Fil d'Ariane
Les Américaines auront toujours accès à la pilule abortive, du moins jusqu'en juin prochain, date à laquelle la Cour suprême rendra publique sa décision. Autorisée depuis 2000, cette pilule est utilisée dans près de deux tiers des interruptions volontaires de grossesse aux Etats-Unis.
"Je voulais faire de cet utérus une prière pour la liberté reproductive de chacune", explique la manifestante qui vient de confectionner un vagin avec des fleurs pour le droit à l'IVG et pour l'accès à la pilule abortive, devant la Cour suprême des Etats-Unis à Washington, en avril 2023.
Elle est souvent le dernier recours possible pour les Américaines qui veulent mettre fin à une grossesse. Par peur qu'elle ne soit plus sur le marché, au cours des deux dernières années, des milliers de femmes s'en sont procurées, au cas où, selon une étude publiée en janvier dernier dans un magazine médical américain.
Depuis 2016, la pilule abortive pouvait être prescrite jusqu'à 10 semaines de grossesse (contre sept auparavant), par des professionnels de santé n'étant pas médecins (infirmières...), et dans le cadre d'un seule consultation (au lieu de trois avant 2016). Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, il était également devenu possible de se faire envoyer des pilules par la poste après une téléconsultation.
Les juges de la Cour suprême se sont penchés sur cette situation mardi 26 mars 2024. Ils ne prendront leur décision qu'en juin. La plupart des neuf juges ont paru réfractaires à un rétablissement des restrictions d'accès à la mifépristone.
Une cour d'appel, composée de juges ultraconservateurs, a rétabli en 2023 plusieurs des restrictions d'accès à la mifépristone, pilule utilisée pour les IVG médicamenteuses, levées par l'Agence américaine du médicament (FDA) depuis 2016.
Invoquant des risques potentiels pourtant écartés par le consensus scientifique, cette décision ramènerait la limite de dix semaines de grossesse à sept, interdirait l'envoi des comprimés par voie postale et rendrait de nouveau obligatoire la prescription exclusivement par un médecin.
L'administration du président démocrate Joe Biden et le fabricant de la mifépristone, le laboratoire Danco, demandent aux neuf juges de la Cour suprême d'annuler cette décision, actuellement suspendue. Ils contestent notamment l'"intérêt à agir", condition pour saisir la justice, des plaignants - à savoir des associations de médecins ou des praticiens hostiles à l'IVG qui ne prescrivent ni n'utilisent cette pilule - en raison du caractère hautement hypothétique du préjudice qu'ils invoquent.
"Ils disent craindre qu'un médecin urgentiste quelque part, un jour, se retrouve face à une femme souffrant d'une complication incroyablement rare et que ce médecin doive la soigner malgré les protections prévues en cas d'objection morale.", a plaidé la conseillère juridique de l'administration Biden, Elizabeth Prelogar, soulignant la rareté d'une telle situation.
Plusieurs dizaines de manifestants pro et anti-avortement étaient rassemblés devant la Cour suprême. Les uns brandissaient des pancartes appelant à autoriser la pilule abortive dans les 50 Etats du pays, les autres affirmant qu'elle mettait en danger la santé des femmes
Des opposantes à la pilule abortive manifestant devant la Cour suprême américaine, en avril 2023.
Si la Cour suprême décidait de restreindre son accès, l'autorité scientifique de l'agence des médicaments serait remise en cause de façon inédite, avec des conséquences bien plus vastes, avertissent de nombreux experts.
Contraception, vaccins, thérapies hormonales... D'autres traitements pourraient se trouver menacés, arguent-ils, au-delà de la mifépristone, la première des deux pilules prises pour un avortement médicamenteux, et dont les conditions d'accès sont devenues plus compliquées au fil des mois.
On pourrait voir arriver des contentieux infondés contre toutes sortes de médicaments utilisés depuis des années, simplement parce qu'une organisation y est opposée. Liz Borkowski, experte en santé, Université de Washington
"Qu'un juge remette en cause la conclusion d'experts de la FDA (l'agence américaine des médicaments, ndlr) est inapproprié, et sans précédent", souligne auprès de l'AFP Liz Borkowski, experte en santé publique à l'université George Washington. "On pourrait voir arriver des contentieux infondés contre toutes sortes de médicaments utilisés depuis des années, simplement parce qu'une organisation y est opposée", craint-elle.
La représentante Katherine Clark, au centre, lors d'un événement "pro-choix" appelant à protéger l'accès aux médicaments abortifs, au Capitole à Washington, en avril 2023. La Cour suprême doit décider si les femmes seront confrontées à des restrictions pour obtenir un médicament, la mifépristone, qui est la méthode d'avortement la plus courante aux États-Unis.
La FDA, dont les décisions font souvent référence dans le monde, s'est vu confier par le Congrès américain le pouvoir de déterminer l'efficacité et la sûreté des médicaments. Elle fait régulièrement appel à des experts indépendants, dans le cadre de processus très encadrés.
Imposer des restrictions sur l'accès à un médicament à cause d'un désaccord avec les experts scientifiques de la FDA serait sans précédent. Lewis Grossman, avocat
La justice a déjà remis en cause certaines décisions de la FDA, par exemple sur l'interprétation de brevets, selon Lewis Grossman, avocat ayant rédigé des arguments écrits versés au dossier devant la Cour suprême. Mais "imposer des restrictions sur l'accès à un médicament à cause d'un désaccord avec les experts scientifiques de la FDA" serait "sans précédent", martèle-t-il, "Interpréter la science n'est pas du ressort de la justice".
Les anti-avortement arguent que la FDA aurait dû, en 2016, mener une étude regroupant tous les changements décidés, afin de les étudier ensemble. "Une exigence inventée par les plaignants", selon l'avocat, et qui n'est pas "la façon dont l'agence travaille habituellement".
Si la mifépristone ne peut pas rester sur le marché telle quelle, avec ces montagnes de preuves, alors aucun médicament n'est sûr. Liz Borkowsi, experte en santé, Université de Washington
"Nous avons des décennies de preuves sur l'efficacité et la sûreté de la mifépristone", argumente Liz Borkowski. "Si la mifépristone ne peut pas rester sur le marché telle quelle, avec ces montagnes de preuves, alors aucun médicament n'est sûr."
Des flacons de pilules abortives, Mifépristone, à gauche, et Misoprostol, à droite. Selon une nouvelle étude publiée mardi 2 janvier 2024 dans JAMA Internal Medicine, des milliers de femmes se sont approvisionnées en pilules abortives juste au cas où elles en auraient besoin, la demande ayant culminé au cours des deux dernières années à des moments où il semblait que les médicaments pourraient devenir plus difficile à obtenir.
L'industrie pharmaceutique, elle aussi, se dit vivement opposée à toute intervention de la justice. Mais pas forcément pour les mêmes raisons que les défenseur.e.s du droit à l'avortement.
Si la décision de la cour d'appel était confirmée, elle entraînerait "un niveau intolérable d'incertitude sur le processus d'autorisation des médicaments", font valoir des dizaines de patrons de groupes pharmaceutiques, dans des arguments également versés au dossier. Face au risque judiciaire, les entreprises pourraient être moins enclines à innover, ce qui "affaiblirait le développement de traitements et les investissements", arguent-ils.
On pourrait imaginer qu'un laboratoire attaque en justice un concurrent, afin de garder le monopole sur le traitement d'une maladie, avancent même des experts. Plus largement, toutes les décisions prises par l'administration sur la base d'analyses scientifiques - environnementales, de sécurité au travail... - pourraient se trouver menacées, selon Lewis Grossman.
Il n'est jamais acceptable que des juges s'immiscent dans le processus scientifique. Liz Borkowski
Pour Liz Borkowski, la Cour suprême a le devoir de décider "qu'il n'est jamais acceptable que des juges s'immiscent dans le processus scientifique", afin d'empêcher le début d'un "problème de santé publique majeur". Mais elle se dit "inquiète", au vu des décisions récentes de la haute cour.
C'est la Cour suprême qui, en 2022, avait annulé la garantie fédérale du droit à l'avortement, laissant chaque Etat américain libre de légiférer sur la question. Depuis, une quinzaine d'entre eux ont rendu l'avortement illégal - y compris la prescription de pilules abortives. Les femmes de ces Etats conservateurs peuvent toutefois toujours se débrouiller pour en recevoir... par la poste.
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