Fil d'Ariane
Paulette Nardal est née en Martinique en 1896. Sa mère, Louise, institutrice et professeure de piano, avait épousé Paul, petit-fils d'esclave affranchi et premier ingénieur noir diplômé des Arts et Métiers. Lorsque leurs sept filles atteignent, tour à tour, l'âge d'étudier, les parents les y encouragent, quitte à les voir partir au-delà des mers : "Je n’ai rien d’autre à vous donner qu’une maison. Il est de votre devoir de travailler comme sept garçons", leur dit leur père.
Née à la Martinique, Paulette Nardal est la première femme noire étudiante à la Sorbonne et première journaliste noire à Paris.
Elle reçoit chez elle Senghor, Césaire, Damas et va leur souffler le courant littéraire et politique de la négritude... #CulturePrime pic.twitter.com/bkthYKl7ws— TV5MONDE (@TV5MONDE) August 3, 2021
A leurs enfants, dont Paulette est l'aînée, Louise et Paul ont donné une éducation classique : de la musique, des lettres... Les sept filles de l'ingérieur Nardal grandissent dans le culte des penseurs occidentaux. En 1920, Paulette a 24 ans et décide de quitter son île et son travail d'institutrice pour étudier l'anglais à Paris. Avec sa sœur Jane, quatrième de la sororie et future agrégée de lettres, elles sont les premières étudiantes noires à la Sorbonne.
Là, loin de leur milieu d'origine qui mettait la culture occidentale sur un piédestal, les soeurs Nardal commencent à prendre conscience de la valeur et des particularités de l'identité noire. "Pendant mon séjour en France, j'ai connu beaucoup de noirs américains, se souvient Paulette Nardal lors de ses entretiens avec le pianiste Paulo Rosine, à la fin de sa vie en Martinique. Et il faut dire que je n'imaginais pas rencontrer chez les noirs une telle richesse. Etudiante dans le milieu européen, je ne voyais que les réalisations du monde blanc."
Cette prise de conscience mène Paulette Nardal à choisir pour sujet de mémoire l'écrivaine américaine abolitionniste et féministe Harriet Beecher Stowe, autrice de La Case de l'oncle Tom. Fans de negro spirituals, de jazz et de toute la musique afro-américaine, les soeurs Nardal croquent à pleines dents la vie culturelle et intellectuelle du Paris de l'entre-deux-guerres. "Les negro sprirituals ont fait irruption dans ma sensibilité. Non seulement j'étais fière de voir le genre de musique que les noirs avaient pu composer, mais encore, cette musique me touchait profondément", se souvient Paulette. De bals "nègres" en revues de Joséphine Baker ou récitals de Marian Anderson, Paulette et Jane Nardal s'éveillent à ce qu'elles appellent la "conscience noire".
Paulette Nardal s'installe à Clamart, au 7 rue Hébert. Le dimanche après-midi, autour d’un piano, de nouvelles et de poèmes des Antilles ou de chorales improvisées de blues et spirituals, elle reçoit sa famille et ses amis. Ils ont pour nom Senghor, Césaire, Damas... Elle "tient salon", comme le faisaient jadis les dames qui voulaient être partie prenante dans la vie des idées.
De discussions sur l’actualité en débats sur le colonialisme, les problèmes interraciaux ou le sort des gens de couleurs, Paulette Nardal et ses amis tracent les contours du concept de "négritude", que Léopold Sédar Senghor définira plus tard comme "l'ensemble des valeurs de civilisation du monde noir". "Elle a créé ce salon, où déjà se rencontraient des Haïtiens, des Africains, des Antillais et, finalement, elle a, je crois, posé la première pierre de ce qu'on va appeler "l'internationalisme nègre", explique l'écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé. A l'époque, il n'y a aucune reconnaissance de la personne noire, aucune reconnaissance d'une littérature, ou tout simplement d'une culture noire".
Journaliste, Paulette Nardal écrit pour La Dépêche africaine, une revue panafricaniste dans laquelle sa sœur Jane a déjà signé, en 1928, un texte fondateur intitulé l'Internationalisme noir. Mais c'est surtout grâce à La Revue du Monde Noir, qui paraît en 1931 et 1932, que les idées de la "conscience noire" essaiment dans le monde entier. Pendant deux ans, la revue bilingue diffuse auprès de la diaspora africaine des articles signés d'auteurs noirs et blancs.
En écrivant sur les revendications du "féminisme noir", Paulette Nardal défriche le terrain du féminisme intersectionnel. Davantage que les hommes, mieux insérés socialement en métropole, ce sont les femmes antillaises qui ont besoin de solidarité raciale, explique-t-elle. Car elles souffrent plus du "sentiment de déracinement", croit-elle. Aujourd'hui, sa défense des femmes noires, doublement victimes du racisme et du machisme, apparaît d'une criante modernité. Dans le second numéro de la Revue du monde noir, la Guyanaise Roberte Horth verbalise en ces termes la situation de la femme noire : "Elle ne sera jamais dans ce pays une femme comme toutes les autres femmes […] car elle ne pourra jamais effacer pour les autres le non-sens de son âme occidentale vêtue d'une peau scandaleuse."
Au début de la Seconde Guerre mondiale, en 1939, Paulette Nardal veut regagner la Martinique et embarque à bord d'un bateau qui sera torpillé par les Allemands. Sauvée du naufrage, blessée, elle restera près d'un an à l'hôpital et en sortira handicapée, mais pas brisée.
En 1945, les Françaises viennent d'obtenir le droit de vote. En Martinique, Paulette Nardal lance alors un parti, le Rassemblement féminin, et une revue féministe, La Femme dans la cité, qui encourage les Martiniquaises à voter "toutes distinctions de classe abolies" et à prendre leur destin en main. En 1947 et 1948, elle rédige pour les Nations unies un rapport sur le positionnement politique des femmes martiniquaises.
Mais son combat féministe dérange et lui vaut régulièrement menaces et agressions. Craignant pour sa vie, sa famille veut la convaincre de se retirer de la politique. En 1954, Paulette Nardal se range à leur avis et se consacre à la création d'une chorale baptisée Joie de Chanter avec, pour vocation, de populariser ses chers negro spirituals.
Pourquoi les femmes fondatrices de la négritude ont-elles été éclipsées au point de tomber dans l'oubli ? Pourquoi l'histoire, longtemps, n'a-t-elle retenue que les noms des hommes qui ont contribué à l'éveil et à l'évolution d'une conscience panafricaine dans les milieux intellectuels ? Certes, les soeurs Nardal n'ont jamais publié de livres, seulement des articles, et Paulette, restée très croyante, rejettait l'athéisme et le communisme qui dominaient dans les milieux intellectuels de l'après-guerre.
Paulette Nardal n'en était pas moins convaincue que la misogynie n'était pas étrangère à son éviction du mouvement. A son biographe Philippe Grollemund, elle raconte : "J'ai souvent pensé et dit, à propos des débuts de la négritude, que nous n'étions que de malheureuses femmes, ma sœur et moi, et que c'est pour cela qu'on n'a jamais parlé de nous. C'était minimisé, du fait que c'étaient des femmes qui en parlaient." En 1963, elle écrit ces mots à l’historien Jacques Hymans à propos de Césaire, Damas et Senghor : "Ils ont repris les idées que nous avons brandies et les ont exprimées avec beaucoup plus d’étincelles et de brio. Nous n’étions que des femmes, mais de véritables pionnières. Nous leur avons indiscutablement ouvert la voie," rappelle le quotidien Le Monde.
Entre 1974 et 1976, le jeune fonctionnaire Philippe Grollemund, alors en poste en Martinique et chanteur à La Joie de Chanter, consigne ses entretiens avec Paulette Nardal dans un livre intitulé Fiertés de femme noire. Elle lui confie : "Césaire et Senghor ne se sont pas conduits vis-à-vis de moi d’une façon très correcte, alors qu’ils m’avaient connue à Paris sur ces sujets et estimaient que ce n’était pas la peine de mentionner mon action. Il est peut-être bon, même si cette influence n’a pas été, à leur avis, décisive, de leur rappeler que ces idées ont eu des promotrices qui, malheureusement, étaient des femmes.
La reconnaissance ne viendra pour Paulette Nardal qu’après sa mort. Elle disparaît le 16 février 1985, à près de 90 ans. Puis sa nièce, la cantatrice Christiane Eda-Pierre, fera son possible pour entretenir la mémoire des soeurs Nardal. Elle passera ensuite le flambeau à la génération suivante, qui poursuivra ses recherches sur l'héritage familial légué par Paulette et Jane.
Au début des années 2000, des chercheuses en blacks studies de plusieurs universités américaines croisent Paulette Nardal au hasard de leurs travaux. L’internationalisme noir de Jane ou L’éveil de la conscience de race publié en 1932 par Paulette deviennent des sujets d’étude. "Ce sont les Américains qui replacent le salon de Clamart, La Revue du monde noir et les sœurs Nardal à leur juste place", peut- on lire dans Le Monde. "Si l'on révère les pères de la conscience raciale "dans un discours très masculin", constate Brent Hayes Edwards, professeur à l’université Columbia, on en oublie les mères." "La négritude aura été fondée sur l’oubli, voire la négation, de ce côté informel et surtout féministe des Nardal et du salon", ajoute le chercheur, qui souligne que ses recherches se sont heurtées à l'absence de sources.
Elles ont voulu être des intellectuelles. C’était en fait un domaine réservé aux hommes. Alors on ne leur permettait pas d’entrer dans ce terrain qui les fascinait.
Maryse Condé, écrivaine guadeloupéenne
Ce manque de sources sera comblé en 2002 par l'étude de T. Denean Sharpley-Whiting, intitulée Negritude Women, qui révèle les contributions des femmes à l'éveil et à l'épanouissement du mouvement de la négritude. Non seulement y ont-elles pleinement contribué, mais, souvent, elles en ont été les pionnières. "J’ai été frappée par l’importance qu’elles avaient eue dans le mouvement de la négritude, même si leurs contributions ont été marginalisées", résume la chercheuse. L’écrivaine Maryse Condé ne disait pas autre chose en 2004 dans le documentaire de Jil Servant Paulette Nardal, la fierté d’être négresse : "Elles ont voulu être des intellectuelles. C’était en fait un domaine réservé aux hommes. Alors on ne leur permettait pas d’entrer sur ce terrain qui les fascinait."
Il faudra attendre les années 1960 pour que Léopold Sédar Senghor reconnaisse l’influence de Paulette Nardal, tandis qu'Aimé Césaire, lui, persistera à garder ses distances avec le salon de Clamart.
Aujourd'hui, Paulette et Jane Nardal figurent sur la liste de 368 noms établie par l’historien Pascal Blanchard à l’intention des maires souhaitant baptiser des rues du nom de personnalités issues de la diversité. Une place Paulette-Nardal existe désormais à Fort-de-France et une allée Paulette-Nardal à Clamart. En août 2019, la ville de Paris inaugurait une promenade "Jane et Paulette Nardal" dans le XIVème arrondissement, en hommage aux sœurs martiniquaises.
Après l'entrée au Panthéon de l'artiste et femme engagée Joséphine Baker, une pétition demande que Paulette Nardal, elle aussi, y soit admise en tant que "Ecrivaine, féministe, figure du matrimoine national et précurseure du mouvement de la négritude". A quand une deuxième femme noire au Panthéon ?
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