Pourquoi autant de femmes en gilets jaunes ?

Impossible de ne pas les voir. De tous âges, de toutes conditions, elles sont nombreuses ces femmes à avoir enfilé le gilet jaune, donnant de leur voix et de leur temps dans les manifestations ou sur les barrages routiers. Qu'est-ce qui les rassemble ou les divise et pourquoi sont-elles là ? Nous avons posé la question à des observatrices avisées depuis la France, la Belgique et l'Italie. 
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Des manifestantes au sein du cortège des gilets jaunes, le 17 novembre 2018 à Marseille.
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Une femme en gilet jaune lors de la manifestation du 24 novembre à Marseille.
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C'était quelques semaines avant que le jaune fluo ne vienne percer la grisaille hivernale des villes et des ronds-points de France. Un coup de gueule, celui d'une femme. Fin octobre, Jacline Mouraud poste une vidéo sur Facebook. Elle est en colère, et dit avec ses mots son ras-le-bol face à l'augmentation du prix de l'essence, des taxes et des radars, s'adressant directement au président Macron. En quelques jours, ces images deviennent virales et affichent près de 5 millions de vues (plus de 6 millions à ce jour, ndlr).
 
Je crois que si le message passe, c’est peut-être parce que j’ai les cheveux gris et que je suis une femme.
Jacline Mouraud
"Je viens faire une petite vidéo coup de gueule. J’ai deux petits mots à dire à M. Macron et son gouvernement : on en a plein les bottes." Depuis, elle a reçu des milliers de témoignages. " J’ai mis le feu aux poudres mais la mèche était allumée depuis bien longtemps. Je crois que si le message passe, c’est peut-être parce que j’ai les cheveux gris et que je suis une femme", explique-t-elle dans les médias.

Plusieurs semaines ont passé. Comme il fallait sans doute s'y attendre, en marge des soutiens, lorsqu'elle se propose d'aller discuter à Paris avec le Premier ministre, Jacline Mouraud fait face à un déluge de commentaires violents, allant même jusqu'aux menaces de mort, la poussant à supprimer sa page Facebook baptisée "Porte-Voix de la France qui souffre", le 3 décembre 2018.  

Autre visage féminin des gilets jaunes, celui de Priscillia Ludosky, 32 ans, qui vit en banlieue parisienne à Savigny-le-Temple (Seine-et-Marne). Le 29 mai 2018, elle a lancé en ligne la pétition dénonçant la hausse des tarifs du carburant, qui a recueilli aujourd'hui un million de signatures. Mi-novembre, elle publie sur sa page Facebook une foire aux questions expliquant l’origine du mouvement, ses motivations et ses demandes. De nombreux articles la mentionnent dans la presse française, et elle est apparue aussi sur certains plateaux télé. Reçue par François de Rugy, le ministre de la Transition écologique, et déçue par cette entretien, elle avait appelé à manifester le 1er décembre. 
 

Prêtes pour un Noël en jaune

Au delà de ces visages médiatisés, sur le terrain, sur les barrages ou au sein des cortèges de manifestants, en marge des casseurs, et bagarres avec les forces de l'ordre, impossible de ne pas les voir, ces femmes en gilet jaune. Les nombreux témoignages recueillis par les médias, sont ceux de femmes le plus souvent issues de la classe moyenne, avec ou sans emploi, avec enfant ou pas, et parfois à la tête de famille monoparentale. 

Un reportage de nos confrères de France 3 nous emmène à la rencontre d'une dizaine d'entre-elles, unies par les mêmes revendications. Elles se relayent chaque soir sur un rond-point près de Rouen (Seine-Maritime, nord-ouest de Paris). Sabrina Vandeville et Christelle Bouchard sont parmi les plus assidues, elles sont présentes depuis près de trois semaines. Même les interventions de la police ne les découragent pas.
 
J'ai du mal à dormir c'est pour ça que je suis motivée à aller manifester chaque soir après le travail, malgré la fatigue.
Une manifestante gilet jaune
La première est divorcée, elle a un fils ado. Aide-soignante en maison de retraite, elle gagne 1 500 euros par mois et ne s'autorise aucune dépense superflue. La deuxième a trois enfants, elle travaille comme aide à domicile. "J'ai du mal à dormir c'est pour ça que je suis motivée à aller manifester chaque soir après le travail, malgré la fatigue", témoigne-t-elle. Au petit matin, une autre vient prendre la relève. Sonia Lemaître, assistante maternelle, est debout depuis le milieu de la nuit, mais, chargée de l'intendance du barrage, elle sera présente jusqu'en début d'après-midi. Aucune de ces femmes n'avait manifesté jusqu'ici, mais toutes se disent déterminées, prêtes à passer Noël en jaune.
 
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Une visibilité des femmes inédite

"C'est assez inédit de voir les femmes aussi présentes sur des lieux, types barrages routiers et blocages, qui jusqu'à présent, dans d'autres mouvements sociaux étaient des types d'actions masculins. D'ailleurs, elles y apportent leur propre touche et leur propre style, on en a vu certaines danser et faire danser dans les ronds-points, le madison ou la country, je ne crois pas avoir vu cela auparavant !", nous explique Magali Della Sudda, chargée de recherches au CNRS et à Sciences-Po Bordeaux. Avec plusieurs dizaines de consoeurs et confrères chercheurs, 70 environ au total à travers la France, elle coordonne une enquête sur cette visibilité forte des femmes au sein des gilets jaunes.

"Nous avons diffusé des questionnaires au sein des manifestant.es, parfois de manière isolée ou bien comme avec le laboratoire de l'Université de Montpellier, avec des étudiant.es en master ou en doctorat. Selon nos premiers résultats, il n'y a pas plus de femmes que d'hommes, les hommes semblent même être un peu plus nombreux, mais c'est presque moitié-moitié. La différence, c'est qu'on voit plus les femmes cette fois-ci. Il y a sans doute un effet réseaux sociaux, qui n'existait pas lors des précédents mouvements de contestation, cela nous rend plus attentif à leur présence. Et puis il y a eu des visages féminins qui se sont démarqués aussi au tout début du mouvement, comme Jacline Mouraud ou encore Priscillia Ludosky", ajoute la chercheure, spécialiste en question de genre. 

Même si le mouvement est très disparate, les femmes ont pour la plupart les mêmes revendications, il s'agit pour elle d'arriver à boucler leurs fins de mois, à nourrir leur famille
Magali Della Sudda, CNRS

Selon elle, "Même si le mouvement est très disparate, les femmes qui s'expriment sur les réseaux sociaux ont pour la plupart les mêmes revendications, il s'agit pour elle d'arriver à boucler leurs fins de mois, à nourrir leur famille, d'ailleurs, cela demande encore à être totalement vérifié, mais il semblerait que les mères mono-parentales soient très nombreuses voire majoritaires parmi ces femmes gilets jaunes." 
 

Autre image vue sur les barrages, des femmes venant ravitailler les troupes, notamment l'une d'elle, qui vient nourrir les manifestants d'un couscous : "ça nous dit plusieurs choses. Une fois de plus la femme se retrouve dans son rôle classique de nourricière, mais en plus le couscous, cela a une valeur symbolique, de solidarité et ça montre aussi l'extrême diversité de ce mouvement. Avec des personnes de sensibilité très différentes", poursuit l'universitaire. 


"L'attente maintenant, c'est de voir si les femmes vont suivre ou non encore le mouvement. Justement par rapport aux débordements et aux actes de violence, là aussi, elles sont visiblement un peu plus nombreuses à se déclarer contre ces violences ne se reconnaissant pas dans ces actes.", nous dit encore la chercheure du CNRS. "Et aussi peut-être qu'il pourrait y avoir une jonction entre les gilets jaunes et les militants écologistes, en tout cas, nous avons pu beaucoup de militantes écolo plaider en ce sens, à l'occasion de la marche pour le climat du 8 décembre". "Il y a aussi des militantes féministes, qui avaient défilé pour la marche contre les violences le 24 novembre, et qui sont aussi des gilets jaunes. On a pu entendre l'hymne des femmes chanté dans un cortège parisien samedi dernier !", conclut Magali Della Sudda. 

En jaune et/ou en violet

Le 24 novembre, certain.e.s avaient craint que la manifestation des gilets jaunes prévue à Paris ne vienne perturber la grande marche violette organisée par le collectif NousToutes contre les violences faites aux femmes. Cela n'est pas arrivé. Un confrère journaliste nous a même raconté avoir assisté à une rencontre amicale entre militantes féministes et femmes en gilet jaune en fin de journée place de la République, la cause de certaines trouvant écho dans celle des autres.
 Un bémol cependant, (pour ne pas dire scandale, sic), si la marche des femmes a mobilisé bien plus de monde que les gilets jaunes ce jour-là, elle n'a pas fait "l'ouverture" des jt sur les chaînes nationales ou d'info en continu. Le mouvement contestataire en a occupé la plus grande partie. Voilà qui est d'autant plus navrant, à l'aune des nombreuses scènes d'agression de femmes sur certains barrages ou lors de rassemblements de gilets jaunes.
Des vidéos font le tour des réseaux sociaux, on y voit une jeune femme contrainte de quitter son voile, une autre, afrodescendante, subir des insultes racistes et molestée. Le quotidien Le Parisien et le site actu.fr rapportent qu'une manifestante des gilets jaunes de 23 ans a été victime d'un viol en marge du rassemblement parisien du 1er décembre. L'agresseur présumé a été mis en examen.
 

Une mobilisation légitime ? Regards d'Italie et de Belgique

Pour la journaliste italienne Eva Morletto, co-fondatrice du site Davincipost.info, qui suit de près pour les médias italiens le mouvement des gilets jaunes, cette mobilisation des femmes peut rappeller celle des Italiennes au tout début du mouvement 5 étoiles, les revendications étaient les mêmes, en revanche, "Ce qui est 'drôle' c'est qu'elles, elles manifestaient surtout pour défendre l'écologie, ce qui n'est pas vraiment le cas en France, où elles se battent pour faire baisser le prix du carburant".

"Le problème c'est que le mouvement citoyen qu'était à l'origine le mouvement 5 étoiles était tellement dispersé qu'il est ensuite devenu politique et récupéré par les mouvements extrêmistes, ce qui risque aussi d'arriver en France, et cela peut ouvrir les portes vers le pouvoir comme c'est le cas aujourd'hui en Italie", ajoute la journaliste. Pourtant, au cours de ses reportages chez les gilets jaunes, beaucoup se revendiquent d'aucun parti, "En tout cas moi, c'est ce que j'ai pu constaté. Je pense notamment à cette Parisienne, retraitée, de 75 ans, m'expliquant qu'elle manifestait en gilet jaune, sans étiquette politique, mais pour toutes ces femmes qui n'arrivent pas à boucler les fins de mois, dont elle-même en raison de sa minuscule retraite, pour toute cette classe populaire qui se fait écraser, et par peur de l'avenir pour ses petits-enfants."
 

Depuis la Belgique, la forte mobilisation de femmes au sein de gilets jaunes ne surprend pas la militante féministe Hafida Bachir Mrabet de "Vie Féminine". "En Belgique plusieurs femmes qui ont pris la parole dans les médias parlent de leurs difficultés à joindre les deux bouts, parlent de leurs enfants, de ne pas pouvoir payer les factures... discours dans lequel je me retrouve en tant que membre d'un mouvement travaillant avec les femmes des milieux populaires, dont des femmes seules avec enfants. On le sait, et les statistiques le confirment, ce sont les familles monoparentales (dont plus de 80 % ont des femmes à leur tête) qui sont dans les catégories des plus pauvres. A un moment donné elles n'en peuvent plus et ça ne m'étonne pas qu'elles finissent par rejoindre des mouvements comme les gilets jaunes. La question de l'autonomie économique est incontournable dans le combat féministe", nous confie-t-elle.

Si ces raccourcis ne sont pas acceptables, ils illustrent néanmoins à quel point l’aggravation des inégalités, la mise au ban de la société et l’absence de ressources contribuent à détricoter de manière féroce les solidarités entre les femmes.
Hafida Bachir Mrabet, Vie Féminine
Que dire alors des débordements racistes, dont plusieurs femmes ont été victimes ? Pour la secrétaire politique de l'association Vie féminine, ces actes sont évidemment à dénoncer, "En même temps, la situation inédite que nous connaissons met à mal les solidarités. Nous remarquons parmi les femmes et tout particulièrement celles vivant des réalités extrêmement compliquées, une croyance, forte et ancrée, que c'est "l'autre", l'étranger qui est à la source de leurs difficultés. Si ces raccourcis ne sont pas acceptables, ils illustrent néanmoins à quel point l’aggravation des inégalités, la mise au ban de la société et l’absence de ressources contribuent à détricoter de manière féroce les solidarités entre les femmes."
Sous le gilet jaune, cherchez la féministe ? Sur les réseaux sociaux, un appel au rassemblement a été lancé pour le samedi 8 décembre à l'occasion de la marche pour le climat organisée à Paris, alors qu'une nouvelle mobilisation des gilets jaunes est annoncée. A l'origine, une militante féministe, indépendante et non rattachée à un mouvement féministe officiel. Emma Lan nous confie avoir décidé de cet appel en raison de sa sensibilité de gauche, tout en étant affiliée à aucun parti. Cette auto-entrepreneure est actuellement en période de reconversion professionnelle. A 48ans, cette Parisienne a repris des études de psychologie à Bruxelles. 
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(c)captureecran/FB
"Nous, féministes, appelons toutes les personnes féministes à rejoindre le mouvement des gilets jaunes féministes, anti-racistes, anti-capitalistes et anti-fascistes pour la Justice Sociale et la marche pour le climat le 8 décembre à Paris. Parce que 4,7 millions de femmes vivent sous le seuil de pauvreté. Parce qu'on demande le maintien et le développement des services publics dans tous les secteurs. Parce qu'on demande la titularisation de tou.te.s les personnes précaires. Parce qu'on demande la transformation des contrats à temps partiel en temps complet. Parce qu'on demande la suppression des écarts salariaux entre les femmes et les hommes", lit-on dans le communiqué

Emma Lan se dit un peu décue du peu d'écho à son appel pour l'instant. Le mouvement Attack qui lutte contre l'évasion fiscale a dit vouloir s'associer à cet appel. "J'ai juste envie de réclamer plus de justice sociale. Ce sont les femmes qui se retrouvent toujours dans les situations les plus précaires. Et pour moi, c'est logique de manifester contre la politique actuelle du gouvernement ", ajoute-t-elle. Comme signe de ralliement, elle a choisi le gilet violet, muni d'un brassard jaune.
En colère et en gilet jaune, impossible donc de ne pas les voir. Même si cela peut encore en surprendre certains. Et comme souvent, les rappels historiques s'avèrent nécessaires. Merci donc à ce twittos, historien, de souligner que de tous temps, les femmes ont été sur les barricades, et même parfois les premières.