Il aura donc fallu près de trois ans pour que le Parlement français adopte définitivement la pénalisation des clients de la prostitution. Un système en vigueur dans d'autres pays pour enrayer cette forme d'esclavage moderne pour les uns, activité professionnelle pour d'autres. Retour sur ce dossier avec un débat dans Terriennes entre Esther Benbassa et Patric Jean.
C'est "
un peu la loi Veil de notre génération" a commenté, enthousiaste, Laurence Rossignol, ministre française des Familles, de l'Enfance et des Droits des femmes après l'adoption définitive de la pénalisation des clients des prostitué-es. Elle faisait référence au bouleversement sociétal provoqué par
la légalisation du droit à l'avortement à l'hiver 1974/1975 sous l'inspiration de Simone Veil, alors ministre de la Santé.
Pourtant l'élaboration de la loi qui met désormais les clients de la prostitution à l'amende aura duré beaucoup plus longtemps que celle aboutissant à l'IVG : presque trois ans entre le dépôt d'
une proposition de loi à l'automne 2013, et le vote le 6 avril 2016. Avec de complexes allers-retours entre le Sénat et l'Assemblée nationale.
La loi n'empêche pas ses partisans et adversaires de rester sur leurs positions. En octobre 2015 nous avions sollicité la sénatrice française Esther Benbassa qui est opposée à la loi et le cinéaste belge Patrick Jean, militant de la pénalisation.
Elle est contre, lui est pour. Elle, c’est
Esther Benbassa, sénatrice d’Europe Ecologie-Les Verts (EELV),
féministe, farouchement opposée à la pénalisation des clients principale mesure, et la plus disputée, de
la loi sur le système prostitutionnel. En face,
le réalisateur Patric Jean,
féministe, porte-parole du réseau contre la prostitution
Zéromacho, défenseur affirmé des sanctions contre les consommateurs de l'industrie du sexe. L'une et l'autre avancent leurs arguments sur un sujet qui traverse nombre de pays, oscillants dans leur conduite à tenir.
Marchandisation du corps
« C’est le trafic organisé qu’il faut combattre, le proxénétisme, la traite humaine, mais laissons les autres femmes exercer, même si, bien sûr, ce n’est pas un choix de vie », exprime la sénatrice, qui cite d’ailleurs l’ancien Garde des Sceaux Robert Badinter, lui aussi opposé à la pénalisation des clients. Au fil de ses rencontres, lors de maraudes à Vincennes et au bois de Boulogne, Esther Benbassa a pu constater que toutes les prostituées ne sont pas des femmes battues ou sous la coupe d’un proxénète.
Pour Patric Jean, la prostitution, est une « violence en soi ». Selon les témoignages recueillis auprès d’anciennes prostituées, les survivantes, il affirme que pour la plus grande majorité, elles ont subi des traumatismes sexuels avant de passer à l’acte, « doublé d’un rapport au proxénète ou d’un passeur auprès desquels elles ont des dettes » et qui les contraignent à se prostituer. Quant au trafic organisé, alors qu’au départ certaines femmes n’ont pas forcément le même passé traumatique, elles subissent des violences physiques et morales « avant d’être mises sur le trottoir. »
La prostitution en France, en chiffres
Le nombre de prostitué(e)s en France est d'environ 30.000, selon des chiffres de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (
OCRTEH), issus du nombre de personnes mises en cause pour racolage, victimes de la traite ou de proxénétisme identifiées dans les procédures judiciaires.
Selon l'étude Prostcost, menée par le Mouvement du Nid et la société d'experts Psytel et rendue publique en 2015, il y a 37.000 prostitué(e)s en France, dont la grande majorité (62%) officieraient sur internet, 30% dans la rue et 8% dans des bars à hôtesses ou salons de massage.
Le Syndicat du travail sexuel (Strass) estime le nombre de prostitué(e)s plus important, sans pouvoir le chiffrer précisément.
- Une grande majorité sont des femmes. Les hommes ne représentent qu'entre 10% et 20% de la prostitution de rue.
- 80% des prostitué(e)s sont d'origine étrangère, selon l'OCRTEH. Elles viennent notamment d'Europe de l'Est (Bulgarie, Roumanie), d'Afrique (Nigeria, Cameroun), de Chine et d'Amérique du Sud (Brésil, Pérou et Argentine). La majorité sont victimes de réseaux de proxénétisme et de traite. Les autres (environ 20%) sont dites "traditionnelles". Le plus souvent françaises, elles se revendiquent indépendantes.
Effets de la pénalisation
Sans métier, engluées dans des difficultés familiales, seules pour élever leurs enfants, « quand on a que son corps comme capital ? », interroge la sénatrice. Une mesure « hypocrite » qui n’aura d’autres effets que de renforcer la précarité des prostituées, en les isolant d’autant plus. « Comme en Suède » depuis la mise en place de ce système en 1999. D’après un rapport d’étude suédois « réalisé en toute indépendance », les prostituées sont désormais obligées de se cacher et exercer dans un environnement plus dangereux. Mais d'autres experts suédois affirment l'inverse, et un rapport en Norvège affirme, au contraire, l'effet bénéfique du système de sanctions.
Le rapport cité par la sénatrice est « moqué par les sociologues » d’après Patric Jean, qui s’appuie sur des témoignages de magistrats et de policiers experts pour prouver que la prostitution a reculé en Suède. « Comme l’a expliqué Simon HAGGSTROM, chef de la brigade antiprostitution de Stockholm (auditionné en commission spéciale au Sénat le 20 mai 2014), des proxénètes ont été mis sur écoute et racontent ne plus vouloir envoyer de filles dans le pays à cause d’une demande en baisse », explique le porte-parole de Zéromacho. Car la vraie menace pour les clients, c’est « la peur que ça se sache ». Le profil type du client ? Des hommes mariés ou en couple. « DSK en est le prototype, même si la clientèle est issue de toutes les catégories socio-professionnelles. » Une nouvelle norme de comportement est donc nécessaire pour transformer les mentalités. « C’est ce qu’il s’est passé pour d’autres violences, le viol conjugal par exemple, sur lesquelles la France a fini par légiférer. »
Pas les moyens ou pas une priorité ?
« Si on pouvait vraiment les aider à exercer un autre métier, elles ne se prostitueraient pas ». Mais, selon la sénatrice EELV, l’Etat n’a pas les moyens de permettre à ces femmes de
« se réorienter ». Najat Vallaud-Belkacem, favorable à la pénalisation, qui fut ministre des Droits des femmes avant de devenir celle de l’Education nationale, avait annoncé une aide de huit millions d’euros. 2,4 millions d’euros dans un premier temps, complétés par les retombées des amendes de 1500 euros en cas de pénalisation, et éventuellement par des fonds ministériels. Un coup d'épée dans l'eau pour Esther Benbassa :
« Ca fera quoi, 200€ par femme pour qu’elles arrêtent de se prostituer ? Ce sont des pansements. Si on veut vraiment se battre contre ce phénomène, il faut augmenter le nombre de policiers chargés de lutter contre le proxénétisme. Ils ne sont que cinquante actuellement. » « Un manque de moyens pour lutter contre la misère sociale, c’est sûr. Mais qui votent les lois ? Qui décident des budgets ? Ce sont les parlementaires qui définissent les priorités ». Et la prostitution n’en n’est pas une dans les hémicycles, d’après Patric Jean. Pour le porte-parole de Zéromacho, les élus,
« des grands bourgeois dans l’immense majorité », sont trop éloignés de la réalité dans laquelle vivent ces femmes pour se rendre-compte de la
« violence inouïe » de leur quotidien. Et il va même plus loin :
« si on parlait des propres filles des sénateurs, il en serait autrement. » Liberté versus dignité
Tolérer la prostitution dans la société renforce les stéréotypes sexistes. « On est dans un rapport d’inégalité femmes-hommes, y compris dans l’intimité », souligne Patric Jean. « Ce n’est pas parce que ces femmes sont pauvres, rappelons que la majorité des prostituées sont issues de milieux très défavorisés, qu’on doit les laisser vendre leur corps ».
« Depuis DSK, le serpent de mer est remonté ». Au grand regret d’Esther Benbassa, la médiatisation des procès de l'ancien directeur du FMI, à New York puis à Lille, a poussé cette question devant les élus : « Ce n’est pas le rôle des législateurs de gérer la sexualité des personnes. C’est un droit de disposer de son corps. C’est tout à fait théorique de dire qu’on touche à la dignité des femmes. Car les femmes qui se prostituent sont dignes aussi. »
Paroles de prostituées
La sénatrice EELV réaffirme aussi son combat contre le délit de racolage. Un dispositif voté par un Parlement en majorité de droite en 2003, à l'initiative du ministre de l'Intérieur de l'époque Nicolas Sarkozy,
aboli en 2013 sous l'impulsion d'Esther Benbassa, et donc
réintégré en commission le 26 mars par des sénateurs de l'opposition. Elle ne supporte pas l’idée que
« l’on fasse pleurer dans les chaumières » et qu’on utilise la
« bonne morale » pour décider du sort des prostituées non mineures et non touchées par le trafic organisé.
« Nombreuses d’entre elles ont le statut d’auto-entrepreneure et sont organisées en syndicat (le
Strass, syndicat du travail sexuel)
». Celles-ci n’hésitent d’ailleurs pas à faire entendre leurs voix contre la pénalisation des clients, comme dans cette
vidéo envoyée aux sénateurs le 25 mars avec le soutien de l’ONG Médecins du Monde.
Pour Patric Jean, en revanche, ce sont toujours les mêmes,
« peu nombreuses », qui s’élèvent contre la pénalisation, sous prétexte que les prostituées devront se cacher.
« Elles le sont déjà (cachées)
». Lui aussi contre le délit de racolage, car les femmes sont bien les «
victimes » de cette violence, le porte-parole de Zéromacho remet en question la légitimité du Strass, syndicat des travailleurs du sexe.
« Ce n’est qu’un lobby de proxénètes. Ils ont d’ailleurs signé un manifeste européen de travailleurs du sexe qui demande d’abroger le délit de proxénétisme. » Car selon lui, le business de la prostitution rapporterait des milliards, l'une des industries les plus florissantes,
certains pays ont d'ailleurs intégré ces économies souterraines dans le calcul de leur produit national brut...
Et les hommes ?
« On ne parle jamais de la prostitution des hommes, pourquoi ? ». La sénatrice EELV s’en étonne, bien qu’ils soient moins concernés par le phénomène. Un point sur lequel Patric Jean est d’accord. Mais précise que les hommes prostitués sont dans le même cas de figure que les femmes : traumatisés et isolés. Et affirme que, pour femmes ou hommes prostitués, les clients sont exclusivement des hommes.
Ce que prévoit la loi visant à diminuer la prostitution
L'achat d'actes sexuels sera passible d'une contravention de 1.500 euros. En cas de récidive, l'infraction deviendra un délit puni d'une peine d'amende de 3.750 euros dans "un souci de pédagogie et de dissuasion, graduelle et progressive". Alternative à l'amende ou sanction complémentaire, un "stage de sensibilisation à la lutte contre l'achat d'actes sexuels" est aussi prévu.
Des mesures d'accompagnement social sont instaurées pour celles qui veulent quitter la prostitution, alimentées par un fonds de 20 millions d'euros par an. Les étrangères engagées dans ce "parcours de sortie" chapeauté par une association agréée pourront prétendre à un titre de séjour de six mois, éventuellement renouvelable.
La proposition de loi s'inspire de l'exemple de la Suède où les clients sont pénalisés depuis 1999, ce qui a conduit à une réduction de moitié de la prostitution de rue en dix ans. La France est le 5ème pays européen à s'engager dans cette voie.
Seuls 87 députés (prinpalement à gauche) ont pris part au vote final (64 pour, 12 contre et 11 abstentions)
Le texte de la loi sur le site du Sénat