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Il en aura sauvé plus d'un, ce fameux doute raisonnable qui, dans nos systèmes judiciaires, fait qu’un juge peut acquitter un accusé s’il a le moindre doute sur sa culpabilité. Ce procès en est un autre exemple : comme il n’a pas été possible de démontrer hors de tout doute raisonnable la culpabilité de Gilbert Rozon, accusé de viol et d’attentat à la pudeur pour des faits qui remontent à 1980, la juge l’a acquitté.
Pour justifier son verdict, la juge Mélanie Hébert a expliqué qu’elle avait plus tendance à croire la version de la plaignante que celle de Gilbert Rozon, mais qu’un doute a subsisté dans son esprit et que ce doute raisonnable impose de rendre un verdict de non-culpabilité. "Le verdict d’acquittement ne signifie pas que les faits reprochés ne se sont pas produits," écrit la juge dans son jugement. Mais "L'analyse du témoignage de monsieur Rozon révèle qu'il est plausible et qu'il est exempt de contradictions susceptibles d'en affecter la crédibilité ou la fiabilité," conclut la juge, en précisant : "Un acquittement ne veut pas dire que le tribunal ne croit pas la victime. Cela signifie que le directeur des poursuites criminelles et pénales ne s’est pas déchargé de son fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable la culpabilité de l'accusé".
La juge Hébert a aussi pris soin de préciser que "Croire la victime à tout prix comme dans le mouvement #MoiAussi n’a pas sa place en droit criminel."
A la lecture du verdict, qui a duré une heure et demie, ce mardi 15 décembre 2020 à Montréal, Gilbert Rozon a poussé plusieurs soupirs de soulagement. Il n’a fait aucun commentaire en sortant du tribunal. A l’extérieur du palais de justice, des manifestant.es déclamaient le slogan : "La justice est un cirque", réclamant une refonte du système judiciaire pour les victimes de crimes de nature sexuelle.
L'ancien magnat de l'humour québécois Gilbert Rozon, ex-juré de l'émission "La France a un incroyable talent", a été acquitté mardi à Montréal d'accusations de viol et d'attentat à la pudeur pour lesquelles il risquait la prison ferme #AFP pic.twitter.com/mKAXtF0w40
— Agence France-Presse (@afpfr) December 16, 2020
A la sortie du tribunal, la plaignante, Annick Charette, qui vient d’accepter de révéler son identité, a fait la déclaration suivante devant la presse : "Ce mardi 15 décembre va rester un jour sombre pour toutes les victimes d’agressions sexuelles au Québec. Je pense que je suis un autre exemple des limites du système de justice en matière de violences sexuelles (…) Je déplore profondément que les mythes et les stéréotypes d’une autre époque qui ont largement étayé les arguments de la défense aient pu trouver écho auprès de la Cour. C’est un message bien négatif qu’envoie la justice aux victimes. Un autre de mes constats est que le système judiciaire actuel ne met pas les victimes de crimes à caractère sexuel au centre des procédures".
'L’encouragement et le vent de changement que l’on sent dans notre société ne se traduit malheureusement pas dans le parcours d’une victime ou dans le système judiciaire. Le système établit des attentes élevées au chapitre de la performance de la victime, à travers le processus et lors de son témoignage. Il est indéniablement nécessaire que les victimes soient mieux accompagnées et informées et ce, même avant de faire une première déclaration à la police. Les ressources humaines et financières manquent aux organismes de terrain pour faire un travail capital d’accompagnement avec les victimes", ajoute-t-elle.
Le fondateur de Juste pour rire Gilbert Rozon est acquitté des accusations de viol et d'attentat à la pudeur
— Céline Galipeau (@CGalipeauTJ) December 16, 2020
Entrevue avec la plaignante Annick Charette qui veut continuer de se battre pour faire changer le système judiciaire
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Annick Charette a également tenu à exprimer sa reconnaissance aux enquêteurs qui l’ont accompagnée durant le processus : "Ce processus représente une tempête dans un univers inconnu qui ravive les traumatismes vécus et génère un fort sentiment d’impuissance. Vous comprendrez pourquoi, c’est incroyable comme sentiment d’impuissance".
Elle espère maintenant que les victimes auront prochainement d’autres options pour les aider dans le processus de guérison, que ce soit via des thérapies, ou par la création d’un tribunal spécialisé.
"En ce qui a trait aux milieux de la culture et des médias, ils doivent impérativement continuer l’important examen de conscience entamé," poursuit Annick Charette, qui estime que les travailleurs de ces secteurs doivent pouvoir s'y livrer sans subir de harcèlement ni d’agression. Elle dit avoir fait toute sa carrière dans ce milieu et, actuellement Secrétaire générale de la Fédération nationale des communications et de la culture, affirme : "Je ne peux que constater que cette bataille n’est pas gagnée".
Annick Charette salue aussi le "cran des Courageuses qui, en dénonçant publiquement, ont amené des centaines de victimes à libérer leur parole et m’ont permis, à moi, d’aller jusqu’au bout, même si ce bout est celui-ci".
Elle a conclu, la voix nouée par l’émotion, par un message à toutes les victimes de crimes de nature sexuelle : "N’ayez pas honte. La culpabilité que vous ressentez ne vous appartient pas. Malgré la déception d’aujourd’hui, je vous invite à dénoncer, parce qu’ainsi les choses pourraient changer".
Retrouvez l'entretien accordé par Annick Charette à Céline Galipeau sur Radio-Canada à l'issue du procès :
En entrevue avec le quotidien montréalais La Presse, Annick Charette a déclaré que ce procès avait eu un "coût émotif intense" pour elle. Mais elle dit ne pas regretter d’avoir porté plainte et elle espère que le système judiciaire sera révisé de fond en comble pour que les victimes de crimes de nature sexuelle puissent être crues davantage quand elles affirment qu’elles ont subi ces crimes. Pour qu’on les accompagne davantage dans tout le processus pour porter plainte. Elle se dit même prête à venir apporter son soutien aux organismes qui viennent en aide à ces femmes.
Rappelons que dans son témoignage, durant le procès, cette femme qui a maintenant 60 ans, a raconté avoir passé une soirée avec Gilbert Rozon dans une discothèque à Saint-Sauveur, au nord de Montréal. Après la soirée, il lui aurait proposé d’aller la reconduire et demandé, une fois dans la voiture, de faire du necking (séance de baisers dans le dialecte québécois). Elle dit avoir refusé. En chemin, il lui aurait dit devoir s’arrêter chez sa secrétaire pour récupérer des documents, et c’est une fois dans la résidence qu’il se serait jeté sur elle en tentant de l’embrasser et en mettant la main dans son décolleté. Elle dit avoir rejeté ses avances et avoir lutté. Dans la lutte, ils sont tombés sur le sol et il aurait essayé de mettre sa main sous sa jupe pour retirer ses sous-vêtements. Elle a continué à dire non et de guerre lasse, il aurait cessé, mais refusé de la ramener chez ses parents sous prétexte qu’il était fatigué.
La jeune femme aurait alors passé la nuit dans une des chambres de la résidence et c’est le lendemain matin qu’elle affirme s’être réveillée avec Gilbert Rozon sur elle. Là encore, elle dit avoir essayé de le repousser, pour finalement lâcher prise, ce dont il aurait profité pour la violer. "Je me souviens de l’oppression" a-t-elle raconté en reconnaissant ne plus se souvenir de tous les détails, si ce n’est "… la fenêtre, qui était à droite du lit, parce que c’est ce que je regardais", pendant qu’il la pénétrait a-t-elle précisé. "C’est pas consenti, c’est juste trop, j’ai pas la force. C’est grouille-toi, qu’on en finisse," a raconté la plaignante pour expliquer pourquoi elle l’avait finalement laissé faire.
Une ancienne collègue de la plaignante est venue témoigner elle aussi : elle a appuyé sa version des faits, en précisant que l’histoire était devenu un sujet de plaisanterie (un running gag comme on dit au Québec) au bureau par la suite. Elle a conclu son témoignage par la phrase suivante : "La morale de l’histoire, c'est qu'on ne fait pas un tour d’auto avec Gilbert Rozon ou c’est à nos risques et périls".
En contre-interrogatoire, l’avocate de l’homme d’affaires a insinué que c’était plutôt la plaignante qui avait rejoint son client dans sa chambre et qui l’avait réveillé en se couchant sur lui. "Non, impossible," a répliqué la plaignante.
C’est une toute autre version qu’est venu raconter à la barre le fondateur du "Festival Juste pour Rire". L’homme de 65 ans nie avec force avoir agressé sexuellement cette femme (il a plaidé non coupable) et affirme au contraire que c’est elle qui a initié la relation sexuelle.
Après une soirée dans un bar à Saint-Sauveur, au nord de Montréal, il l’a effectivement invitée dans la maison d’une amie qui y était absente – et non chez sa secrétaire comme l’affirme la plaignante. "Je la trouvais mignonne. Je pense qu’elle me trouvait mignon aussi (…) C’est probablement moi qui l’ai invitée". Il dit avoir fait un feu dans la cheminée : "Je trouvais ça plus romantique"… Il dit qu’ils ont alors commencé à s’embrasser et se caresser, mais que cela n’a pas été plus loin car la jeune femme était réticente et avait dit non quand il avait glissé sa main sous sa robe. Il jure ne pas avoir déchiré la dite robe ou arraché ses boutons. Il serait donc allé dormir à l’étage et elle dans une chambre au rez-de-chaussée.
Quelques heures plus tard, ce n’est pas lui qui est allé la retrouver dans sa chambre, comme elle l’affirme, mais elle qui serait allée dans la sienne et se serait mise "à califourchon" sur lui, et que c’est elle "qui lui faisait l’amour". Le producteur raconte : "J’ai été plus que surpris. Les vrais mots qui me sont venus à la tête : elle est ben weird. Elle regardait au loin. Je me demande si elle se faisait l’amour. Elle regardait par en avant en se faisant l’amour sur moi. C’était étrange comme comportement. C’est la vérité. C’est ce que j’ai vécu".
Et de rajouter : "Je me suis laissé faire. J’ai pris mon plaisir. J’étais tellement étonné que ça a gâché mon plaisir. Ça s’apparente à une sorte de masturbation (…) J’ai accepté mon sort parce que ça m’arrangeait," a poursuivi le producteur qui affirme qu’il n’a pas voulu "briser le charme" du moment en touchant les seins de la jeune femme car il lui semblait qu’elle "vivait quelque chose de très personnel. Je n’ai pas voulu péter son ballon, ça m’aurait paru disgracieux".
Le producteur nie également avoir dit qu’il devait passer chez sa secrétaire en pleine nuit et avoir voulu faire du necking avec la plaignante dans la voiture.
Selon le témoignage de Gilbert Rozon, les rôles sont inversés : selon lui, c’est bien plus la plaignante qui l’a "agressé" que lui. Cette version des faits a suffisamment semé de doutes dans l’esprit de la juge pour qu’elle l’acquitte. Nul doute que c’était la stratégie de la défense. Et elle a fonctionné.
Devant le tribunal, la plaignante a écouté le témoignage de Gilbert Rozon en laissant échapper des soupirs. En contre-interrogatoire, elle a maintenu sa version des faits et a déclaré que 40 ans plus tard, elle ressentait encore de la honte par rapport à ces événements. "La culpabilité et la honte, quand on est une victime, ça ne devrait pas nous appartenir. Moi j’ai honte, j’ai honte de m’être laissée faire… de ne pas m’être défendue plus… C’est en moi ça, mais ce n’est pas moi qui dois avoir honte," a-t-elle déclaré, la gorge nouée. Ce qui est sûr, c’est que cette honte n’est pas du tout partagée par Gilbert Rozon.
L’histoire que raconte la plaignante ressemble quand même sur de nombreux points à celles racontées par plusieurs autres femmes qui soutiennent, elles aussi, avoir été harcelées ou agressées sexuellement par l’homme d’affaires, et qui ont voulu porter plainte elles aussi, mais leurs causes n’ont pas pu aboutir devant la justice.
Si Gilbert Rozon sort libre de ce procès, il ne bénéficie pas d’un verdict d’acquittement auprès du tribunal populaire. S'il échappe à la prison, sa carrière semble bel et bien ruinée au Québec où il est devenu persona non grata, lui qui était de tous les événements mondains de la métropole québécoise avant de choir de son piédestal dans la foulée du mouvement #MeToo #MoiAussi, il y a trois ans. Une mince consolation, ceci dit, pour toutes celles qui l'accusent d'agression sexuelle. Une chose est sûre aujourd'hui, c'est que Gilbert Rozon ne fait vraiment plus rire personne au Québec.