Portraits de femmes algériennes : « Elles m’ont foudroyé du regard »
Le photographe français Marc Garanger est décédé ce 28 avril 2020. Terriennes l'avait rencontré à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie, en 2012. Il exposait alors au Centre culturel algérien de Paris ses portraits de femmes réalisés sur les hauts plateaux de Kabylie en 1960 puis en 2004. Un travail photographique poignant, une aventure humaine extraordinaire. Souvenir.
Marc Garanger au Centre cuturel algérien de Paris où sont exposés ses portraits de femmes (photo : C.SARRET)
Echarpe en coton nouée autour du cou, cheveux mi-longs plaqués sur le crâne, visage tranquille. A 77 ans, le photographe Marc Garanger reste un homme de gauche. A la dernière élection présidentielle en France, il a voté pour le Front de gauche de Jean-Luc Mélenchon. Mais, la politique, il s’en méfie beaucoup et depuis longtemps. Depuis le jour où son ami écrivain Roger Vailland, ancien compagnon de route du Parti communiste français, lui déconseilla d’adhérer au PCF. « C’était en 1958 -1959 lors d’une soirée bien arrosée, se souvient Marc Garanger. Vailland m’a dit : “il faut passer à autre chose, le communisme, c’est dépassé”. Lui même, cette année-là, n’avait pas renouvelé sa carte au parti. C’était un homme très visionnaire. »
Cet ami cher lui avait aussi ouvert les yeux sur ce qu’étaient à l’époque, selon l’expression officielle, « les événements d’Algérie ». « En en démontant les mécanismes, Vailland avait pointé que ce n’était rien d’autre qu’une guerre coloniale qui ne disait pas son nom. Pour moi, poursuit Marc Garanger, c’était une guerre perdue d’avance, une idiotie. Je ne voulais pas faire cette saloperie. » A 25 ans, tous les sursis et recours épuisés, il a dû néanmoins s’y résoudre… en se jurant de témoigner de l’horreur de la guerre et de faire de la photographie son arme de résistance.
Témoigner, résister
Marc Garanger était photographe professionnel depuis plusieurs années déjà. Complexé par un fort bégaiement, il s’est réfugié dès l’âge de 15 ans dans l’art des images. Arrivé comme bidasse de seconde classe au fin fond de l’Algérie sur les hauts plateaux de Kabylie, il a eu l’idée de laisser trainer sur le bureau du commandant quelques clichés qu’il avait réalisés avant son départ. Immédiatement, sans aucune autre formalité, il a été nommé photographe officiel du régiment. « C’est exactement ce que je voulais, explique le photographe. Je lui ai mis une trappe devant les pieds et il est tombé dedans la tête la première. »
Avec son Leica dans la poche, Marc Garanger s’est retrouvé à photographier tout ce qu’il voulait dans une liberté absolue : les morts, les prisonniers, les torturés, les déplacés… Sans que ses supérieurs ne saisissent le sens de sa démarche. « La photographie, c’est magique !, s’exclame l’ancien appelé. Chacun y voit ce qu’il a dans la tête et rien d’autre. Le commandant était très content de ce que je faisais. Pour lui, je travaillais pour sa gloire et celle de la France. Il n’a pas compris un seul instant que je déboulonnais jour après jour ce qu’il essayait de bâtir. »
C’est à la fin de la guerre que Marc Garanger réalise son travail le plus remarquable : des portraits de femmes algériennes. « On était en période dite de pacification. Ce qui voulait dire : raser les maisons isolées des fellagas pour les obliger à en reconstruire de nouvelles autour du poste militaire français. Des villages de regroupement où chaque habitant devait avoir une carte d’identité et c’est donc moi qui ai été chargé de faire les photos. » Des photos d’identité qui sont devenues des portraits de femmes au regard digne et fier, résistant, sans arme, à l’humiliation de la colonisation.
Femmes algériennes 1960
“Le cri de la louve“, du photographe Edward Curtis
Le dévoilement forcé
« Je savais que c’était un acte policier épouvantable, souligne Marc Garanger. Mais immédiatement je me suis rappelé les photos de l’Américain Edward Curtis qui avait photographié à la fin du 19e siècle les indiens bousillés par le peuple américain. Je me suis dit que c’était l’histoire qui recommençait. Donc je n’ai pas fait des photos d’identité mais des portraits en majesté cadrés à la ceinture pour rendre à ces femmes toute leur dignité. » Résultat : 2000 portraits en 10 jours (essentiellement féminins puisque la plupart des hommes avaient pris le maquis).
Dans chaque village, Marc Garanger faisait assoir les femmes sur un tabouret contre le mur blanc de leur maison. Pas de paroles. Pas de protestation. Saisies dans leur intimité, les femmes se pliaient aux ordres sans broncher. Au début, elles faisaient tomber sur leurs épaules le morceau de tulle qui voilait leur visage mais gardaient le cheich enroulé autour de la tête, puis elles ont été forcées à tout enlever. « Après avoir vu mes premières photos, le commandant a demandé à ce que les femmes soient complètement dévoilées. Il m'a dit : "quand on se fait photographier, on enlève son chapeau" ! C’était un pas de plus dans l’agression et ça se lit dans le regard de ces femmes. A l’exception des plus jeunes qui étaient sans doute plus apeurées, elles m’ont foudroyé du regard. Mais je savais ce que je faisais. »
Dans la chambre noire qu’il s’était bricolée, Marc Garanger recadrait les portraits pour en faire des photos d’identité classiques avant de les montrer à son supérieur. « Quand il les a eues entre les mains, le commandant a eu ces paroles incroyables : “Venez voir ces femmes comme elles sont laides ; venez voir ces macaques, on dirait des singes” . Le racisme était une chose inimaginable dans l’armée française à cette époque. »
Quelques mois plus tard, le photographe a eu sa revanche. Lors d’une permission, sur les conseils d’un journaliste catholique du magazine Témoignage chrétien, il est passé clandestinement en Suisse et a fait paraitre ses portraits de femmes algériennes dans L’Illustré suisse pour donner à voir la véritable histoire qui se déroulait en terre algérienne.
Les retrouvailles
Depuis, ce travail photographique a été exposé plus de trois cents fois en France et au-delà. Un énorme succès qui a donné au quotidien Le Monde l’idée de passer une nouvelle commande en 2004 à Marc Garanger : retrouver ces femmes pour les re-photographier. « Mais je n’avais aucun nom, explique le photographe. Je ne me souvenais que des lieux ».
Marc Garanger est alors reparti vers ces villages kabyles qu’il connaissait bien, avec ses photos de 1960 sous le bras. « Je rencontrais dans la rue essentiellement des jeunes gens qui n’avaient pas vécu la guerre et pour qui ça ne voulait quasiment rien dire. Mais d’un seul coup, en jetant un coup d’oeil à mes photos, il y en avait qui disait “celle-ci je la connais, elle habite là”. Il y en a même un qui a reconnu sa mère. Il l’a appelée. Elle est sortie de la cuisine et je l’ai photographiée dans l’instant. »
Alors, comment était-elle 40 ans plus tard ? « La même, réplique le photographe. Recouverte du même voile avec les mêmes bijoux et tatouages. Mais dans son regard, il y avait une émotion folle. Toutes les femmes que j’ai retrouvées sont restées dans leur civilisation berbère ! » Aujourd’hui, Marc Garanger espère exposer prochainement sa double série de portraits (1960 - 2004) en Algérie. Ce serait, pour lui, une première.
“Je m'exprime avec les images “
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Femmes algériennes 2004
A voir
Portraits de femmes algériennes de Marc Garanger, exposition au Centre culturel algérien à Paris jusqu’au 5 janvier 2013.