Fil d'Ariane
Baudelaire, Rimbaud, Prévert, Carême… L’histoire de la poésie n’a retenu que les noms d’illustres poètes. Tous des hommes. Or si les femmes sont les muses et les inspiratrices de nombreux poèmes, elles en sont aussi des productrices de talent, même si leurs oeuvres restent encore peu connues et reconnues. Pour réparer ce tort, la poétesse franco-libanaise, qui compte parmi les plus grandes voix de la littérature francophone, Vénus Khoury-Ghata, a créé un prix de la poésie au féminin. Pour célébrer celles qui, aujourd’hui, font battre le coeur de la création poétique.
Les femmes poètes occupent une place majeure dans la création contemporaine française et étrangère. Mais leurs oeuvres sont encore mal visibilisées dans les milieux éditoriaux, scolaires et médiatiques.
Depuis des années, Vénus Khoury-Ghata le soutient : "Les femmes poètes sont aussi nombreuses que les hommes". Or, pour elles, difficile de se faire entendre dans un champ littéraire encore considéré comme l’apanage masculin. La preuve en est "qu’ils se remettent des prix poétiques entre eux", déplore la femme de lettres, membre d’une dizaine de jurys littéraires. "Je suis la seule femme parmi dix hommes dans le prix Marc Jacobs. Nous n’étions que deux sur trente pour le prix Mallarmé. Les femmes sont lésées."
Alors à charge de revanche, et pour mettre les femmes poètes en lumière, Vénus Khoury-Ghata a créé en 2014 le prix de la poésie au féminin. Pour sa 6ème édition, la remise des prix avait lieu le 27 octobre, à la Maison de la Poésie, à Paris. Le premier prix a été décerné à la poète Sophie Loizeau pour son recueil Les loups (éd. Corti). Parmi les lauréates, Hélène Fresnel, prix de la Découverte et Brigitte Giraud, prix de la poésie illustrée. Enfin, le prix de la poésie étrangère est allé à la poétesse iranienne Jila Mossaed.
La jeune poétesse Hélène Fresnel a reçu le prix de la Découverte 2020 du prix Vénus Khoury-Ghata pour son premier recueil Une terre où trembler (éd. de Corlevour, 2020).
"Beaucoup de poètes ont chanté la femme aimée ou lui ont dédicacé une part de leur oeuvre", souligne Christine Planté, professeure émérite en littérature française à l’Université Lumière-Lyon 2. Pour autant, "on n’est pas prêt à reconnaître aisément des oeuvres produites par des femmes. Lorsqu’elles sortent du rôle de muses ou d’inspiratrices pour devenir sujet de langage".
Beaucoup ont osé, à toutes les époques : Marie de France au Moyen-Âge ; Christine de Pisan au XIIème siècle, la première femme de lettres à vivre de sa plume ; Louise Labé, présentée comme l’une des principales féministes de la Renaissance ; Marceline Desbordes-Valmore, qui fait entendre une voix singulière dans le romantisme français ; ou encore Anna de Noailles, dont le premier recueil, Le Cœur innombrable, date de 1901, et qui a reçu en 1920 le Grand Prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Rares sont celles à avoir bénéficié d’une reconnaissance durable, contrairement aux hommes.
Dans l’encyclopédie universelle Wikipédia, on recense plus de 180 pages consacrées à des poétesses du XVIème siècle. Une petite visibilité parmi 500 fiches d’hommes poètes.
Extrait de Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie de Louise Labé dans Sonnets, 1555 :
De nos jours, les écrivaines bénéficient d’une place de choix dans le genre romanesque, mais dans le domaine poétique, elles font face à un persistant mécanisme d’éviction. Il est en partie lié à l’importance symbolique de la poésie dans l’édifice des genres littéraires. "Même si la poésie représente peu de valeur marchande, elle est considérée comme la création littéraire sous sa forme la plus haute et la plus exigeante. Or plus une activité est valorisée, plus il est difficile pour les femmes d’y accéder. C’est le fameux plafond de verre", explique Christine Planté.
La puissance symboliquement attribuée au poète exclut pendant longtemps que des femmes puissent occuper cette position. "Dans la période romantique, il est présenté comme un créateur. Celui qui crée selon l’ordre du langage sur un modèle presque divin. Au XIXème siècle, le poète apparaît comme guide des foules. Sa parole influe sur le temps présent, il transmet des idées dans des moments difficiles.", constate l’auteure de La petite soeur de Balzac - essai sur la femme auteur (rééd. PUL, 2015).
"Les hommes poètes ne parlent que de leur 'je', de leur 'moi'. Ils ont l’impression qu’il est universel et partagé par le collectif. Non, il ne l’est pas. Ce 'moi' est tellement grand qu’il recouvre le monde et doit englober les femmes. C’est comme un énorme ventre qui avale tout," insiste la poète française Camille Loivier dans l’émission Etre femme et poète aujourd’hui, diffusée sur France Culture (juin 2016). L’absorption du féminin par le masculin se fait jusque dans la langue française. "Ils et elles ensemble, c’est au masculin. C’est une règle grammaticale révoltante", insiste Sophie Loizeau dont le recueil La Femme lit (éd. Flammarion, 2009) est un manifeste pour féminiser la langue. "Tout ce qui est neutre, je l’ai mis en 'elle' : elle pleut, elle fait jour, etc. Mettre tout en 'elle', c’était aussi arbitraire. Alors j’ai créé un vrai neutre : 'al'. Exemple : al fut un temps."
La poétesse Sophie Loizeau a publié une dizaine de recueils dans différentes maisons d’édition. Son nouveau recueil Féerie (éd. Champ Vallon, 2020) "est un livre érotique fantastique qui renoue avec la sexualité".
Ses audaces et inventions littéraires ont plusieurs fois été primées. Mais la poétesse a aussi essuyé de vives critiques. Notamment pour avoir proposé dans ses vers - bien avant le débat sur l’écriture inclusive - la coexistence du féminin et du masculin à travers le / : é/es. "C’était vraiment pour moi l’égalité", soutient la lauréate 2014 du prix François Coppée, un prix de l'Académie française biennal de poésie. "Un homme de lettres m’a accusée d’avoir sodomisé la langue française. On ne touche pas à sa structure. J’avais peut-être touché un tabou. Mais j’adore défricher, aller de l’avant, faire des expériences. La poésie c’est un laboratoire du vivant." Lorsqu’elles sont capables de travailler le langage, "les femmes sont véritablement en concurrence avec les hommes. Elles rentrent dans l’atelier avec eux. Et cela les gênent de voir d’autres capables de faire mieux, estime Camille Loivier. C’est pour cette raison qu’ils ferment la porte."
Féerie est un aleph une pièce de nuit contenant à elle seule
tous les mots toutes les visions
par transparence Thot assiste à son érection jusqu’à
crever l’eau.
Extrait de Féerie, Sophie Loizeau, 2020
Il persiste "une idée très précise et très fausse de ce qu’est une femme poète et de ce qu’est la poésie féminine. Sentimentale, légère, parlant d’amour, de papillons, de fleurs, d’enfants avec beaucoup de bons sentiments, explique Christine Planté. Peu importe si beaucoup de femmes ont écrit des oeuvres très différentes, très inventives d’un point de vue formel, sur des grandes questions y compris politiques et sociales." Car si elles s’approprient la forme, les voix féminines nourrissent aussi le fond. A Camille Loivier, les femmes poètes ont appris "leur vision des événements". Pour l’auteure de Enclose (éd. Tarabuste, 2011) "du fait qu’elles sont quand même extérieures à la société des hommes - on leur met une petite place dans un coin - leur regard est plus juste sur les choses."
Le mot poétesse, apparu au XVIe siècle, s’est chargé au fil du temps de connotations péjoratives. Délaissée au XVIIe pour la forme masculine, cette dérivation de poète réapparaît notamment au XIXe siècle, dans le contexte d’une multiplication des oeuvres écrites par des femmes, afin de les différencier des productions poétiques sérieuses. Nombre de créatrices ont alors rejeté ce terme devenu marginalisant. (source : Fabula)
Leurs voix donnent aussi à entendre leurs désirs, leur rapport au corps. "Les pionnières ont commencé à entrer en poésie par l’érotisme. Dans la poésie féminine haïtienne, par exemple, il affirme une identité. C’est le moyen par lequel les femmes transgressent les interdits, les tabous et les diktats masculins", affirme Bruno Doucey, éditeur d’un grand nombre de femmes poètes. Parmi elles, l’Américaine méconnue en France, Hettie Jones, figure de la Beat Generation dans les années 1950-1960. Ses écrits sont consacrés aux voitures, à la musique, la liberté, les règles, la ménopause, ou encore la charge familiale lorsque l’homme est parti du foyer.
Les artistes masculins de ce mouvement tels que Jack Kerouac et Allen Ginsberg sont aujourd’hui des écrivains consacrés. "Mais les femmes qui avaient autant de créativité ont attendu plus de quarante ans avant d’être reconnues." Longtemps étouffée, réprimée, leur oeuvre foisonnante s’exprime désormais haut et fort. De ce fait, les femmes insufflent un renouveau au genre poétique. Pour Sophie Loizeau, la poésie contemporaine en France, ce sont elles : "Les hommes le disent aussi, les femmes sont probablement l’écriture la plus neuve en train d’advenir depuis déjà la fin des années 1990-2000. Même avant Marie-Claire Bancquart, Esther Tellermann, Martine Broda, Anne-Marie Albiach, mes aînées, dont je me réclame et qui sont des références pour moi et ma génération."
J'écris pourtant à la douce intelligence des objets
À la contagion de notre travail
De notre bonheur
Sur les atomes
Entrepôt de mémoire à la loterie des planètes
Extrait de Art poétique de Marie-Claire Bancquart, dans Partition, 1981
Loin l’idée d’affirmer qu’il existe une poésie de femmes. "Une poésie n’a pas besoin d’avoir un sexe", affirme Vénus Khoury-Ghata. L’important, c’est ce que le ou la poète dit, transmet. D’autant que comme le rappelle la jeune poétesse Hélène Fresnel, le vrai combat est d’abord "celui d’être visible, accessible et lu".
De nos jours, c’est la situation de la poésie toute entière qui est fragile. "Pourquoi de la poésie alors qu’aujourd’hui il y a le rap ou le slam ?", "C’est couillu !, m’a-t-on aussi répondu après avoir appris que j’étais poète", sourit Hélène Fresnel qui, financièrement, ne vit pas de son art. "Les ventes en poésie sont dérisoires à côté de celles du roman. Et il n’est pas rare de rencontrer des personnes qui, bien que plutôt cultivées par ailleurs, seraient bien en peine de nommer ne fût-ce qu’un seul poète vivant", constate Gabriel Grossi, auteur d’une thèse sur le poète Jean-Michel Maulpoix, sous la direction de la poétesse Béatrice Bonhomme. "Est-ce à dire que la poésie contemporaine serait trop élitiste ?", se demande-t-il sur son blog Littérature Portes Ouvertes. La poésie "n’a jamais été un art extrêmement populaire, mais dès que je vais à des rencontres, des lectures publiques, ou aux manifestations du Printemps des Poètes, il y a un public."
On a beau agrafer des paysages
Tenter la traversée des pages
De branche en branche comme un voilier
Les questions continuent
Extrait de Une terre où trembler, Hélène Fresnel, éd. de Corlevour, 2020.
Internet a aussi permis de renouer avec la poésie contemporaine. Faire connaître ces nouvelles plumes, c’est la raison pour laquelle Gabriel Grossi a créé son blog. De même, Hélène Fresnel publie ses poèmes sur son site "pour toucher le plus grand nombre". La trentenaire compte aussi sur les réseaux sociaux qui, ces dernières années, ont vu émerger des "poètes 2.0". L’écrivaine canadienne née en Inde, Rupi Kaur, 28 ans, est la plus célèbre. Ses écrits postés sur Instagram sont lus par 4 millions d’abonnés. Inscrit parmi la liste des best-sellers du New York Times, son premier recueil Lait et miel (éd. Charleston, 2017) s’est écoulé à plus d’un 1,4 million d’exemplaires.
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Cette ouverture nouvelle, grâce à Internet, ne signifie pas qu'il faille "renoncer à faire connaître les formes de diffusion de la poésie plus traditionnels, qui passent par le support écrit", soutient Christine Planté. En octobre 2020, on a applaudi le fait que le prix Nobel de littérature était attribué à une femme, la poétesse américaine Louise Glück. Une fois dit cela, quid de son oeuvre ? Difficile à dire puisque ses écrits sont absents des maisons d’édition francophones, et traduits en français dans de rares revues comme Poésie et Europe. De manière générale, les femmes poètes sont les grandes absentes de l’édition, que ce soit aux postes de décisions ou de la publication.
La collection Poésie/Gallimard, créée en 1966, recense, sur plus de 500 recueils publiés, seulement quatre signés de femmes. Le quatrième est paru à l’occasion de son 50e anniversaire : Les mots étaient des loups de Vénus Khoury-Ghata. Tous les noms cités plus haut prouve que les femmes occupent le champ de la poésie. Seulement, elles continuent d’être ignorées.
En voyageant, on se rend compte que les voix de femmes sont majeures.
Bruno Doucey, éditeur
"Dans l’anthologie de la poésie africaine, maintes fois rééditée, du poète sénégalais Léopold Sédar Senghor, il n’y a pas non plus de femmes. Pourtant, elles sont là, en Afrique comme sur tous les continents", affirme Bruno Doucey. Publiée en 2017, l’anthologie 120 Nuances d’Afrique, établie par l’éditeur, rassemble une cinquantaine de voix féminines d’hier et d’aujourd’hui. Parmi elles, l’écrivaine ivoirienne Véronique Tadjo, la Burundaise Ketty Nivyabandi, et la poétesse francophone tunisienne Nawel Ben Kraïem. "En voyageant, on se rend compte que les voix de femmes sont majeures", insiste Bruno Doucey. La première voix recensée dans l’histoire de la poésie réunionnaise est d’ailleurs celle d’une femme, Célimène. "Elle déchire à belles dents celui qui s’attaque à elle et sa répartie est prompte en prose comme en vers", écrit Louis Simonin dans son Voyage à l’Ile de la Réunion, paru en 1861.
Ma région est sauvage
Elle porte une plaie profonde
Il y a là l’histoire
Et puis tout l’or du monde
Ma région elle est barge
Ma région est en marge
Elle est vieille elle est sage
Elle n’a jamais eu d’âge
Extrait Ma région (dour ya bledi…), À l’intérieur coule la mer, à paraître aux Éd. Bruno Doucey, coll. Jeunes plumes, en 2021
Sur 180 livres publiés par la maison d’éditions Bruno Doucey, plus de la moitié sont des textes de femmes. La collection Jeunes Plumes publie le premier recueil de jeunes poètes. Parmi eux, la Franco-grecque Katerina Apostolopoulou. Dans la collection L’autre Langue, la Syrienne Maram al Masri vient de publier Métropoèmes, son premier recueil écrit directement en français.
Hélène Fresnel est aussi professeure de lettres en lycée. "Lorsque je donne à étudier des poèmes écrits par des femmes, je les présente de manière très naturelle et évidente. Les élèves ne font aucune différence", témoigne cette admiratrice de l’oeuvre de Vénus Khoury-Ghata.
Une transmission et un enseignement d’autant plus essentiels qu’en 2019, lors de l’épreuve du bac, la plupart des candidats ne savaient pas, n’ont pas vu ou même imaginé grâce au 'e' à la fin du prénom d’Andrée Chedid, que le poème Destination : arbre avait été signé par une femme. "Cette faute est révélatrice du fait que les élèves ne sont pas habitués à voir des autrices au programme du bac. Cette confusion est un symptôme de cette trop grande discrétion des femmes dans les pratiques des enseignants", estime la professeure de lettres, Françoise Cahen. Il est pourtant fondamental "de montrer aux enfants cette diversité", insiste Gabriel Grossi. Instituteur, il fait découvrir à ses élèves la poésie contemporaine, autant de textes d’hommes que de femmes. Mais il le reconnaît, "cela relève avant tout des affinités et des choix personnels de chaque enseignant".
Sentir sous l'écorce Captives mais invincibles
La montée des sèves
La pression des bourgeons
Semblables aux rêves tenaces
Qui fortifient nos vies
Extrait de Destination : arbre, Tant de corps et tant d’âme, Andrée Chedid, 1991
Ne faudrait-il donc pas rendre l’étude de textes de poétesses obligatoire ? "C’est une solution qui me paraît être la moindre des chose et qui habituera les esprits à intégrer le fait qu’il y a aussi des femmes en poésie", estime Hélène Fresnel. Co-auteure de l’ouvrage Andrée Chedid, La poésie au coeur du monde (éd. A dos d’ânes, 2018), destiné à un jeune public, la poétesse anime des ateliers d’écriture : "La découverte de la poésie s’accompagne d’actes. C’est une manière de continuer à la faire vivre. Et peut-être que d’autres pourront trouver dans cette forme d’expression une joie et un équilibre nécessaire à leur vie."