Pologne : l'accès à l'avortement, un enjeu électoral majeur

Des élections se tiennent ce 15 octobre 2023 en Pologne, l’un des pays les plus restrictifs d’Europe en matière de droit à l'avortement. La militante Justyna Wydrzyńska, condamnée pour avoir aidé une femme à interrompre une grossesse non désirée, nous explique les enjeux de ce scrutin pour les femmes. 

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justyna wydrzyńska

Justyna Wydrzyńska en octobre 2023 à Paris.

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Les enjeux du scrutin législatif du 15 octobre en Pologne sont énormes, mais pour les femmes, ils sont vitaux. Le PiS, le parti Droit et justice au pouvoir, qui représente un conservatisme profondément ancré, est crédité d'environ 35%, tandis que le principal parti d'opposition centriste, la Plateforme civique, recueille 30% des intentions de vote. Aucun des deux camps n'est sûr de sa victoire.

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Les droits des femmes au coeur de la campagne 

Pour les femmes, les enjeux de ces législatives sont multiples : lutte contre les violences domestiques, définition du viol, conditions de travail des aidantes et des soignantes... Mais le sujet qui a dominé toute la campagne reste le droit à l’avortement, dans ce pays dont la législation sur l’avortement est l’une des plus restrictives d’Europe. Le 22 octobre 2020, la Cour constitutionnelle de Pologne a statué que l’avortement était inconstitutionnel, même en cas de malformation grave ou irréversible du fœtus.

La loi polonaise ne souffre que deux exceptions à l'interdiction de l'intervention volontaire de grossesse légale : les avortements sous supervision médicale sont autorisés uniquement si la grossesse met en péril la vie ou la santé de la femme enceinte, ou si elle est issue d’un viol ou d’un inceste. 

En pratique, aucun avortement pour violences sexuelles ne se fait dans le système public. Justyna Wydrzyńska

Or quand bien même ces conditions sont réunies, de multiples obstacles limitent concrètement l’accès à l’avortement des femmes, en particulier celles aux revenus modestes ou qui vivent dans des communautés rurales. "En pratique, aucun avortement pour violences sexuelles ne se fait dans le système public," constate Justyna Wydrzyńska qui, depuis plus de quinze ans, vient en aide aux femmes qui ont besoin d'avorter. 

"Beaucoup d’organisations féministes ont fait campagne sous le slogan ‘Votez pour l’avortement’, explique la militanteLes collectifs féministes appellent notamment toutes ces jeunes femmes qui ont manifesté après les dernières restrictions à l'avortement, décrétées en 2020, à se déplacer pour aller voter. "L’accès à l'avortement est un enjeu très important pour toutes et tous, un combat pour les droits humains. Il doit être décriminalisé. Et au-delà de l’accès à la pilule, comment les femmes qui ont accès à l’avortement légal sont traitées à l’hôpital public ?"

IVG en Pologne : un droit théorique

Officiellement, cette année, il y a eu environ 150 avortements en milieu hospitalier en Pologne, explique Justyna Wydrzyńska. A titre de comparaison, l'association Abortion Without Borders, un réseau féministe constitué d’organisations basées en Pologne et ailleurs, fait état de 107 IVG par jour. Des chiffres qui révèlent que le droit à l’avortement en Pologne, aussi ténu soit-il, n’est pas une réalité. 

Les médecins ont tellement peur de sauver la vie des femmes..Justyna Wydrzyńska

Si le droit à l'IVG existe en théorie, la pratique ne suit pas, s'attriste la militante : "Et ce n’est pas parce que les militants prolife influencent le personnel médical. C’est davantage le contexte et le discours ambiants, la pression du gouvernement. Les médecins ont tellement peur de sauver la vie des femmes, ils craignent tellement pour leur poste qu’ils refusent de pratiquer des IVG, même en invoquant les raisons légales. En trois ans, six décès ont été constatés pour défaut d'IVG en milieu médical. Six décès officiels, sans compter tous ceux que les familles ont passé sous silence."

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"Dans ce grand pays qu’est la Pologne, deux médecins seulement disent ouvertement avoir la volonté de sauver la vie des femmes et pratiquer des avortements, sur des milliers et des milliers de gynécos," assène Justyna Wydrzyńska.

Une méthode simple, sûre et discrète

Finaliste à l'édition 2023 du prix Vaclav Havel, la militante est l'une des fondatrices d’Abortion Dream Team, un collectif appartenant à Abortion Without Borders qui milite contre la stigmatisation et pour le droit à l’avortement en Pologne. Abortion Dream Team propose des formations, des informations, des financements et des conseils sur les possibilités d’accès à un avortement sûr. "Nous ne faisons rien d’illégal, insiste Justyna Wydrzyńska. Informer, en Pologne, reste légal. Ce que nous ne pouvons pas faire, c’est payer et organiser. Ce sont nos branches d’Abortion Without Borders à l’extérieur qui s’en chargent."

Si je restais, jamais je ne pourrais vivre ma vie et assurer celle des trois enfants que j’avais déjà. Justyna Wydrzyńska

Tout a commencé en 2006, explique Justyna Wydrzyńska, lorsqu'elle se découvre enceinte pour la quatrième fois. "Je vivais avec un homme violent. Je savais que si je restais, jamais je ne pourrais vivre ma vie et assurer celle des trois enfants que j’avais déjà. Alors j’ai décidé d’interrompre cette grossesse." 

"A l'époque, certains médecins pratiquaient des avortements en 'cabinets privés', c’est-à-dire chez eux, mais je n’en avais pas les moyens," se souvient-elle. Alors Justyna Wydrzyńska surmonte ses appréhensions pour se procurer de la mifépristone sur Internet : "J’avais très peur de saignements hémorragiques, de mourir… Avec tous les mythes qui circulaient en Pologne autour de la pilule abortive."

Elle découvre au contraire une méthode d'IVG simple, sûre, discrète et "tellement facile physiquement, assure-t-elle, que j'ai voulu partager mon histoire avec d'autres femmes sur Internet. Parce quand cela vous arrive, vous avez tendance à penser que vous êtes seule au monde, mais il y a tant de femmes qui font face à cela. A plusieurs, nous avons décidé de créer un forum en ligne pour que les femmes puissent exprimer leurs émotions dans un environnement sûr et sécurisé : regrets, peurs, soulagement, culpabilité…"

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Dream team de femmes

Puis Justyna Wydrzyńska rencontre Natalia Broniarczyk et Kinga Jelińska, avec qui elle fonde Abortion Dream Team. "Nous avons commencé à parcourir la Pologne pour informer les femmes sans tabou et répondre à toutes leurs questions. Comment se déroule une ivg médicamenteuse ? Comment commander les pilules ? Combien ça coûte ? Dans quelles situations aller consulter le médecin ? Quelles sont les étapes d’une ivg ?"

En 2019, avec d’autres organisations et collectifs européennes, elles fondent Abortion without Borders. "Désormais, nous aidons toujours les femmes chez elles, mais nous pouvons aussi les aider à aller avorter dans un autre pays – surtout Autriche, Tchéquie, Pays-Bas ou Allemagne", explique-t-elle.  

Abortion Without Borders commence à recevoir des demandes d’aide hors de Pologne – jusqu’en Hongrie, Slovaquie, France, Belgique, Italie… – de la part de femmes qui veulent interrompre une grossesse hors des délais légaux ou qui ont besoin d'une procédure rapide "Notre numéro (48) 222 922 957 est accessible à toutes les femmes", rappelle Justyna Wydrzyńska.

L'argent, nerf de la guerre pour le droit à l'ivg

Et surtout, le collectif peut aider financièrement et logistiquement les femmes qui n’en ont pas les moyens, et elles sont nombreuses. "Le coût d'une interruption volontaire de grossesse au deuxième trimestre, ce qui peut arriver pour malformation fœtale depuis que la Constitution l’interdit en Pologne, est énorme, environ un millier d'euros. Dans ce cas-là, les femmes doivent avoir le choix et pouvoir avorter, après 22 semaines, aux Pays-Bas, après 24 semaines, en Angleterre, ou en France", explique la militante. 

Les fonds viennent surtout d'individuels qui font des dons modestes, témoigne Justyna Wydrzyńska. "Aucun philantrope ni millionnaire, même si nous aimerions bien. Le gouvernement belge nous a fait deux dons de 10 000 euros, ce qui représente tout de même dix avortements, et le gouvernement français nous a fait un don de 60 000 euros spécifiquement pour les Ukrainiennes."

Tous ces dons sont importants, souligne la militante polonaise, "car si la Pologne écarte le problème, celui-ci va forcément devenir le problème de toute l’Europe. Lorsque la Pologne exclut l’avortement pour malformation fœtale, le problème s'exporte dans les autres pays d’Europe."

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Qui pour pratiquer une IVG ?

Justyna Wydrzyńska avait seulement 18 ans quand la loi a changé, et elle n’en mesurait pas les implications. L’influence du pape Jean-Paul II sur la politique polonaise a été décisive : en contrepartie d’une aide financière à la transition d’un régime communiste à un système démocratique, il fallait faire des concessions à l’Eglise. "Nous savons que ce sont les politiques, qui plus est de l’opposition, qui nous ont fait cela, qui ont négocié la vie des femmes," admet la militante.

Plus personne ne sait faire une IVG médicale dans ce pays. Justyna Wydrzyńska

Aujourd’hui, les médecins qui savaient pratiquer les avortements classiques par aspiration dans les années 1990 ou avant sont à la retraite. Quant aux jeunes gynécologues, ils n’en ont aucune connaissance et ne s’intéressent pas aux nouvelles méthodes. "C’est triste de voir que les jeunes ne suivent pas les recommandations de l’OMS, ne s’intéressent pas à la recherche et n’ont pas la volonté d’acquérir les connaissances sur les nouvelles méthodes, plus sûres qu’autrefois. Plus personne ne sait faire d'IVG médicale dans ce pays. En Pologne, aujourd’hui, les femmes d'Abortion Dream Team ont davantage de connaissances sur la pilule abortive que les médecins", déplore Justyna Wydrzyńska.

Condamnée pour une pilule

Même si la possession ou le recours en autonomie à des médicaments qui provoquent un avortement n’est pas une infraction en Pologne, toute personne ou médecin qui aide une personne enceinte à le pratiquer en dehors des cas encadrés par la loi est passible de trois ans d’emprisonnement.

En mars 2023, Justyna Wydrzyńska a été condamnée à huit mois de travaux d’intérêt général pour avoir aidé une femme enceinte à obtenir des pilules abortives, une pratique illégale au regard de l’article 152.2 du Code pénal polonais. Justyna a fait appel de la décision. Elle ne purgera pas sa peine tant que la décision en appel ne sera pas rendue. Il s’agit de la première affaire en Europe depuis des années où un·e militant·e est condamné·e pour avoir aidé à recourir à l’avortement.

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"Coupable d’avoir aidé"

La femme qui avait appelé Justyna à l'aide, et qui témoigne sous le pseudonyme d'Ania, est une survivante de violences domestiques. En 2020, elle s’est tournée vers Abortion Without Borders, expliquant que son époux lisait ses messages et surveillait l’historique de son navigateur. Elle voulait mettre fin à sa grossesse, quitter son époux. Justyna Wydrzyńska lui a envoyé des pilules abortives par la poste, mais le mari a intercepté le colis et informé la police. Ania n’a jamais pu prendre les pilules. Elle a dû recourir à un avortement dangereux pour mettre un terme à une grossesse non désirée.

L'accusation dont Justyna Wydrzyńska fait l'objet a été formulée, non pas par le mari violent d'Ania, mais par le gouvernement, pour avoir participé à une IVG en distribuant la pilule. "'Elle est coupable d’avoir aidé" a dit la juge, se souvient la militante. Là, je me suis demandée si elle se rendait compte de ce qu’elle disait..." De toute évidence, cette ex-procureure issue d’une nomination politique par le ministre de la Justice était chargée de l'affaire pour des raisons politiques. "Le jour-même du verdict, elle venait d’être promue à la Cour d’appel. Six mois plus tard, elle a encore eu une promotion," constate Justyna Wydrzyńska. 

Mobilisation

La mobilisation d’Amnesty International pour défendre Justyna Wydrzyńska s’inscrit dans une campagne mondiale contre la criminalisation du droit à l’avortement et de ses défenseures.

Un travail de plaidoyer a été mené auprès des autorités françaises pour qu’une délégation soit présente aux différents procès de Justyna en Pologne. Elle a collecté plus de 6 500 participations.

Faire machine arrière : pas si simple...

A en croire les femmes politiques de gauche, une victoire de l'opposition ne faciliterait pas la vie des femmes du jour au lendemain pour autant. Pour des raisons d'entente entre membres d'une inévitable coalition, déjà, mais aussi pour respecter le temps long de la loi.

"La première étape consisterait à décriminaliser l’interruption volontaire de grossesse, explique Justyna Wydrzyńskapour que plus personne ne soit condamné pour avoir aidé des femmes à avorter, comme je l'ai été. Le projet de loi existe déjà au Parlement, même s’il reste pour l'instant gelé par le PiS au pouvoir."

"Il faudrait ensuite faire homologuer la pilule abortive et autoriser l'utilisation de la mifépristone à des fins abortives, puisque c'est le principal moyen utilisé pour les interruptions volontaires de grossesse", continue la militante. En 2022, sur les 48 000 avortements recensés par Abortion Without Borders, 90 % étaient faits par pilule abortive. "Cela fait dix-sept ans que nous aidons les femmes à l’utiliser et nous savons que cette méthode est simple à utiliser sans médecin ni suivi médical. Les femmes la reçoivent chez elles, par la poste. C’est une méthode très sûre, selon l’OMS," assure Justyna Wydrzyńska.

Enfin, l’accès à l’intervention médicale de grossesse devrait être légalisé, même si elle doit être réglementée. "Même si ce n’est pas mon cas, je sais que certains en Pologne ont besoin de règles," admet la militante.  

Toujours prête

Justyna Wydrzyńska a deux filles et un fils. Non, elle n’a pas peur pour ses filles car elle a "le privilège de la connaissance, d’avoir les moyens de les aider." Mais à chaque fois qu’une adolescente vient lui demander de l’aide, parce qu’elle ne peut pas parler à ses parents, elle se dit bouleversée : "C’est typiquement la situation dans laquelle je suis prête à enfreindre la loi", maintient-elle.

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