Au centre de la cour pavée de l’Hôtel de Sauroy à Paris, un cube étonnant accueille les visiteurs : cette sculpture-présentoir affiche les photographies (The Family Jones, 2010-2012) qui ont valu à Liz Hingley de devenir la première lauréate du prix Virginia.
Les jambes maigres d'une jeune femme qui ajuste ses chaussettes, jaunes comme la peluche de Titi abandonnée sur le sol d'une chambre d'adolescente aux murs abimés. Le père de famille lisant le Sun, dehors, sur un sofa défoncé, à quelques centimètres d'un poubelle de ville; une adolescente assise sur l'accoudoir, de dos, désœuvrée.
Les photos de Liz Hingley ont été récompensées parmi celles de 434 femmes photographes qui ont soumis leur travail à la sagacité des organisateurs du concours, puis aux membres du Jury, présidé par le réalisateur
Jacques Audiard (De rouille et d'Os, Un prophète, etc). Dix autres candidates ont vu leur travail retenu pour leur qualité : leurs œuvres seront présentées sur le site Internet du prix Virginia.
L'ambiance était plutôt décontractée, et la foule se pressait dans l’espace photographique de l'Hôtel Sauroy : discours, remerciements, courte intervention en anglais de la lauréate. La remise du prix Virginia fut une réussite placée sous le signe des femmes photographes, de plus en plus nombreuses et dont les travaux sont pourtant les moins visibles dans l'espace médiatique international (voir interview en encadré de Sylvia Schildge, créatrice du prix Virginia).
Liz Hingley : montrer les liens qui unissent les gens
Elle est calme, un visage sage, presque de petite fille : Liz Hingley est visiblement émue et honorée d'avoir été primée par le premier prix féminin de photographie international, le prix Virginia. C'est dans la cuisine de l'Hôtel Sauroy que nous la questionnons sur son art, son travail, son approche. Et découvrons une artiste d'une grande humilité, qui utilise la photographie comme "un reflet de la vie collective des êtres humains"…
Pourquoi avez vous choisi de vous exprimer artistiquement avec la photographie ?
Liz Hingley : Ce n'est pas un choix, je pense, c'est un peu comme quelque chose que vous faites parce que vous devez le faire. Je crois aussi que c'est parce que la photographie me permet de me promener dans le monde, de rencontrer des gens, dans le cadre qui m'intéresse, de partager des expériences. Ce n'est pas parce que je suis passionnée par la technique [photographique, NDLR], je ne suis pas très technique, mais à cause des gens.
Pensez-vous que le regard, la vision d'une femme, en photographie, est différente de celle d'un homme ?
L.H : Je suis toujours obsédée par ça, analyser les photos de femmes et celles d'hommes, pour essayer de savoir si une photo a été prise par un homme ou une femme. Mais nous n'avons pas de façon de faire vraiment différente avec l'appareil photo, je crois. Simplement, nous n'avons pas tout à fait la même façon de voir le monde.
Que voulez-vous montrer par le biais de vos photos, que voulez-vous exprimer ?
L.H : C'est nouveau pour moi. Je crois que j'ai envie de communiquer. Pas particulièrement un projet individuel ou une problématique personnelle, mais plutôt le plaisir de partager du temps avec les gens. Je ne veux pas faire de démonstration sur une communauté, par exemple, mais juste être avec les gens. Je continue à travailler sur ça, c'est toujours en cours d'ailleurs.
La vie de famille, c'est important pour vous au vu de votre travail récompensé ?
L.H : Je suis une personne plutôt solitaire, et je suis réellement fascinée par l'aspect communautaire, c'est pourquoi je photographie des communautés, des groupes de personnes vivant ensemble. Je pense qu'une famille de neuf personnes qui vit dans un cinq pièces, c'est un sacré défi, mais pourtant, ça fonctionne ! J'ai passé du temps avec eux, en journée, j'ai partagé des choses. Je pense que je peux le faire plus facilement, peut-être parce que je suis assez jeune, ça aide.
A propos de la condition féminine, du féminisme, vous avez un regard spécifique ?
L.H : Je ne suis pas particulièrement engagée dans cette problématique, je ne suis pas militante, mais je réfléchis à ce que signifie être une femme, ce que ça permet de faire ou pas, mais pas plus que cela. Je suis intéressée par les gens, à vrai dire.
Pour finir, votre prochain travail photographique ?
L.H : J'ai un "book" à faire, déjà, et puis je vais en Chine. Je vais continuer ce que j'ai commencé avec les photos présentées ici, sur des groupes de personnes, mais là, ce sera avec des communautés religieuses. La pratique religieuse communautaire, en réalité.
Sylvia Schildge : Photographe, plasticienne, mécène et organisatrice du prix Virginia
"J'ai eu l'idée du prix, je le finance, parce que je suis une passionnée de photos, et parce que je voulais que la lignée des femmes de ma famille aille vers quelque chose. Ma grand mère s'appelait Virginia. Elle était une artiste, comme ma grande-tante, ma mère et moi-même, et puisque je n'ai pas de descendants, mon objectif est de perpétuer quelque chose avec ce prix : c'est une transmission.
Je me suis rendu compte, quand j'ai repris la photographie, un peu tard, il y a une dizaine d'années, que je ne pouvais faire aucun concours photo parce que j'étais trop vieille. Ca m'a déplu. Et puis je me suis aussi rendu compte que sur les 10 dernières années, sur les 800 primés, il n'y avait que 20 femmes. Donc, je me suis dit un jour qu'il y avait peut-être quelque chose à faire, et en regardant mieux, je me suis rendu compte qu'il n'y avait qu'un prix pour les femmes, le prix Canon, mais seulement pour les femmes reporters. Ca m'a décidé à créer le prix Virginia."
Christian Caujolle, photographe et membre du jury du prix Virginia
"Quand j'ai été sollicité pour être membre du jury, j'ai trouvé que c'était d'une très grande générosité, qu'une artiste, qui en a les moyens (Sylvia Schildge, NDLR), décide de créer un prix pour des femmes photographes. Il y avait beaucoup de travaux de qualité, mais le jury a été très sensible à cette tonalité très particulière de Liz Hingley, qui est à la fois élégante, proche, extrêmement naturelle dans son approche de la photographie. C'est très cadré et pourtant on ne sent aucun effort, ce n'est jamais forcé. Je crois que ses photos, son approche ressemble beaucoup à la relation qu'elle a avec cette famille. Elle n'est pas en train de faire un travail, elle est intéressée par eux, par les côtoyer. Elle ne s'apitoie pas du tout sur la pauvreté. Mais elle est là, elle pointe des signes, on comprend un certain nombre de choses. Sur les photos de photographes femmes ? Il y a des travaux qui pourraient absolument être ceux d'hommes, mais dans les dix qui ont été sélectionnés, il y en a cinq pour lesquels je vois difficilement des hommes les faire. A cause d'un autre type de relation à certaines choses : la représentation par exemple. L'image qu'on donne de l'autre donne une bonne idée que l'on a de soi. Et là je pense qu'il y a une différence. Si je mettais des adjectifs sur les caractéristiques de ces travaux qui pour moi sont propres aux femmes, que j'ai vus, ce serait : plus nuancé, moins dominant comme point de vue, par rapport au sujet et plus attentif à des tous petits signes."