Fil d'Ariane
« Avant d’arriver en prison, je n’aurais jamais imaginé que ces murs solides, froids et forts puissent vaciller sous le coup des pinceaux des femmes, se souvient Zehra Doğan. Chacun d’entre eux était un moyen de se rendre libre. »
Et c’est un peu cela que nous raconte la journaliste et artiste kurde dans Prison n°5 (Éditions Delcourt), un récit où s’entrecroisent le quotidien de son incarcération dans les prisons de Diyarbakır et de Tarsus, et une partie de l'histoire des quartiers de prisonnier·ères politiques, où elle a effectué sa détention. Des quartiers au sein desquels les règles ne sont pas vraiment les mêmes que pour les prisonnier·ères de droit commun, et où la solidarité et la collectivité occupent une place particulière.
Pour la jeune journaliste, condamnée à 2 ans et 9 mois de prison pour « propagande en faveur d’une entreprise terroriste », il s’agit autant de raconter la prison d’aujourd’hui que de comprendre celle d’hier. Car cette histoire carcérale n’est pas seulement celle des mauvais traitements et de la torture subis par des dizaines de milliers de prisonnier·ères politiques - principalement kurdes - c’est aussi celle d’une résistance qui a laissé des traces, à l’intérieur comme au-dehors, et dans laquelle on devine la lutte pour l’émancipation du peuple kurde.
Cette bande dessinée, publiée le mercredi 17 mars 2021, a été secrètement réalisée en prison, malgré les interdictions de matériel et la destruction systématique de ses dessins lorsqu'ils étaient trouvés. Pour ses oeuvres, Zehra utilisait ce qu’elle avait, des grains de café à son sang menstruel. Pour les supports, elle dessinait partout : « Sur des serviettes, des draps, ou même sur les habits que ma mère m’apportait et que nous avons pu faire sortir en “linge sale”.» Feuille après feuille, Zehra a réussi à faire échapper ses planches dans l’intention d’en faire quelque chose. Prison n°5 , c’est un peu de sa résistance.
Au total, Zehra a connu deux incarcérations et passé presque 3 ans en prison, pour avoir réalisé et publié un dessin numérique de Nusaybin, une ville quasi détruite par les forces armées turques lors de la reprise des combats dans les villes du Kurdistan turc entre 2015 et 2016, et relayé sur les réseaux sociaux le témoignage d’un enfant de 10 ans, témoin des exactions de l’armée.
Terriennes : Pouvez-vous nous parler de ce projet réalisé secrètement durant votre incarcération, et de l’évasion de vos planches qui sont aujourd’hui publiées en français, deux ans après votre libération ?
Zehra Doğan : Même libre, j’ai toujours été très curieuse de la vie en prison. Les lectures ou les films que j’ai pu regarder ne m’ont jamais totalement permis de me figurer ce que ça pouvait être. Je n’arrivais pas à l’imaginer. Je suis quelqu’un de l’art visuel et je crois que parfois, une image ou un dessin peuvent être plus forts et nous permettre de mieux comprendre les choses, comme la vie à l’intérieur d’une prison. Mon incarcération a été l’occasion d’expliquer cette existence du dedans. J’ai alors demandé à mon amie Naz Öke, avec qui je correspondais régulièrement par lettres, de toujours m’écrire sur le même papier et de laisser le verso vide pour que je puisse y dessiner mes planches. C’est comme ça que j’ai commencé à raconter ce qu’il se passait, la vie que nous menions, mes camarades et moi. Je n’avais pas prévu la forme que ça prendrait. Je suis naturellement passée de la situation actuelle à celles des années 1980 et 1990 (1) dans les prisons comme Diyarbakır, pour finalement revenir à nos jours. Mais bien sûr, tout ça s’est fait secrètement. Alors, pour ne pas que tout soit détruit, j’ai dû faire évader ces pages une à une, grâce à l’aide de mes ami·es.
Malgré les empêchements et les interdictions, vous avez beaucoup produit lors de vos emprisonnements. Qu’est-ce que cela représentait pour vous, et vos amies détenues ? Et quelles étaient les entraves ?
D’une certaine manière, créer était ce qui nous permettait de fuir les blocs de béton qui nous retenaient prisonnières. Je dis « nous » parce que j’ai beaucoup créé avec mes camarades, et on peut dire que la plupart de nos œuvres sont collectives. C’était une sorte de réponse à notre emprisonnement, notre moyen de réagir, de se rendre libre. Lors des fouilles, les livres qui parlent de la réalité, de la vie telle qu’elle est, ou les livres « de l’opposition » étaient les principales cibles des gardien·ne·s. Bien sûr, le matériel de dessin était aussi concerné. Certaines de ces descentes étaient organisées sans même qu’un ordre leur ait été donné. C’était juste pour le plaisir, nous décourager, nous laisser sans moyen de résistance… Mais plus globalement, il existe tout un tas de restrictions sur les visites, les communications, ou les correspondances. L’objectif de toutes ces pratiques illégales, c’est que nous nous sentions isolées. Et lorsque les gardien·ne·s constatent que cela ne nous détruit pas, que nous gardons la foi, ils et elles détruisent nos productions.
Dans votre récit, vous parlez d’ailleurs très peu de vos liens avec les gardien·ne·s...
Ce que je peux dire, c’est que la plupart étaient plus royalistes que le roi. Je me souviens surtout des gardiennes et des regards de dégoût qu’elles nous lançaient. Nous étions discriminées et mal considérées. Je ne peux pas affirmer que les surveillant·e·s soient moins présent·e·s dans les quartiers politiques que dans les quartiers de droit commun, mais je constate qu’il existe un traitement différencié. Avec les prisonnières de droit commun, l’encadrement tient davantage de la discipline. De notre côté, nous étions confrontées à des comportements racistes et fascistes. En fait, le personnel de la prison se comporte avec nous comme des militaires ou des policiers.
Parler de l'histoire carcérale de la Turquie, c’est aussi parler de résistance. Une résistance étroitement liée à la lutte pour l’émancipation du peuple kurde… Pourquoi avoir choisi d’inclure ces moments charnières dans votre propre récit ?
Comprendre la prison de Diyarbakır, et raconter son présent, c’est forcément parler du passé et de la résistance née dans les années 1980. C’est une prison très symbolique pour le peuple kurde, puisque c’est aussi l’un des endroits où les pires actes de tortures et mauvais traitements ont été infligés. Sans parler des tentatives d’assimilation : il était interdit de parler kurde, on forçait les détenu·es à participer à des marches militaires, à chanter l’hymne turc ou des chansons fascistes. Même dormir était interdit, sauf si vous étiez autorisés à le faire. Ce sont toutes ces choses qui ont conduit à de multiples formes de résistances. Pour moi, il était nécessaire de revenir sur ces événements et de rendre hommage à celles et ceux qui ont mené ces luttes. Car même si nous étions sans cesse sous pression, nous avons pu nous exprimer. Nous avons réussi à envoyer des lettres ou à créer, d’une manière ou d’une autre. Tout ça, c’est quelque chose de précieux qui a été rendu possible par cette résistance. En parler, le dessiner, c’est comme rembourser une dette. Car chaque petit changement est intervenu à force de sacrifices et je crois qu’il s’agit d’un héritage que nous devons connaître et nous approprier pour ne pas oublier.
Dans votre récit, vous racontez l’organisation de la vie commune en prison. Un mode de vie basé sur la solidarité et l’auto-organisation. Pouvez-vous nous parler de cet héritage, institué, dîtes-vous, par le prisonnier kurde Ferhat Kurtay, et nous dire comment vous viviez ces moments ?
Pas seulement de Ferhat Kurtay, mais de beaucoup d’autres comme lui, oui. Ici, je tiens à dire que je n’ai pas voulu héroïser qui que ce soit. Peut-être que certain·ne·s penseront que je glorifie la lutte jusqu’à la mort en retraçant tous ces événements, mais ce n’est pas le cas. Ce que j’ai tenté de faire, c’est raconter, expliquer, que des personnes ont ressenti la nécessité de donner leur vie dans le cadre de ces protestations, dans le cadre de la réalité qui était la leur. J’ai voulu en parler parce que ça a existé. Mais il ne s’agit pas de célébrer le chagrin, ni de fabriquer des symboles, des héros ou des mythes pour se définir une trajectoire. Il s’agit de documenter.
Dans notre quartier, nous vivions donc effectivement de manière collective. Nous avions la possibilité de nous organiser, et c’est sans doute grâce à cela que les prisonnières tiennent debout, à n’importe quel prix. Nous essayons de nous recréer une vie, d’être des individus à part entière. Et nous faisions tout ensemble : manger, dormir, lire, pleurer, rire, s’amuser… Ça nous donne de la force et ça nous permet de nous sentir bien. La participation active à cette vie communale, c’est aussi un moyen de lutter contre la politique d’isolement et de détachement de la vie que nous propose le système carcéral.
Pouvez-vous nous parler plus spécifiquement de la lutte des femmes prisonnières, notamment celles de la prison de Tarsus, à qui vous rendez hommage dans votre BD ?
Il y a quelques années, la prison de Tarsus a été désignée comme prison pilote pour instaurer de nouveaux modes d’incarcération avec, par exemple, le port de l’uniforme obligatoire. Des formes de tortures et de mauvais traitements y ont aussi fait leur apparition. Les gardiennes pratiquent des fouilles à nu, on impose aux prisonnières des salutations militaires, et des caméras ont été installées dans les blocs de détenues. Les femmes ont très vite résisté à toutes ces violences : grève de la faim, manifestation seins nus, destruction des appareils de vidéosurveillance…
Malgré les punitions et l’augmentation de la répression, elles ont persévéré. Dans un pays comme la Turquie, où la population semble endormie, ce genre de résistance est très important. Les gens dehors, qui ne sont finalement que partiellement libres, doivent les soutenir en organisant des manifestations. Si les détenues de la prison de Tarsus ont obtenu quelques changements, elles luttent toujours contre les nouvelles punitions disciplinaires et l'augmentation des incarcérations à l’isolement. Je ne peux pas citer les noms de toutes ces femmes, mais chacune d’entre elles est une histoire de cette résistance. Elles sont la création de leur propre pouvoir et de leur autonomie.
Dans une interview au webzine Kedistan, vous dites : « Je me tiens à l’écart de l’activisme politique, mais je suis une personne politisée ». Pourquoi cette clarification est-elle importante pour vous ?
Ce que je veux dire, c’est que les artistes qui parlent d’une guerre et s’engagent depuis leur zone de confort, notamment celles et ceux qui ont grandi et vivent en Europe ou aux États-Unis, sont des personnes politiques parce qu’elles ont véritablement choisi d’attirer l’attention sur ce qu’il se passe à un endroit particulier.
Ce n’est pas mon cas. Je n’ai pas choisi de parler de cette guerre, et il n’est pas confortable pour moi de le faire. Les œuvres que je produis sont politiques car elles sont un témoignage, une réponse à la violence que j’ai subie sur les terres d’où je viens, à l’endroit où je vis. Mes œuvres sont politiques parce que les choses que j’ai vues m’ont transformée. J’ai dû résister aux violences qui sont venues à moi d’une manière ou d’une autre. Je ne produis pas dans l’intention de faire des œuvres politiques, pour attirer l’attention ou pour faire prendre conscience de quelque chose. Je le fais en tant que personne qui a vécu toutes ces choses, en tant que victime de cette guerre. Je n’ai rien choisi. De fait, mes œuvres sont politiques. Mais sans ça, elles ne le seraient peut-être pas.
Vous voyagez beaucoup et vous avez participé à de nombreuses expositions, notamment en Europe. En fait, vous vous partagez entre l’art et le journalisme. Pour vous, ces deux activités sont-elles liées ?
Je voyage beaucoup, et je n’habite nulle part de manière permanente, car je dois beaucoup travailler. J’expose dans pas mal de pays, ce qui me prend du temps, mais je n’ai pas abandonné le journalisme pour autant. J’écris d’ailleurs de temps à autre pour Jin News. En fait, je crois que dans ma manière de considérer les choses, j’inclus le journalisme dans mon art.
J’essaie de faire fusionner ces deux activités de manière harmonieuse parce que les choses deviennent plus profondes, politiques. Mais informer, documenter ou témoigner, c’est sans doute quelque chose de plus fort, de plus puissant. Parce que dans le journalisme, il ne s’agit pas de faire l’éloge de quoi que ce soit ou de qui que ce soit. Il s’agit d’exposer une réalité, une vérité toute nue. Et à travers mes œuvres, à travers les témoignages que j’ai pu faire, ou même à travers mes reportages, c’est ce que j’essaie de faire.
J’ai trouvé ma propre manière de m’exprimer, et j’essaie de rester moi-même. Bien sûr, je crois toujours à l’art, que c’est un espace très fort - comme le journalisme. Mais après ma libération, j’ai vu à quel point l’espace artistique est « sale »… On a essayé de faire de moi un symbole, une héroïne. Tout ça pour des raisons marketing. Lorsque je l’ai compris, je me suis dit que je me retrouvais davantage dans les valeurs éthiques du journalisme. Cela dit, je crois vraiment que lorsqu’on fusionne ces deux choses, les productions deviennent beaucoup plus puissantes, politiques.
Comment regardez-vous actuellement la situation au Kurdistan turc, notamment compte tenu du fait que de nombreux·ses des élu·es ont été destitué·es, ou sont en prison, tout comme de nombreux·ses journalistes, avocat·es, défenseur·es des droits ?
La situation va de mal en pis et la Turquie s’est engagée dans un tunnel dont on ne voit pas le bout. La peur qui règne actuellement n’est pas nouvelle. On peut même parler d’un héritage laissé par la construction de la république, au début du XXème siècle. Mais Recep Tayyip Erdoğan ne cesse de la cultiver. La peur se développe, grandit. Et les gens ne réagissent pas - en tout cas, pas tant qu’ils ne sont pas personnellement concernés. Ce qui laisse plus de place aux idées fascistes, qui se répandent au sein de la population.
Les luttes du peuple kurde et des opposant·es politiques se poursuivent quand même, et se renouvellent. Même si elles n’ont pas la même force que par le passé - notamment du fait de l’incarcération de dizaines de milliers de personnalités politiques, de journalistes, etc… - ces luttes ont de la valeur. Et même si le combat est difficile, que nous ne sommes pas en position de force, la résistance existe toujours. Il faut maintenant tendre l’oreille à cette voix, l’écouter. Parce que ça a du sens. Je ne donne pas de valeur aux voix qui sont les plus hautes, les plus puissantes, mais à celles qui ont le plus de sens.