Traumatismes de guerre

"Perdre la main" : la mémoire du génocide au Rwanda par Dominique Sigaud

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Sigaud et son livre

Dominique Sigaud, autrice de Perdre la main, paru aux Editions du Globe le 7 mars 2024.

©John Foley/opale.photo/Editions Globe
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C'était il y a trente ans, le 7 avril 1994. Au Rwanda commençait le génocide des Tutsis. Le traumatisme absolu pour les victimes, mais aussi, à un autre niveau, pour certains témoins. Parmi eux, la journaliste Dominique Sigaud. Aujourd'hui, elle publie Perdre la main, le récit de ce qu'elle a vu, vécu et refoulé tant d'années. Rencontre.

En 1994, sans Internet, sans réseaux sociaux, il n'était pas facile de savoir ce qui se passait au Rwanda. Dominique Sigaud est l'une des rares femmes à être partie sur le terrain pour raconter la guerre civile et le génocide annoncé dans lequel allaient périr 800 000 personnes. Elle a vu, ressenti, partagé la tragédie – et tout noté dans ses carnets.

Et pourtant, longtemps, elle n'a pas pu écrire sur le génocide : "longtemps, j'ai perdu la mémoire", confie-t-elle à Terriennes, victime de ce qu'elle décrit comme une "amnésie traumatique." C'est l'écrivaine en elle qui, trente ans plus tard, trouvera les mots pour écrire Perdre la main, un témoignage du génocide paru en mars 2024.

A Terriennes, elle raconte le long cheminement qui l'a menée à relier l'intime à la tragédie collective et comment la mémoire du drame lui est revenue. Elle nous parle aussi de la différence entre le récit masculin et féminin, et nous explique pourquoi il est si important d'avoir un "récit féminin" sur les épisodes marquants de l'histoire du monde. 

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Vous étiez l’une des très rares femmes journaliste présente sur le terrain au Rwanda à l’époque. Etre une femme a-t-il compté dans votre travail ?

Cela a forcément compté, car un génocide, c’est un génocide et une guerre. Je ne fais pas partie du monde masculin et le monde masculin le sait. Je suis extérieure. Je pense que c’est une des raisons pour lesquelles j’ai obtenu une réponse assez claire de l’armée française sur la raison de ma présence au Rwanda. Pour le reste, je faisais mon travail comme mes camarades masculins. Nous travaillions ensemble. Eux m’ont protégée de la mort à une occasion : les miliciens rwandais voulaient tuer un journaliste qui avait un prénom féminin, et comme j’étais la seule femme, ils m’ont prise pour cible. Sinon, franchement, je faisais mon travail comme tout le monde. 

Forcément, je n’étais pas vue de la même manière, puisque je ne suis pas un homme, mais c’est tout. Sauf au moment de la présence de l’armée française. Dans un cas, cela m’a permis d’obtenir une réponse, dans l’autre cela m’a desservie. Ce sont là les conditions normales du reportage.

Un an plus tard, vous êtes retournée sur place pour rencontrer des femmes victimes du génocide qui travaillaient à leur reconstruction...

J’y suis retournée en 1995 pour voir comment le pays s’en sortait. C’était un pays tout petit, très pauvre, ravagé par la guerre et le génocide. Il y avait zéro moyen. Comment allaient-ils faire pour traiter le génocide par la justice ?

Les femmes continuaient d’être violées après le génocide, car elles n’avaient pas de maison, et qu’une femme sans maison était considérée comme "ouverte à tout vent". Dominique Sigaud 

Il se trouve que j’ai rencontré une association de femmes formidables. Comme dans toutes les guerres, les femmes avaient été violées, et "surviolées", puisque cela fait aussi partie de ce que l’on veut leur infliger, toujours – hélas, on n’en parle pas assez dans les couvertures des conflits, même si, petit à petit, on va y venir. Ces femmes étaient des Tutsis et des Hutus, en général veuves ou seules au monde car tout leur entourage était mort. Elles continuaient d’être violées après le génocide, car elles n’avaient pas de maison, et qu’une femme sans maison était considérée comme "ouverte à tout vent". 

C’était en province, dans la campagne. Elles bâtissaient des maisons ensemble. Elles se fichaient de l’ethnie à laquelle elles appartenaient, puisqu’elles étaient réunies par leurs conditions d’existence. Elles partageaient des choses très difficiles, s’associaient, participaient à la fabrication de parpaings en terre avec lesquels elles montaient ou remontaient les maisons. Elles se soutenaient moralement et cela leur faisait beaucoup de bien. Ensemble, elles étaient moins violées et les hommes avaient moins accès à elles. C’étaient très important pour elles, et formidable pour moi de faire ce travail. 

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Pendant ce génocide, au-delà des viols, beaucoup de mutilations ont été perpétrées, contre les femmes, et les hommes. Vous évoquez notamment une jeune fille qui perd sa main. Pourquoi avez-vous choisi ce titre Perdre la main ?

Le titre s’est imposé. Avant de perdre la main, j’ai perdu la mémoire pendant une trentaine d’années. A la fin du génocide, au moment où l’on sait que l’armée tutsie va l’emporter, que l’armée nationale est défaite et que le génocide s’arrête, des réfugiés au Burundi montent une "boîte de nuit", un endroit où l’on peut boire une bière et danser un peu. J’y suis allée avec un ami journaliste : une baraque dans les faubourgs de Kigali, repeinte à la va-vite. 

Là, je commence à parler avec deux filles qui ont une vingtaine d’années, moi j’en avais trente. Je comprends tout de suite qu'elles sont rwandaises et, comme n’importe quelles filles en boîte de nuit, nous dansons ensemble et discutons. Elles me racontent qu’elles se sont cachées dans les faux plafonds, comme des milliers de survivants du génocide, mais elles ont été dénoncées et que les génocidaires les ont fait tomber des faux plafonds. 

Je m’exclame qu’elles s’en sont super bien sorties et les félicite. C'est alors que l’une d’elle sort la main de sa poche : elle n’avait plus de main. Cela m’a fait littéralement valdinguer. Elle me montrait ce qu'ils lui avaient laissé : une trace. Ma main gauche a éprouvé la douleur infinie de la perte – j’adore les mains, c’est essentiel, pour prendre un enfant par la main, toucher, caresser... Dans les années qui ont suivi, j’ai perdu trois fois l’usage de la main gauche sans jamais faire le rapprochement. Je ne me souvenais absolument pas de tout cela. J’ai voulu écrire un livre intitulé Collines, mais je n’y arrivais pas, car à chaque fois que je m’y mettais, je pleurais. 

Femmes et hommes font les choses différemment, d’où l’importance de les faire ensemble. Dominique Sigaud 

Un jour, j’ai rencontré un jeune éditeur français et lui ai parlé de ce livre que je n’arrivais pas à écrire, et qui l’intéressait. En rentrant, j’ai voulu m’y remettre. Mes bras ne voulaient pas, ma main droite non plus, avec une terrible douleur à l’épaule. Au moment même où j'ai décidé d’arrêter, le souvenir de cette jeune femme m'est revenu violemment – levée d’amnésie traumatique. A partir de là, j’ai pu commencer à retravailler le récit. Un peu plus tard, l’expression "perdre la main" m’est revenue, tout à coup. C’est ce qu’ils faisaient, ils les mutilaient pour qu’ils perdent la main. 

Après que cette jeune femme m’a montré sa main coupée, l’autre a soulevé ses cheveux et m’a montrée ses jambes : elles étaient complètement tailladées. C’était une folie. Ils laissaient des traces partout, sur tous les corps. D’autant que la communauté internationale les avaient laissés faire, alors comment ne pas se sentir atrocement tout-puissants. 

Vous parlez dans votre livre de vos confrères et de l’écart entre le témoignage masculin et féminin… 

Il y a eu un épisode anecdotique que je relate dans le livre, à un moment où j’étais inséparable de deux confrères que j’aimais beaucoup, des garçons charmants, un journaliste anglais et un Américain. Nous étions tous les trois en free-lance ; c’était très dur et nous nous tenions les coudes. Un jour, ils ont voulu aller voir les orangs-outans dans la réserve de singes du Rwanda, qui est unique au monde et qui était à des heures de voiture. En plein génocide, ils voulaient absolument que je vienne avec eux... Pour eux, c’était l’appel de l’aventure, c’était Jules Verne. Ils étaient tellement enthousiastes, alors que je trouvais cela ridicule. Nous faisons les choses différemment, d’où l’importance de les faire ensemble. 

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Je travaille beaucoup maintenant sur la question du récit masculin du monde. Et je pense sincèrement qu’il y a un écart entre le masculin et le féminin sur cette question-là. Et heureusement que nous avons les deux genres, les deux types d’humanité. 

Je ne crois pas que les hommes, aujourd’hui encore, osent aborder la question du sexuel. Et pourtant elle est fondamentale. Dans le récit masculin du massacre, il y a le viol. C’est engrammé depuis des siècles. Et comme les hommes qui ne sont pas des violeurs sont quand même assez gênés, ils ne vont pas poser la question aux femmes de cette violence sexuelle. C’est donc très important qu’il y ait des femmes qui, entre femmes, se posent cette question.

Evidemment il y a des hommes aussi qui sont violentés - mais clairement, sur les femmes, c’est à tour de bras, si j’ose dire, et c’est fait exprès. C’est pour leur nuire, pour les blesser, pour les affaiblir, pour les abaisser, c’est vraiment ce qu’on rajoute au féminin. Il est donc très important qu’il y ait des femmes présentes pour recueillir ça et pour recueillir aussi ces femmes, entre femmes, et leur dire : “Allez, viens dans mes bras, je sais ce que c’est.” C’est très important. 

Il ne faut surtout pas laisser le récit masculin l’emporter sur tout, parce qu’on ne s’en sortira jamais. C’est ce que j’appelle la concurrence des récits, c’est très important que le féminin aussi fasse son récit. Parce que le féminin ne le fait pas de la même manière, et sur ces questions fondamentales des génocides, etc, il faut absolument que le féminin soit présent.

Grand reporter, écrivaine, essayiste...

En 1996, Dominique Sigaud, journaliste indépendante depuis 1984, est lauréate du prix de l’Association des femmes journalistes pour son article "Tutsies et Hutues : elles reconstruisent ensemble le Rwanda en ruine", paru dans la revue Cosmopolitan en novembre 1995

En 2018, elle remporte le Grand Prix de la SGDL 2018 pour l’ensemble de l’œuvre et du Prix Livre et Droits Humains pour La Malédiction d’être fille (Albin Michel, 2019). Elle a publié récits et essais chez Gallimard, Actes Sud ou Verdier, souvent inspirés de son expérience sur le terrain. 

Engagée sur les thématiques des violences faites aux femmes et filles, elle est récompensée en 2019 par le Prix des droits de l'homme de la ville de Nancy, créé par Simone Veil. En 2020, la mairie de Nancy l'emploie comme chargée de mission pour la préfiguration du Premier observatoire des violences sexuelles sur mineur·es.

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