Fil d'Ariane
« Ce matin, 1er août 2012, une nouvelle audience du procès contre Pinar Selek s’est tenue. (…) Commencée en retard, l’audience n’a duré que 10 minutes car le procureur (celui la même qui avait redemandé la prison à vie contre Pinar Selek en mars dernier) était en vacances… Le procès a de nouveau été reporté, au 22 novembre prochain. » Encore un communiqué du comité de soutien français à Pinar Selek, qui s’ajoute à la longue liste accumulée depuis le début de l’affaire, il y a quatorze ans. « Ce ne sont que des répétitions, répétitions, déjà-vu, déjà-vu, déjà-vu, martelle Pinar Selek que nous avons jointe par téléphone. Le communiqué de mars, le communiqué de juillet, bientôt le communiqué de novembre, c’est toujours la même chose. Ils veulent nous épuiser. »
Tout a commencé en juillet 1998. La jeune sociologue de 27 ans enquête alors sur les militants kurdes du PKK, qui ont choisi la lutte armée. Le 11 juillet, elle est arrêtée puis torturée par la police qui essaye de lui extirper les noms de ses contacts kurdes. « J’ai eu le bras déboîté alors que j’étais suspendue par les mains et ils l’ont remis en place d’une manière réellement horrible. J’ai été quasiment privée de sommeil. La façon dont ils m’ont torturé le cerveau en criant des choses comme ‘on va en faire de la bouillie !’ n’était pas sans rappeler la lobotomie que subissent les malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques ». Pourtant Pilar tient bon et ne parle pas, forte de la solidarité qui existe alors dans le dortoir qu’elle partage avec une soixantaine d’autres femmes, également prisonnières politiques.
J'ai vu que je n'étais qu'un petit point dans le grand tableau
« C’était vraiment très très dur, mais, c’est aussi notre société, et j’étais contente d’en être le témoin et de pouvoir intervenir directement sur ses problèmes. J’ai vu que je n’étais qu’un petit point dans le grand tableau… » En prison aussi, Pinar Selek maintient son rôle de sociologue engagée. Elle en profite pour apprendre le kurde et les danses kurdes, donnant toute sa résonnance à la phrase de Bourdieu qu’elle citera lors de son premier procès : « je veux pénétrer plusieurs vies, c’est à dire m’entretenir et discuter avec les gens qui ont l’expérience de ces vies et construire des relations entre les subjectivités ».
Mais la vie que Pinar Selek pénètre en prison, c’est surtout celle que les autorités turques lui imposent, celle d’une terroriste. Un mois après son incarcération, elle apprend, en regardant la télévision, qu’elle est accusée d’être à l’origine de l’attentat du marché aux épices à Istanbul, qui a fait sept morts et de nombreux blessés. « L’organisation pro-guerre te ‘terrorise’, te transforme en terroriste et te présente à des millions de gens sous cette nouvelle identité. »
La sociologue antimilitariste et pacifiste était pourtant prête à faire de la prison, mais à condition qu’elle soit jugée sur ses propres actions.« Par exemple, j’ai écrit un livre sur la construction de la masculinité dans le service militaire turc, alors qu’en Turquie, il est interdit de critiquer l’armée (c’est même inscrit dans la Constitution – ndlr). Moi j’ai critiqué ouvertement le service militaire, mais ils ne m’ont jamais condamnée sur ce que j’ai écrit ou réellement fait. Ils doivent se dire que s’ils condamnent ce livre, je serai encore plus populaire… »
Ils m’ont choisie comme symbole
Pour Etienne Copeaux, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet et animateur d’un blog consacré à l’actualité turque, l’existence de « l’Etat profond » ne fait aucun doute. « Depuis cinquante ans, nous avons eu une alternance de gouvernements, de centre-gauche, de droite, militaire et islamo-conservateur, et quelque soit le gouvernement et le parti au pouvoir, il reste des facteurs de permanence dans la répression, la censure, les arrestations et la torture. La nature de cette répression, qui elle vise et quelles méthodes elle utilise, voilà ce qui fait l’unité de ces cinquante dernières années ».
En arrivant au pouvoir en 2002, le Parti pour la justice et le développement (AKP) avait pourtant essayé de s’attaquer à cet Etat dans l’Etat, entrainant l’espoir de nombreux intellectuels turcs. Il avait par exemple limité les pouvoirs du conseil de sécurité nationale turc (le MGK), un conseil de militaires qui imposait tous les mois aux ministres et au président du conseil son propre ordre du jour. Autre avancée marquante, en 2007, une centaine d’officiers supérieurs et de généraux avaient été jugés, suspectés d’avoir fomenté un complot contre le gouvernement. Comme s’il était naturel, l’Etat profond revient au galop, « et l'AKP a fini par s'en accommoder, voire même, en faire un allié pour consolider son pouvoir absolu » précise Reynald Beaufort, l'animateur du site internet Turquie européenne.