En seulement trois mois, deux organisations féministes et antiracistes, le collectif Mwasi et l’association Lallab, ont été au cœur de polémiques lancées ou amplifiées par l’extrême droite, aussitôt relayées respectivement par la Mairie de Paris et le Service civique, sans aucune vérification. Pour Dominique Wolton, sociologue spécialisé dans la communication politique, « les institutions, engagées dans une course à la vitesse, ont tort de relayer des rumeurs ».
Nos institutions alimentent-elles la circulation des fake-news sur les réseaux sociaux ? On est en droit de se poser la question après deux polémiques à l’encontre de deux groupes féministes antiracistes.
La première remonte au mois de mai 2017 d’une campagne de diffamation, initiée par l’extrême droite, à l’encontre du collectif Mwasi. Celui-ci avait annoncé la tenue d’un festival afroféministe dans les locaux de la mairie de Paris. La maire de la capitale Anne Hidalgo s’est d’abord engouffrée dans la polémique en déclarant vouloir interdire la tenue de l’événement, qui prévoyait un atelier en non-mixité. Mais l’édile a ensuite rétropédalé face aux accusations infondées.
La deuxième polémique, née au début du mois d’août 2017, vise cette fois l’association et média en ligne Lallab, qui agite la toile depuis plusieurs jours. Il s’agit d’une organisation fondée en 2016 par Sarah Zouak et Justine Devillaine, deux jeunes entrepreneures sociales d’une vingtaine d’années, qui a pour but de « lutter contre les préjugés sur les femmes musulmanes ».
En moins d’un an, cette toute jeune association est parvenue à redonner la parole aux femmes musulmanes, notamment celles qui ont fait le choix de porter le voile. « Celles dont on parle beaucoup mais que l’on entend très peu », répète Sarah Zouak dans la presse et qui s’agace « que l’on parle à la place des femmes musulmanes ». Lallab - contraction de Lalla, madame en arabe, et laboratoire - mène diverses actions allant de la réalisation d’une série documentaire « Women Sense Tour in Muslim Countries », de projections débats, à la publications de portraits mettant en valeur la diversité des vies et des parcours de femmes musulmanes. L’association intervient également en direction de la jeunesse dans les lycées. Elle s’inscrit dans le courant de la lutte intersectionnelle, c’est-à-dire qui tient compte de plusieurs discriminations entremêlées entre le genre, la race et la classe.
De nombreux médias, Terriennes inclus, ont alors rendu compte des actions de cette organisation qui a connu un succès fulgurant avant même de souffler sa première bougie en mai dernier à la Bellevilloise (Paris 20 ème) en présence de 500 personnes.
Le déclencheur : une offre de service civique
Dans l’espoir de renforcer son équipe composée seulement de bénévoles et bientôt de deux salariées, l’association a publié le 9 août une annonce sur le site de l’agence du service civique – qui a été retirée depuis - afin de recruter trois volontaires. Le service civique est ouvert au 16-25 ans élargi à 30 ans, aux jeunes en situation de handicap et rémunéré par l’Etat environs 500 euros par mois.
Les détracteurs de Lallab reprochent à l'association son positionnement pour l’abrogation de la loi de 2004 qui interdit le voile dans les écoles publiques, et l'accusent «
d’être communautariste » ou encore «
d’être proche des frères musulmans ». Autant d'accusations égrénées dans
une tribune de l'ex-élue PS Céline Pina publiée dans le Figaro.
« C’est basé sur du pur racisme et du sexisme, s’exclame Sarah Zouak qui démonte toute ces accusations.
Lallab, c’est à peu près tout l’inverse de ce que les Frères musulmans voudraient. » L'offensive contre Lallab a été lancée dès le 10 août,
comme le rapporte Médiapart, à partir du
« compte Twitter « Sofia Izbak » qui taxe les bénévoles de « racialisme et de communautarisme religieux » et inonde le compte de l’agence de service civique de messages. Créé en juin – suite à la suspension par Twitter de son précédent compte –, l’avatar Sofia Izbak multiplie les campagnes de cyberharcèlement visant des musulmans». Elle est rejointe ensuite par le site d'extrême droite "Français de souche" et les militants du "Printemps Républicain" - un mouvement proche du magazine Causeur qui a fait de l'Islam l'une de ses cibles récurrentes, au nom de la laïcité.
Or comme le rappelle sur son site
la documentation française : «
le principe de laïcité impose des obligations au service public, la neutralité à l'égard de toutes les opinions et croyances. La neutralité est la loi commune de tous les agents publics dans l'exercice de leur service. » Cette neutralité s’impose donc à l’Etat aux collectivités, aux services publics et non aux usagers.
Qu'est ce que le service civique ?Sur le site dédié au "Service civique", organisme sollicité par Lallab, on peut lire ceci : "
L‘objectif de l’engagement de Service Civique est de proposer aux jeunes de 16 à 25 ans un nouveau cadre d’engagement, dans lequel ils pourront gagner en confiance en eux, en compétences, et prendre le temps de réfléchir à leur propre avenir, tant citoyen que professionnel. (.../...) Le Service Civique est donc avant tout une étape de vie d’éducation citoyenne par l’action, et se doit d’être accessible à tous les jeunes, quelles qu’aient été leur formation ou leurs difficultés antérieures. L’accueil d’un volontaire en Service Civique doit donc être pensé avant tout comme la rencontre entre un projet relevant de l’intérêt général, porté par une collectivité ou une association, et un projet personnel d’engagement d’un jeune." L'agrément reposerait donc avant tout sur missions d’intérêt général et accomplissement personnel.
Certains internautes ont par ailleurs fait remarquer que la religion ne soulève aucune ambiguïté lorsqu’il s’agit d’associations chrétiennes.
Alors que dans
son manifeste publié dans le journal Causeur, le Printemps Républicain qui défend « une laïcité offensive » dénonce que «
l’extrême droite comme l’islamisme politique sont à la manœuvre pour tenter de jouer avec les peurs et les tensions qui traversent la société française », il participe à la même campagne de dénigrement, entreprise par cette extrême droite.
Le 17 août, l’agence de service civique annonce publiquement le retrait sur son site de l’offre de service civique postée par Lallab, sans en avoir averti au préalable les fondatrices. Pour se justifier, l’agence invoque que «
la mission proposée ne répond pas aux principes fondamentaux du service civique ».
L’agence publique a aussitôt été pointée du doigt par des soutiens de Lallab qui l’accusent de céder aux pressions de l’extrême droite. Alors que le portail gouvernemental a en effet directement répondu au militant FN, il dément dans
un communiqué avoir obéi aux injonctions portées par des mouvement politiques. Il avance également, dans Libération, que
les missions proposées par Lallab «
semblaient être très proches de missions que pourraient réaliser des salariés. On est vigilants. C’est sur ce point-là qu’il y a divergence. L’annonce est suffisamment détaillée pour que ça ressemble à une fiche de poste un peu classique.»
La parole raciste se développe au nom du féminisme. Notre messagerie privée en témoigne tous les jours.
Association Les effronté.e.s
Faut-il s’étonner d’une telle précipitation de la part des institutions, dans ces deux affaires,
Mwasi avec la mairie de Paris représentée par la maire Anne Hidalgo, et
Lallab avec l’agence du Service civique ? «
C’est hélas inévitable dès lors que l’on arrive à une guerre de l’information entre les médias, les réseaux sociaux et les institutions, explique Dominique Wolton*, directeur de recherches au CNRS, spécialiste de la communication politique.
Personne ne veut être en retard, c’est la vitesse qui commande tout. On part immédiatement dans une course qui multiplie les erreurs, et donne le sentiment pour les récepteurs qu’il s’agit d’une question très grave. Or, pas toujours ! Les institutions comme les médias ont tort de relayer si vite ces rumeurs. C’est souvent de la polémique. »
Les nombreux soutiens de Lallab
Le 23 août, une liste vertigineuse de personnalités en tête desquelles la féministe Rokhaya Diallo, Benoît Hamon, ancien candidat PS à la présidentielle, les sociologues Nacira Guenif et Christine Delphy, Rebecca Amsellem, fondatrice de la newsletter Les Glorieuses, ou encore le collectif Féministes contre le cyberharcèlement et l’association Act Up Paris, ont justement tenté de faire taire cette polémique en signant
une tribune de soutien à Lallab dans Libération. Ils s’inquiètent notamment «
de la façon dont les institutions étatiques s’engouffrent systématiquement dans les brèches ouvertes par ces campagnes calomnieuses, compromettant le travail essentiel mené par Lallab contre l’islamophobie qui s’exerce, en France, avec une virulence préoccupante, contre les femmes musulmanes. » Une question qui préoccupe également l’association féministe
Les effronté.e.s qui apporte son soutien à Lallab dans un communiqué. «
Laissez LES féminismes s’exprimer », exhorte-t-elle avant de mettre en garde : «
la parole raciste se développe au nom du féminisme et notre messagerie privée en témoigne tous les jours. Aucune empathie n'y est exprimée pour les femmes si jamais elles portent le voile. »
On fait de l’information accessible sur les réseaux sociaux, le tribunal de la vérité.Dominique Wolton, sociologue, auteur de "Informer n'est pas communiquer"
Dans ce contexte, on pourrait s’attendre à ce que les attaques proférées par l’extrême droite suscitent plus de vigilance de la part des institutions. Or, « dès qu’il y a des enjeux politiques ou symboliques, qu’on pense que dans la société, telle ou telle association n’est pas du bon côté ou du mauvais côté, tout s’enflamme sans vérification », observe le sociologue, auteur notamment de l’ouvrage "Informer n’est pas communiquer" (CNRS Editions). « Alors que l’information devrait faire l’objet de plus d’attention et de lenteur, elle fait au contraire l’objet d’une concurrence immédiate, poursuit-il. Personne ne veut être en retard. Les institutions se prennent dans le tapis et pour rester dans la course, en rajoutent. Ce ne sont pas seulement les médias et les réseaux sociaux qui sont en concurrence. Ce sont les acteurs. Et c’est là où il y a une erreur absolue. Ne pas répondre, ce n’est pas une catastrophe ! On peut en tout cas prendre le temps pour répondre. On fait de l’information accessible sur les réseaux, le tribunal de la vérité. » Et « tout le monde », selon lui, « au-delà des réseaux, vise l’accès à l‘espace médiatique, donc c’est la course-poursuite pour être présent.»
Nous soutiendrons autant le combat d’une femme qui souhaite enlever le foulard, que celle qui fait le choix de le porter. Ces deux combats sont loin d’être incompatibles, la règle est simple : respecter et soutenir les femmes dans leurs choix
Lallab
Face à cette déferlante, l’association féministe a, quant elle, pris le temps, de publier, lundi 23 août, une longue foire aux questions bienvenue - « Lallab démêle le vrai du faux à son sujet » – sur son site internet. Dès les premières lignes, elle réaffirme que son organisation est « pro choix ». « Contrairement à ce qui a souvent été affirmé, clarifie-t-elles, nous soutiendrons autant le combat d’une femme qui souhaite enlever le foulard, que celle qui fait le choix de le porter et de le garder ! Ces deux combats sont loin d’être incompatibles, la règle est simple : respecter et soutenir les femmes dans leurs choix et ne jamais céder à ce qui est contraire à leurs libertés. »
La mise au point de Lallab
Dans ce communiqué, Lallab se défend également des accusations «
d’homophobie », «
de positions anti-IVG », ou des soupçons de «
communautarisme ». Et met un point final à cette polémique en empruntant une déclaration à Amandine Gay, la réalisatrice d’"Ouvrir la voix" (sortie octobre 2017), parue dans Slate : «
Comme le dit Toni Morrison, l’une des fonctions du racisme, c’est de t’empêcher de vivre ta vie, de faire ton travail. Pendant que tu es en train de réagir à des agressions, tu n’es pas en train d’agir et de créer. C’est comme si on était poussé dans une impasse : parce qu’on vit dans une société raciste, au lieu de réfléchir à des enjeux sur lesquels on aimerait se mobiliser, on se retrouve à répondre à des insultes. La question est : est-ce que je veux passer ma vie à y répondre ou créer du contenu ? » «
Lallab a fait son choix. »
Pour l’heure, l’association a réitéré son souhait d’obtenir les agréments nécessaires à l’emploi de volontaires en service civique. Elle devait reformuler son offre auprès de l’agence publique qui décidera ou non de lui accorder.
*Dominique Wolton est sociologue, directeur de recherches au CNRS, spécialiste des médias et de la communication politique. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, traduits en vingt langues, dont Penser la communication (Flammarion), Indiscipliné. La communication, les hommes et la politique (Odile Jacob), Informer n’est pas communiquer (CNRS Editions). Il sortira le 6 septembre prochain un livre d’entretien intitulé Pape François, rencontre avec Dominique Wolton, Politique et société (Editions de l’Observatoire).