidentielle, en mai 2007,  Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy...
(AP Photo/Stephen Chernin)
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« J’avais l’envie, les compétences, et le fait d’être une femme n’a pas été un frein. » Muriel Jaujou, célibataire sans enfant, est directrice recherche et développement (R&D) chez Danone (multinationale de l’agroalimentaire). Son entreprise l’a expatriée pendant trois ans à Shanghai entre 2010 et 2013.

Des candidat-es toujours plus nombreux


En 2014, 1,68 million de Français vivaient officiellement hors des frontières nationales. soit 2,3 % de plus qu’en 2013, selon un nouveau décompte rendu public en février 2015 par le ministère des Affaires étrangères, une hausse qui confirme un mouvement de fond à l’œuvre depuis des années mais infirme une fuite généralisée des cerveaux hors de France. Parmi les candidats au départ, une grande majorité, près de 90%, d'hommes.

En cela, elle anticipait la loi du 4 août 2014 sur « l’égalité réelle entre les femmes et les hommes » dont la mobilité professionnelle est l’un des aspects.

À niveau de responsabilité équivalent, les femmes commencent à peine à accéder à ces opportunités de carrière à l’international. Mais la proportion des expatriées reste encore bien inférieure à celle des hommes : autour de 13 % d’après la dernière étude « Managing Mobility 2012 » d’ECA International, cabinet spécialiste de la gestion de l’expatriation. Car l’expatrié type en entreprise est d’abord un homme avant d’être compétent.

Les stéréotypes freinent les femmes

Alors que les femmes représentent en moyenne 50 % de la population active dans les pays occidentaux, « elles souffrent encore de stéréotypes véhiculés dans l’entreprise qui freinent leur accès aux postes d’expatriés », explique Olivier Mérignac, maître de conférences à l’université de Pau et des pays de l'Adour, auteur de l’étude « Les femmes dans le processus d’expatriation », publiée dans la revue n°21 Travail, genre et sociétés. Et que disent ces stéréotypes ? Que celles-ci seraient moins motivées à se lancer dans une carrière ambitieuse, moins compétentes et rejetées par les hommes d’affaires locaux.

Dans son enquête, réalisée en 2009, le chercheur montre qu’aucun de ces préjugés ne se vérifie sur le terrain. Non seulement les femmes souhaitent autant s’expatrier que les hommes, mais elles ont les mêmes capacités à réussir l’expérience. Elles ont d’ailleurs autant, si ce n’est plus, de diplômes universitaires. « Dans les formations en sciences sociales, commerce, droit et services, qui représentent un vivier important pour les entreprises à la recherche de managers performants, les femmes représentent plus de 60 % des diplômés dans les pays de l’OCDE », explique Olivier Mérignac.

Le fait d’être une femme peut d’ailleurs s’avérer avantageux. Au Japon, par exemple, les hommes occupent le haut de la pyramide hiérarchique. Lorsque ces derniers sont confrontés à l’arrivée d’une femme expatriée à un poste à responsabilité élevée, « elle ne peut être que brillante. S’instaure alors un respect craintif qui permet aux femmes de prendre l’avantage dans la négociation », souligne l’auteur.

Pourtant, une majorité de femmes continuent à s’autocensurer en entreprise. Dans son étude « Talking from 9 to 5 : Women and Men at Work » , l’américaine Deborah Tannen révèle qu’un homme dépose sa candidature lorsqu’il estime avoir 50 % des capacités pour le poste. Dans la même situation, une femme ne postule pas, même avec 80 % des qualités requises : elle se focalise sur les 20 % restants.

« Il faut que les femmes prennent conscience qu’une carrière se pilote », affirme Stéphanie Talleux, consultante et coach en mobilité internationale. L’expatriation de Muriel Jaujou en est le parfait exemple : « J’ai exprimé le souhait d’une mobilité internationale lors de mon plan de carrière annuel. Lorsque le poste de Shanghai s’est ouvert, mon profil correspondait au défi. Après la validation du vice-président du département R&D de Danone et du directeur général de la société sur place, j’ai été recrutée. La décision s’est prise en moins d’un mois. » Sa plus grande difficulté, elle l’a finalement rencontrée avec les locaux. « Nous avons une culture professionnelle et des référentiels très différents. Il a fallu du temps pour se comprendre.  Mais, en Chine, le fait d’être une femme n’a pas posé de problème. »

Des secteurs encore réservés aux hommes ?

Si, en Chine, les femmes trouvent leur place dans le monde du travail, dans d’autres pays, la tâche est plus compliquée. « On faisait naturellement appel aux hommes », témoigne Caroline Degrave, alors Directrice des ressources humaines (DRH) pour la division grands projets chez le spécialiste des gaz industriels Air Liquide. Pendant trois ans, elle a constitué les équipes d’expatriés dans des zones géographiques « compliquées pour les femmes », principalement en Arabie Saoudite ou au Qatar, par exemple. La construction des nouvelles usines se faisait dans des régions reculées de ces pays où il est parfois très difficile, voire impossible, d’obtenir des visas pour les femmes. Et les expatriés vivaient « à la dure », proches des chantiers. « Ce ne sont pas des expatriations classiques où il est possible d’envoyer toute la famille sur place. D’ailleurs, pour l’entreprise comme pour les collaborateurs expatriés, c’était inconcevable. »

La politique interne d’Air Liquide prévoit un système de rotation : le collaborateur rentre deux semaines, toutes les huit semaines. « Nous tenions compte de l’aspect familial dans le choix des candidats. Et les femmes assument toujours leurs responsabilités de ce côté-là, même si elles occupent un poste équivalent à celui des hommes dans l’entreprise. » Avec les frais engagés, entre 200 et 400 millions d’euros par projet, « l’entreprise ne peut pas risquer de le voir échouer en proposant à des collaboratrices de l’assumer avec un dispositif de rotation plus régulier, même si c’est une forme de discrimination. »
  
Dans d’autres secteurs d’activité, l’expatriation des femmes est plus avancée. En 2012, David Payet-Pigeon, directeur de la mobilité internationale chez L’Oréal (multinationale de l’industrie des cosmétiques), dressait le portrait de l’expatrié type au sein du groupe dans une interview réalisée par le programme Eve, destiné aux femmes en entreprises. À l’époque, sur 1 000 collaborateurs expatriés, 35 % étaient des femmes et ce nombre augmentait plus vite que chez les hommes. Quel que soit le secteur d’activité, « les femmes doivent savoir comment parler d’elles dans l’entreprise pour obtenir ces postes », précise Stéphanie Talleux.


Un passage obligé

D’autant que la mobilité internationale est un levier fondamental pour avancer dans sa carrière. « C'est un passage obligé pour accéder à des postes à responsabilité », explique Corinne Hirsch, dirigeante d'AEQUISO, entreprise de conseil et formation en égalité femmes/hommes. Pour la majorité des femmes qui souhaitent partir, c’est un parcours du combattant. « Les processus d’expatriation sont longs et les femmes doivent négocier beaucoup plus fortement avec tous les échelons de la hiérarchie pour y arriver », précise Olivier Mérignac. Celles qui réussissent à partir sont pour la plupart âgées de 20 à 30 ans, alors qu’elles sont célibataires ou sans enfant, ou bien à partir de 40 ans, lorsque les entreprises estiment prendre moins de risques. Leur expérience à l’étranger devient un atout considérable car les postes d’expatriés permettent aux salariés de développer des compétences plus rapidement et de monter beaucoup plus vite en responsabilité.

En parallèle, l’entreprise doit convaincre ses salariés de s’expatrier pour continuer à se développer à l’international, notamment dans les pays en voie de développement, qui attirent moins les cadres. Avec la crise économique, les contrats d’expatriation dorés, très onéreux pour l’entreprise, ont pour la plupart été revus à la baisse, remplacés par des contrats locaux low-cost ne proposant plus qu’une partie des avantages des contrats classiques. Pour ces raisons financières, mais aussi pour des raisons personnelles et par peur pour leur sécurité, les candidats masculins se font plus rares. « Les entreprises se tournent donc de plus en plus vers leur vivier de femmes, pas par bienveillance, mais par obligation », conclut Corinne Hirsch. C'est toute l'histoire de l'accès des femmes aux postes occupés par des hommes : c'est lorsqu’ils deviennent moins prestigieux qu'on leur fait de la place.