Fil d'Ariane
C'est l'un de ces télescopages dûs au hasard que nous réserve quelquefois l'actualité. Alors que la France vient de s'engager sur la voie de la pénalisation des clients pour lutter contre la prostitution, au Pérou, une candidate à la députation veut "réglementer" cette activité, la sortir du non droit, pour permettre aux prostituées de mieux se défendre.
Angela reçoit chez elle. Dans le district de San Juan de Lurigancho, le plus peuplé de Lima mais aussi l’un des plus pauvres de la capitale péruvienne. Dans sa petite maison, peintures “osées” et artisanat péruvien cotôient les affiches politiques du “Frente Amplio”. Une coalition de partis, de mouvements sociaux et de citoyens de gauche qu’elle va représenter aux élections législatives. Assise sur son sofa, les jambes croisées, elle interroge en souriant : “Vous allez prendre des photos ? Laissez-moi le temps de me maquiller...”
Je suis une pute. Je veux que ce mot cesse d’être une insulte
Angela Villon
La presse péruvienne la présente comme “la prostituée qui se présente au Congrès”. Une description à même de faire le “buzz” et qu’elle revendique. “Je suis une pute, on peut le dire. Je veux que ce mot cesse d’être une insulte et devienne un compliment.”
Pourtant, difficile de la résumer à ce simple mot. Sa vie se narre au rythme de son engagement. Dans la rue tout d’abord où elle travaillait comme “cochinera”. Un terme intraduisible qui désigne les personnes faisant les poubelles pour y récupérer des objets et les revendre ensuite. A 16 ans pour payer des médicaments à son bébé, elle commence à se prostituer durant quelques mois. Puis arrête. Avant de reprendre un an plus tard. Révoltée par le traitement que subissent les prostituées au quotidien, elle lance une association des travailleurs sexuels. “Nous n’avons pas de reconnaissance de notre travail, pas d’assurance, pas de sécurité… Notre pire ennemi c’est la police, ils viennent et demandent de l’argent ou nous violent. C’est une véritable mafia” explique-t-elle avec colère. Sa détermination attire l’attention du consul britannique qui décide de la soutenir. “Miluska, vie et dignité”, voit le jour en 2002. Un nom choisi en hommage à une amie victime de violence. Deux ans plus tard, l’association organise une “Rencontre des travailleuses sexuelles d’Amérique Latine”.
Les Péruviens votent le 10 avril 2016 pour choisir députés et président
Les élections générales péruviennes de 2016 auront lieu le 10 avril 2016 (premier tour) et le 5 juin 2016 (second tour), pour désigner le président de la République et ses vice-présidents, ainsi que les 130 députés au Congrès de la République pour la période 2016-2021. Parmi les candidats à la présidentielle, Keiko Fujimori à la tête du droitier "Fuerza Popular", fille de l'ancien président Alberto Fujimori, pourtant de sinistre mémoire, est bien placée pour remplacer le nationaliste Ollanta Humala qui ne peut se représenter. Le Parti nationaliste péruvien détenait aussi la majorité au Congrès.
Son engagement la fait voyager, elle s’investit dans ONU-Sida et se forme à l’étranger. Peu à peu, son engagement grandit. Au-delà des travailleuses sexuelles, c’est la place des femmes dans la société péruvienne qu’elle se met en tête de changer. “Une fille peut jouer avec un ballon et un garçon avec une poupée. Il faut que les petites filles comprennent leur importance. Le fait d’avoir un pénis ou un vagin ne doit pas donner plus ou moins de pouvoir” détaille-t-elle.
Un engagement qui trouve aussi ses racines dans son histoire personnelle comme elle le confie à nos confrères d’El Pais.“Mon père nous a élevé avec l’idée que la femme ne valait rien, qu’elle appartenait à sa famille et que quand je me marierai j’appartiendrais à mon mari.” Elle enchaîne donc les réunions avec les parlementaires, les ministères… mais en tire aujourd’hui un bilan amer. “A chaque fois que le gouvernement a changé, il a fallu reprendre de zéro. Réussir à amener le ministère de l’intérieur et de la santé à la table des négociations. En 14 ans, les choses n’ont pas vraiment changées.”
Transformer le Congrès en un bordel respectable
Angela Villon
Elle décide donc de passer de passer de l’autre côté de la barrière. Pour changer les choses et “transformer le Congrès en un bordel respectable” comme elle l’a déclaré à la presse péruvienne. Lorsqu’on l’interroge sur cette phrase, son sourire se mue en détermination. “Ce n’est pas quelque chose que je dis en l’air. C’est la vérité ! La preuve c’est que aucun des parlementaires n’est venu se plaindre ou dire que je le diffamais. Ils ont perverti le système. Le maire actuel de San Juan de Lurigancho a été élu après avoir fait le tour des quartiers difficiles avec des camions de poulet rôtis.” Pourtant, alors qu’elle mène une campagne avec peu de moyens, elle n’envisage même pas la défaite. “Les choses sont en train d’évoluer, les jeunes se rendent compte comme lorsqu’ils se sont mobilisés contre la loi Pulpin (ndlr : une réforme du code du travail qui aurait précarisé les jeunes) qu’il faut changer les choses.”
"Lutter contre le machisme, l’homophobie, et donner du pouvoir aux filles"Entretien avec Angela Villon Bustamente, candidate aux élections législatives et prostituée
Propos recueillis par Jérémy Joly
Pourquoi vous engager ?
Angela Villon Bustamente : J’ai toujours eu la fibre de l’engagement, de la prise de responsabilités. Miluska, l’association que j’ai créée pour défendre les travailleuses sexuelles du Pérou m’a amené à voir comment les choses se passaient avec les pouvoirs publics.
Ce que je veux réussir à obtenir une fois au Congrès, c’est une reconnaissance du métier de travailleuse sexuelle. Cette loi permettrait d’avoir les avantages sociaux, de diminuer l’impact des mafias qui exploitent et font de la traite... Notre vrai problème c’est aussi avec la police. Ils viennent tous les jours pour nous violer ou réclamer de l’argent. Et ce n’est pas un problème isolé. C’est un phénomène généralisé. On veut que la police arrête d’être notre principal agresseur pour devenir ceux qui nous font sentir en sécurité.
Quels sont les autres principaux éléments de votre programme ?
AVB : Ce qu’on veut c’est des politiques publiques pour introduire dans l’enseignement la lutte contre le machisme, l’homophobie… On souhaite aussi “donner le pouvoir aux jeunes filles”. Une fille peut jouer avec un ballon et un garçon avec une poupée. Il faut que les petites filles comprennent leur importance. Le fait d’avoir un pénis ou un vagin ne doit pas donner plus ou moins de pouvoir. On ne fera pas changer les anciens, qui ont un mode de pensée puritain. Donc on va se concentrer sur les jeunes. Ce que je propose c’est une base de changements et on voit dans 30 ans comment le pays s’est développé au niveau des droits de l’homme, du vivre ensemble, de la criminalité.
Comment sont vues les travailleuses sexuelles au Pérou ?
AVB : Quand on décide de devenir travailleur sexuel, souvent on doit se cacher. Par peur de la réaction de la famille, des voisins, de ce que vont penser les gens. Il faut rompre ces mécanismes de contrôles que l’on t’inculque depuis que tu es petit. Qui nous empêchent d’être libres. L’un des droits les plus durs à obtenir pour une femme, c’est la liberté sexuelle
Les gens connaissaient-ils votre métier avant ces élections ?
AVB : Oui bien sûr. Depuis que j’ai commencé à être visible en 2002 avec l’association. J’ai d’abord parlé avec mes enfants, avec les amis de mes enfants, l’association des parents du collège de mes enfants… J’ai préparé le terrain. Mes enfants m’ont toujours soutenu, c’est ça qui compte. Mon fils aîné m’a dit quelque chose alors qu’il était encore très jeune que je n’oublierais jamais. “Moi je suis heureux si ce que tu fais te rends heureuse.” Une équipe de reportage de télévision est venue faire un portrait, ils ont demandé à mes voisins ce qu’ils pensaient de moi. Tout le monde leur a dit qu’il me respectait, qu’ils m’appréciaient.
Aujourd’hui, vous êtes désignée partout comme “la pute qui se présente au Congrès”. Cela n’est-il pas un frein potentiel à cette élection ?
AVB : Aujourd’hui, une pute c’est quelque chose de mal, c’est un synonyme de délinquante. On veut pouvoir sortir dans la rue la tête haute, dire aux gens, je suis une pute et alors ? On ne fait rien de mal moralement, au contraire on répond à une nécessité humaine.. Il ya beaucoup de gens pour qui c’est un besoin. Ici une femme qui veut vivre sa sexualité aussi librement qu’un homme, on la traite de pute, c’est une phrase réservée à l’insulte pour dévaloriser et humilier une femme qui décide de vivre sa sexualité pleinement. Donc on veut reconstruire cette phrase, que cela soit un synonyme de liberté. Que quand on le dise à quelqu’un cela souligne sa liberté. Que cela devienne un compliment, quelque chose de bon.
Vous avez dit vouloir transformer le Congrès en un "bordel respectable"...
AVB : Ils ont prostitué la morale publique, l’argent publique, la respectabilité de la fonction publique.
Nous sommes les putes mais le service sexuel est la seule chose que nous vendons. Pas nos sentiments, notre morale, notre dignité… ça n’a pas de prix tout ça. Aujourd’hui, les élus nous ont trahi, ils nous ont vendu une grande arnaque. Ils ont dit qu’il allaient faire un grand changement, mais ils n’ont rien fait. Aucun élu n’est venu m’attaquer sur cette déclaration, ils me donnent raison.
Croyez vous vraiment en votre élection ? Les chiffres du parti ne sont pas très bons d’après les sondages….
AVB : J’ai confiance. Il y a les jeunes qui sont en train de changer les choses. Ils l’ont montré avec la loi Pulpin où ils ont réussi à faire reculer le gouvernement. Je me lance en politique pour faire changer les choses et je suis convaincue que je peux y arriver.